L’Edito du Rezo
Derrière les discours diplomatiques se cache une réalité brutale : en un an, Haïti n’a pas retrouvé la stabilité, mais a bel et bien fabriqué de nouveaux riches, au prix du sang et de la souffrance du plus grand nombre.
En Haïti, la mise en place du Conseil Présidentiel de Transition (CPT) sous l’égide de la Communauté Caribéenne (CARICOM) – par procuration – visait à restaurer prétendument la stabilité politique après l’effondrement de l’État entamé sous le régime PHTK-Tèt Kale 2. Toutefois, un rapport du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) révèle que les membres du CPT ont bénéficié d’avantages financiers massifs, atteignant jusqu’à 10 millions de gourdes mensuellement par conseiller, sans amélioration tangible de la situation nationale.
Depuis l’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse en juillet 2021, Haïti traverse une crise institutionnelle sans précédent. Face à l’effondrement des structures étatiques, la CARICOM, avec l’appui des puissances internationales, a initié une démarche de médiation aboutissant le 3 avril 2024 à la création du Conseil Présidentiel de Transition (CPT). Si cette instance était censée conduire Haïti vers des élections « crédibles » et un renouveau démocratique, des révélations récentes du RNDDH (Rapport spécial, avril 2025) indiquent que la priorité a été donnée à l’enrichissement personnel plutôt qu’au relèvement national. Ce constat invite à interroger la nature réelle des dispositifs de transition mis en place et leur impact sur l’État haïtien.
Le rapport du RNDDH dévoile une architecture budgétaire choquante : chaque membre du CPT – incluant les 3 braqueurs de la BNC – perçoit un salaire de 225 000 gourdes, auquel s’ajoutent des frais de fonctionnement (75 000 gourdes), des dépenses pour une résidence secondaire (400 000 gourdes), des cartes téléphoniques et de débit cumulant plusieurs millions, ainsi que des allocations pour conjoint et pour remplissage de réfrigérateurs. Le total atteint ainsi 10 millions de gourdes mensuellement, par conseiller. De surcroît, 3,5 millions de gourdes supplémentaires sont affectés aux seuls frais de repas (petit-déjeuner et déjeuner).
À titre comparatif, le salaire moyen d’un enseignant public en Haïti demeure inférieur à 30 000 gourdes par mois (Ministère de l’Éducation Nationale, Rapport 2024). Cette disproportion témoigne d’une gestion entièrement détachée des priorités sociales urgentes, dans un pays où près de 4,9 millions de personnes se trouvent en situation d’insécurité alimentaire sévère (PAM, rapport Haïti 2025).
La création du CPT, loin d’instaurer une gouvernance de rupture, a renforcé les logiques de prédation caractéristiques de l’État haïtien post-duvaliériste. Comme l’a analysé Michel-Rolph Trouillot dans State Against Nation (1990), les périodes de transition politique en Haïti ont souvent servi d’opportunité pour des élites minoritaires de consolider leur pouvoir économique au détriment de la majorité appauvrie. Le cas du CPT illustre tragiquement cette continuité historique.
L’absence de mécanismes transparents de reddition de comptes, conjuguée à l’impunité dont jouissent les membres du Conseil, suggère une captation structurelle du pouvoir par des intérêts particuliers, ce que les théories néo-patrimoniales décrivent comme une instrumentalisation des ressources publiques au profit de réseaux restreints (Bayart, 1990).
La CARICOM, tout en jouant un rôle diplomatique majeur dans la constitution du CPT, une violation flagrante de la Constitution de 1987, a sous-estimé les dynamiques locales de reproduction des inégalités et de capture institutionnelle. À travers cette démarche, elle a contribué, de manière involontaire ou non, à institutionnaliser un système de détournement légitimé sous couvert de « transition politique ».
Selon le dernier rapport du Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH, février 2025), les objectifs fixés au moment de l’installation du CPT — amélioration de la sécurité, organisation d’élections, stabilisation économique — demeurent inatteints. Au contraire, l’insécurité a explosé : plus de 8 000 morts par violence armée en un an et une augmentation de 30 % des actes d’enlèvements recensés.
La transition politique haïtienne, portée par la CARICOM, apparaît désormais comme un échec manifeste après 12 mois, où les ambitions affichées ont laissé place à une logique de prédation institutionnalisée. L’enrichissement fulgurant des membres du CPT, documenté avec précision par le RNDDH, illustre une faillite morale et politique gravissime.
Dans un contexte où la population continue de souffrir de la faim, de l’insécurité « programmée » et de la désintégration des services publics, cette transition aura surtout servi à créer, en un temps record, une nouvelle caste d’éminents privilégiés. Seule une profonde révision du mandat et des mécanismes de contrôle de la transition pourrait, à l’avenir, éviter que le chaos ne se pérennise derrière les oripeaux d’une légitimité diplomatique vide.
