15 juin 2025
Carly Dollin : L’Université haïtienne, un phare aux éclats ternes  
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Carly Dollin : L’Université haïtienne, un phare aux éclats ternes  

« La finalité essentielle de l’Université est de former des consciences qui jugent au nom des valeurs universelles de caractère intellectuel et moral. Sous cette condition et à ce prix, l’Université remplit pleinement sa mission en contribuant à l’élévation de la société, à la promotion de la pensée critique et au développement d’individus éclairés, responsables et engagés dans le progrès humain. » – François Perroux

À l’image de ce que représentent les poumons pour le corps humain, l’Université assure une fonction vitale dans le métabolisme des sociétés modernes à travers sa triple mission d’enseignement, de recherche et de service à la communauté. L’Université propose des idées innovantes et participe à l’élaboration, au suivi et à l’évaluation des politiques publiques afin de mieux les canaliser au profit de la collectivité. Des travaux scientifiques sont constamment requis de l’Université sur les différentes thématiques de société dont l’éducation, la culture, la sécurité, l’environnement, la santé publique, l’économie, la gouvernance, les institutions, etc. C’est par le biais d’une attitude proactive dans des productions et réflexions critiques intenses que l’Université garantit sa pérennité tout en préservant son image et ses valeurs d’excellence. Au risque de s’éclipser de l’échiquier de la compétitivité moderne, cette noble institution devrait se tenir à l’écart des confusions et des scandales pour plutôt se focaliser sur ses nobles objectifs. 

Les bénéfices directs et les externalités positives de l’engagement universitaire en faveur de la société ne sont plus à démontrer. Lumière sur les sentiers de la méritocratie, de l’éthique et du développement inclusif, une Université responsable ne peut passer sur le chemin de l’injustice et du désastre sociétal bouche bée, les oreilles bouchées et les yeux bandés. Pourtant, la société haïtienne est caractérisée par une Université qui ne crée pas, ne propose pas, ne s’engage pas, ne s’indigne pas. Ainsi, les critiques auraient raison d’affirmer que l’anomie et la déchéance sociétale prévalant en Haïti sont tributaires du comportement passif de l’Université. Tant que l’Université ne marque un déclic vers le regain de ses lettres de noblesse, le 18 mai, rappelant la fête de l’Université, ne peut pas être fêté dans la gaieté et la dignité. L’Université haïtienne doit définitivement amorcer un changement de paradigme en se mettant véritablement au service du développement et de la stabilité du pays. 

Les théories axées sur le capital humain ainsi que les recherches empiriques soulignent à juste titre le rôle central de l’Université dans l’orientation des politiques publiques en vue de garantir le bien-être sociétal. L’essor économique des sociétés contemporaines s’explique en majeure partie par l’influence des institutions universitaires. L’Université contribue à formatter des générations de leaders sensibles aux enjeux géopolitiques afin de mieux assurer une gouvernance empreinte de souveraineté et d’autodétermination. Les performances de l’Université sont jugées selon des critères d’ordre technique : efficacité, rentabilité, compétitivité. Ce n’est donc pas en fermant les yeux sur les obstacles qui entravent son développement que l’Université haïtienne préservera son image et son existence. Au contraire, une remise en question de l’Université – point de part pour un déclic vers la modernité – s’avère cruciale en vue de dégager des pistes favorables à l’accomplissement de ses ambitieuses attributions. Par l’esprit critique qui constitue sa boussole, l’Université s’adosse aux attitudes anticonformistes en remettant en question les anciennes pratiques afin de pouvoir en découvrir de nouvelles, plus prometteuses.

Par exemple, l’émergence des tigres asiatiques – Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Hong Kong – repose sur une combinaison de facteurs clés particulièrement des investissements massifs dans l’éducation et le capital humain qui ont permis une transformation rapide de leur économie entre les années 1960 et 1990. Aujourd’hui, plusieurs sociétés africaines accordent également une place décisive à l’Université pour explorer les atouts géostratégiques et enclencher le processus du changement socioéconomique. Par exemple, l’Université occupe à la fois une fonction stratégique, éducative et transformationnelle dans la gouvernance et la trajectoire florissante du Rwanda, de l’Afrique du Sud. Au Burkina Faso également, une synergie se nourrit entre le monde universitaire et l’appareil administratif pour professionnaliser la fonction publique tout en mettant l’accent sur des compétences en technologie. Même si des efforts consistants restent à faire, l’Université est au cœur du réveil des nations africaines qui ont opté d’emprunter la voie de la stabilité et de l’émergence économique. Elle maintient en vie le panafricanisme tout en gardant une position stratégique à la croisée des enjeux d’éducation, d’innovation, de gouvernance et de souveraineté.

Malheureusement, en Haïti l’Université néglige dans une désinvolture préoccupante sa mission de promouvoir la bonne gouvernance, la citoyenneté et les valeurs démocratiques. L’Université peine à déposer ses empreintes sur les projets structurants sur le plan de la culture, de la géopolitique et du développement endogène. Au lieu de servir de modèle d’inspiration pour les autres entités d’utilité publique, l’Université haïtienne étale ses inaptitudes dans la consolidation d’un capital humain adapté aux nouveaux enjeux et défis mondiaux. Elle se comporte comme un passager clandestin dans cette aventure où elle devrait plutôt en être le pilote. Par son mutisme et sa cécité face à l’ingérence étrangère, à l’amateurisme et aux gabegies des dirigeants politiques, l’Université haïtienne serait complice de la déchéance sociale. Tant de désordres administratifs et des excès diplomatiques auraient été évités si l’Université s’attelait à produire des réflexions et prendre des positions avant-gardistes. 

Panne de leadership et de créativité

L’échec cuisant de l’Université haïtienne au regard de sa mission d’envergure résulte dans un déficit de leadership et de créativité, sinon dans un laxisme notoire de ses principaux cadres (présidents, recteurs, doyens, professeurs). À l’exception de quelques rares Instituts d’enseignement supérieur (IES), l’Université haïtienne ne s’implique pas suffisamment pour assurer la transformation de la société. Quoique les autres IES n’affichent pas une meilleure posture, mais pour plusieurs raisons, l’attitude passive de l’Université d’État d’Haïti (UEH) mérite une attention particulière. Tant par sa taille que par sa position quasiment maternelle pour la plupart des autres Instituts d’enseignement supérieur (IES), l’Université d’État d’Haïti (UEH) explique en grande partie l’Université haïtienne. L’UEH aurait pu donner le ton en œuvrant mieux dans son service à la communauté et en adoptant des pratiques citoyennes que les IES rivaux auraient calquées. Ceci aurait tiré la société vers le haut à travers des effets d’entrainement sur les secteurs vitaux.

Au lieu d’indiquer le chemin aux autres IES, l’Université d’État d’Haïti (UEH) – reconnue comme le principal temple du savoir du pays – s’éclabousse en permanence dans une spirale d’incohérences et de cacophonies. Particulièrement au cours des périodes des élections visant à assurer l’alternance du Conseil exécutif de l’UEH, les querelles s’intensifient, ouvrant ainsi des brèches à des vacarmes qui ne font pas honneur à l’inestimable alma-mater des principales figures intellectuelles du pays. De manière paradoxale, l’Université d’État d’Haïti continue de fonctionner à ce jour sous le régime des Dispositions transitoires, en vigueur depuis vingt-sept ans. Pourtant, ce document temporaire devait faire place à une loi-cadre pour piloter l’Université de manière pérenne et soutenable. La longévité des Dispositions transitoires témoigne du sommeil léthargique des dirigeants de l’UEH qui accorderaient peu d’importance aux mutations essentielles pour se désembourber du piège du sous-développement. Sans nécessairement se référer aux innovations et inventions qui nécessitent un bon stock de connaissances, tout changement – aussi sporadique soit-il – requiert une attitude progressiste, anticonformiste. 

Il serait aberrant qu’une société se perde dans une spirale de gouvernance erratique et que ses universitaires se détournent de leur responsabilité, pensant à tort que l’Université n’a pas à intervenir pour exiger un retour à l’équilibre. Au contraire, l’Université doit être cette sentinelle qui dissuade les citoyens à afficher des comportements déviants tout en les incitant au respect de l’éthique et à la pratique d’une gouvernance centrée sur la méritocratie et l’efficacité. À l’instar de la parabole des talents, des acquis finissent par se perdre à mesure de croire les protéger dans une certaine prudence maladive. Aucunement, l’Université ne se souillerait pas si elle optait de placer une parole scientifique dans les affaires politiques de la Cité. En s’éloignant des débats de société pour soi-disant ne pas se mêler dans certaines affaires, l’Université étouffe ses réflexions et garde de potentiels projets judicieux dans les tiroirs ; ainsi, elle contribue à sa propre chute.

Outre son faible ancrage dans les dynamiques sociales, l’Université haïtienne ne parvient pas à provoquer les ruptures nécessaires pour guider la société vers de nouveaux horizons. Devrions-nous rappeler que l’Université est le lieu par excellence de la prise de risque où les citoyens sont libres de ne pas faire à Rome comme font les Romains. Les universitaires doivent sortir des sentiers battus car le conservatisme ne favorise pas l’expansion des structures fondées sur la pensée critique dont l’Université constitue le porte-étendard. 

Déclic vers une attitude proactive

La mission fondamentale de l’Université – par extension, la vocation de l’élite intellectuelle – consiste à promouvoir la recherche, l’analyse critique et le développement des algorithmes des solutions aux problèmes majeurs de l’ère contemporaine. Les projets de société sont généralement passés au moule fin des analyses académiques avant leur implémentation dans les communautés afin de mieux s’assurer de leur acceptation et intérêt pour le bien-être sociétal. En plus de remplir ses trois principales fonctions dont l’enseignement, la recherche et le service à l’égard de la société, l’Université fait figure de référence dans le respect des principes de l’éthique et de la promotion des valeurs méritocratiques. L’Université haïtienne ne devrait pas être un contre-exemple de cette formule universelle gagnante qui veut que les institutions de réflexions et de la pensée critique participent de façon proactive au progrès de la société.

Qu’il soit par un souci protectionniste ou par un complexe aristocratique sans fondement, l’Université ne doit en aucun cas se déconnecter de la société. Au contraire, cette structure prestigieuse a pour vocation d’appréhender les réalités et les dynamiques socioéconomiques sous des angles divers tout en veillant à les transformer à l’avantage des générations présentes et futures. À l’instar de la Stanford qui a été au cœur de l’essor de la Silicon Valley, l’Université joue un rôle primordial dans les changements et les nouvelles directions à marquer par les sociétés émergentes. L’Université sert de bras intellectuel pour accompagner l’État dans sa vision politique et économique. Elle se charge de fournir des données, des analyses et des recommandations pertinentes aux décideurs, en lien avec la vision stratégique des principales entités sectorielles. 

La société haïtienne espère également que ses aspirations seront comblées à travers l’engagement de l’Université. Par exemple, pour sortir Haïti de la tutelle et de l’ingérence, l’Université est interpellée à s’engager dans des recherches et des analyses qui examinent les effets pervers des immixtions étrangères sur le développement d’un pays.  La principale vertu de l’Université étant la pensée critique, les entités universitaires doivent éclairer la lanterne de la République dans la poursuite permanente de la compréhension et de la vérité sur les thématiques sociales. L’Université détient la légitimité d’intervenir dans des domaines tels que les processus électoraux, la gouvernance publique, la sécurité, la diplomatie, l’exploration et la valorisation du potentiel minier national, etc.

L’Université doit être constamment une lumière sur le sentier du développement. Elle est appelée à exiger chez les acteurs, notamment les fonctionnaires publics le sens de responsabilité, d’équité, d’efficacité et de gestion saine de la chose publique. Au sein des sociétés émergentes, l’Université soutient les priorités de développement fixées par l’État dans les domaines comme le sport, l’éducation, l’agriculture, la santé publique, les ressources naturelles, les nouvelles technologies, l’énergie, etc. En collaboration avec les entités concernées, des programmes universitaires ciblant les collectivités locales sont conçus en vue d’explorer leurs potentialités et de renforcer leurs capacités administratives et techniques. Ce sont de telles postures d’engagement, de responsabilité et des initiatives similaires que la République d’Haïti réclame de l’Université haïtienne. 

À ce stade des avancées technologiques et scientifiques guidées par la dynamique de la destruction créatrice, l’Université haïtienne ne peut persister dans ce statuquo improductif. Sinon, elle va finir par donner raison aux protagonistes qui doutent de sa capacité cognitive à assurer un rôle décisif dans la stabilité et le progrès du pays. L’Université devrait s’approprier la plaidoirie de Jean Price Mars en assumant son rôle de vigie et de pilier de la formation intellectuelle, de l’épanouissement personnel et du progrès collectif. Ainsi, elle méritera de célébrer son anniversaire 365 jours par année.

Carly Dollin

carlydollin@gmail.com

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