Le conclave : une élection sous l’œil de Michel-Ange
Dans le silence solennel de la chapelle Sixtine, au cœur de la Cité du Vatican, se joue l’un des rites les plus emblématiques du catholicisme romain : le conclave. Sous la voûte magistrale peinte par Michel-Ange, les cardinaux se rassemblent pour élire le successeur de Pierre. Ce moment exceptionnel de l’histoire de l’Église conjugue héritage spirituel, pratique liturgique et enjeux contemporains. À l’ombre du Jugement dernier, ce n’est pas seulement un homme qui est choisi, mais une direction, un souffle, une figure d’unité.
Le terme conclave, dérivé du latin cum clave – « sous clé » –, désigne l’isolement des électeurs dans un espace fermé et sanctuarisé. Cette tradition fut imposée dès 1274 au second concile de Lyon par le pape Grégoire X, à la suite de l’interminable vacance du siège apostolique entre 1268 et 1271[¹]. Aujourd’hui, la Constitution apostolique Universi Dominici gregis, promulguée par Jean-Paul II en 1996 et modifiée par Benoît XVI en 2013, en régit minutieusement le déroulement[²].
Seuls les cardinaux de moins de 80 ans ont le droit de vote. À leur entrée dans la chapelle Sixtine, précédés de la procession liturgique, ils chantent le Veni Creator Spiritus, invocation séculaire à l’Esprit Saint. Puis chacun prête serment sur les Évangiles, engageant sa conscience devant Dieu et ses pairs. L’ordre Extra omnes – « Dehors, tous ! » – prononcé par le maître des cérémonies, clôt le monde extérieur. À partir de cet instant, tout contact avec l’extérieur est rompu.
Les cardinaux procèdent alors au scrutin secret, à raison de deux votes le matin et deux l’après-midi. Chaque bulletin est rédigé à la main, signé discrètement pour des raisons de validation, puis déposé sur l’autel au pied de la fresque du Jugement dernier. Une majorité qualifiée des deux tiers est nécessaire. Si aucun nom n’atteint ce seuil, les bulletins sont brûlés dans un poêle en fonte, et la fumée produite est noire. Depuis 2005, un second poêle injecte des produits chimiques (anthracène, perchlorate de potassium, soufre) afin de rendre la fumée clairement noire ou blanche selon le résultat[³]. Seule cette dernière, accompagnée du son des cloches, annonce qu’un nouveau Souverain Pontife a été élu.
La chapelle Sixtine ne constitue pas qu’un cadre ; elle est un message théologique. Les fresques de Michel-Ange – la Création d’Adam et le Jugement dernier – encadrent le conclave dans une perspective à la fois anthropologique et eschatologique. Le choix du Pape se fait entre deux extrêmes : l’origine divine de l’humanité et sa fin dernière sous le regard du Christ juge. La salle devient, le temps du conclave, un microcosme du monde chrétien et un écho du mystère ecclésial.
Ce rituel, bien que figé dans une tradition, demeure traversé par les dynamiques contemporaines. Depuis le XXe siècle, les papes élus portent les tensions d’une Église confrontée à la mondialisation, aux scandales d’abus, aux défis de gouvernance et aux fractures entre Églises du Nord et du Sud. L’élection de François en 2013, premier pape issu de l’hémisphère sud, a marqué une rupture dans la représentation géographique du pontificat. Le conclave devient alors, au-delà du spirituel, une scène où s’expriment les attentes collectives, les lignes d’opposition et les urgences pastorales.
Mais loin d’un simple jeu d’équilibre entre factions, le conclave conserve une dimension profondément théologique : discerner non seulement qui gouvernera l’Église, mais aussi vers quel avenir ecclésial elle s’engage. Ce processus, invisible aux yeux du monde, est révélé par un simple signe : une fumée. Et pourtant, dans cette sobriété liturgique, le destin d’une institution bimillénaire se joue dans le silence, la prière et le regard de fresques qui rappellent à chacun l’échelle de l’éternité.
Notes
[¹] Jean Favier, Les papes et le conclave, Paris, Fayard, 2001, p. 47.
[²] Jean-Paul II, Constitution apostolique Universi Dominici gregis, 22 février 1996 ; Benoît XVI, Motu proprio Normas nonnullas, 22 février 2013.
[³] Thomas J. Reese, Inside the Vatican: The Politics and Organization of the Catholic Church, Harvard University Press, 1996, p. 45-48.
Bibliographie sélective
- FAVIER, Jean, Les papes et le conclave, Paris, Fayard, 2001.
- REESE, Thomas J., Inside the Vatican: The Politics and Organization of the Catholic Church, Cambridge, Harvard University Press, 1996.
- LE GUILLOU, M.-J., L’Église, une communion toujours à réformer, Paris, Cerf, 1992.
- LOMBARDI, Federico, Le Pape François, un chemin de réforme, Rome, LEV, 2020.
- VON BALTHASAR, Hans Urs, L’office de Pierre et la structure de l’Église, Paris, Lethielleux, 1981.