19 mai 2025
Macron et la rançon 
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Macron et la rançon 

Dans une condescendance déconcertante amalgamée de confusion et de moquerie, l’actuel Pharaon de l’Élysée enfile sournoisement son costume de promoteur d’un néocolonialisme abject pour faire plonger les victimes de l’esclavage dans une pénible réminiscence d’un épisode historique scellé de torture, d’injustice et d’indignation. Ce 17 avril 2025, Emmanuel Macron a commémoré le bicentenaire de la double dette de l’indépendance haïtienne à sa manière cavalière, dans une invitation à un dîner de con où Haïti serait à nouveau le dindon de la farce hexagonale. Tandis que ce moment historique exige un suivi respectueux et pragmatique en matière de restitution et réparation, le service de presse de l’Élysée a divulgué un communiqué sophistique, dépourvu de sincérité et de substance règlementaire, révélant l’absence d’une véritable prise de conscience de l’oppresseur. Il convient de rappeler que la lourde rançon actualisée à des dizaines de milliards de dollars exigée par la France à Haïti, échelonnée sur six décennies, constitue l’un des principaux facteurs ayant conduit à la pauvreté persistante du seul pays pauvre de l’Hémisphère occidental. Il revient désormais aux instances internationales œuvrant pour la justice sociale de se prononcer sur la réparation de l’esclavage et de cet acte de piraterie historique, lesquels entretiennent une factice amitié entre les deux nations. Cet article examine le communiqué de l’Elysée pour déduire qu’aucune volonté réelle de la France de restituer la rançon de l’indépendance imposée à Haïti n’y transparaît. Analysant ce à la lumière du postulat de la rationalité économique, l’auteur propose des stratégies à développer du côté d’Haïti en vue d’enclencher le processus de la restitution.     

En multipliant des manœuvres dilatoires interminables à propos de la réparation post-esclavagiste, la France nage dans l’hypocrisie. L’approche chronophage qu’elle privilégie insinue que le vœu d’une justice transnationale à promouvoir pour des torts causés par la colonisation féroce ne sera concrétisé qu’à la Saint-Glinglin. L’ancienne puissance coloniale refuse de saisir l’opportunité de sa réhabilitation morale pour apaiser sa conscience en demandant pardon et en restituant à Haïti les richesses qu’elle lui a spoliées. Par cette adresse hexagonale sur la rançon de l’indépendance pour tenter de noyer le poisson dans une rhétorique embrouillée, l’Hexagone piétine les principes universels de liberté, de justice et de paix qu’elle prétend revendiquer. Le temps de tergiverser pour résoudre les inéquations du développement résultant de l’ignoble héritage colonial est écoulé. Sans évidemment ignorer les effets néfastes de la corruption et de la mauvaise gouvernance, l’énorme rançon paraphée le 17 avril 1825 jusqu’à sa solde en 1883 est à l’origine de l’appauvrissement de la première république noire du monde. Sans passer par quatre chemins, la France doit restituer à Haïti le versement de cette rançon exigée en contrepartie de son indépendance pourtant acquise par l’épée, au prix du sang. 

Si la France continue de verser dans ces stratagèmes de promesses creuses et de notes superflues à propos des atrocités perpétrées par la colonisation, elle doit être évincée du concert des sociétés qui disent bannir l’esclavage, reconnu comme crime contre l’humanité par la loi Taubira adoptée en mai 2001. Alors que le progrès de l’humanité appelle à de nouvelles dynamiques empreintes d’éthique et de justice – « autres temps, autres mœurs » – les politiques contemporains perpétuent des dérives similaires à celles des bourreaux d’antan. Ces auteurs des inégalités et de graves cruautés dans le monde d’aujourd’hui sont animés par une appétence dévorante à accaparer les ressources rares des plus faibles, au mépris des principes des droits humains et de la bioéthique. Les ravisseurs de l’Occident font de la dotation naturelle des sociétés du Sud une véritable source de malédiction. Ils y créent des cacophonies politiques ainsi que des conflits internes afin de les envahir pour déloyalement exploiter leurs richesses sous prétexte de missions de paix et de coopération au développement. 

Dotés de la faculté du caméléon, ces mercenaires de la flibusterie contemporaine se contentent d’adapter leur apparence aux circonstances, sans jamais renoncer en essence à leur nature prédatrice. Par exemple, en raison de leurs ressources minières – pétrole, uranium, cobalt, cuivre, or, etc. – un ensemble de nations sont meurtries par des conflits attisés par l’ingérence internationale. La Lybie, la Syrie, le Soudan et la République démocratique du Congo (RDC) demeurent prisonnières de la spirale dévastatrice de la prédation néocoloniale. De son côté, Haïti semble doublement punie. D’une part, pour avoir eu l’audace de défier l’ordre colonial conçu dans l’arbitraire, sur les cyniques piliers de l’esclavage. De l’autre, pour être un pays doté de ressources naturelles stratégiques qui susciteraient la convoitise des nations opulentes. L’évolution du monde semble aller à l’encontre des principes défendus par les conventions internationales qui visent à éradiquer la pauvreté, préserver l’environnement et assurer la prospérité pour tous.

Justice transnationale 

La modernité requiert que les pratiques géopolitiques s’orientent dans le sens de réduire les inégalités entre les nations sans recourir de manière systématique à la charité ou à des aides assorties d’une kyrielle de conditions défavorables au récipiendaire. Une alternative plus efficace serait que les anciennes puissances coloniales s’engagent pleinement dans une nouvelle dynamique de codéveloppement et de justice sociale transnationale, telle que prônée par plusieurs éminents économistes contemporains. À cet égard, le processus de restitution et de réparation constitue un prolongement logique de cette majestueuse vision portant sur la résolution des injustices d’ordre économique et social sans se limiter aux frontières d’un seul pays. Contrairement aux programmes soi-disant humanitaires, la justice transnationale serait la meilleure voie à emprunter pour concrétiser les vœux de l’éradication de la pauvreté et de la prospérité partagée soutenus à travers les Objectifs de développement durable (ODD). 

Sur le plan de la moralité, il serait tout à l’honneur de la France de cesser de persister dans ce jeu pernicieux qui consiste à préserver une factice supériorité en dépossédant d’autres pays de leurs atouts fondamentaux. Plusieurs pays ont reconnu leur responsabilité historique et engagé des actions de réparation ou de restitution, que ce soit en termes matériel ou financier, pour les injustices et les cruautés qu’ils ont engendrées par le passé. Un changement de paradigme s’avère crucial dans les contours des Champs-Élysées et de Matignon. Ces cercles doivent s’humaniser en coupant court avec cet establishment fondé sur des démarches géopolitiques asymétriques. Ils doivent cesser d’accueillir en permanence des figures politiques qui exercent un attachement viscéral au colbertisme – tout par et pour la métropole. La France devrait emprunter cette voie réparatrice qui guérit les blessures béantes du passé colonialiste.

Par exemple, selon l’Accord de Luxembourg signé en 1952, les descendants d’Adolf Hitler s’étaient engagés à verser des milliards de dollars en réparation à l’État d’Israël, principale victime de l’Holocauste. Récemment encore, l’Allemagne a dédommagé des survivants du shoah et a restitué des trésors pillés du Nigeria et du Cameroun. Bien qu’elle souffre d’efficacité, l’indemnité sous forme d’investissements de plusieurs milliards de dollars versée par l’Italie à la Libye en 2008 témoigne de la prise de conscience pour les crimes coloniaux commis. La Suisse, la Belgique et le Royaume-Uni figurent également dans la liste des sociétés coloniales qui ont demandé pardon et procédé à des suivis pour retourner les richesses pillées.

Un tant soit peu, le monde moderne est tourné vers la tendance compensatrice de cicatriser les traumatismes et de corriger les préjudices commis notamment contre un ensemble de pays africains. Pourtant, à des exceptions près – comme la restitution des objets royaux pillés du Bénin – la France affiche réticence et insouciance face à la nécessité de la restitution. Il est dommage que ce pays qui se targue d’être une nation moderne ne reconnaisse jusqu’à date la portée régénératrice des réparations par rapport aux injustices infligées. 

Pendant de longues années, plusieurs pages d’histoire du colonialisme barbare de la France à l’égard d’Haïti ont été hachurées, comme si aucun crime n’avait été commis. Au cours des deux dernières décennies, le débat houleux sur la double dette de l’indépendance haïtienne a pris une autre tournure. Plusieurs livres ont été publiés et des enquêtes ont décortiqué les motifs pour lesquels Haïti a été ostracisée par les États occidentaux pour avoir posé l’acte courageux de se libérer du joug de l’esclavage. En dépit de nombreuses évidences étayées par les recherches historiques pour exposer ses atrocités, la France met tout en œuvre pour ajourner les démarches de la restauration de l’équilibre et de la vérité sur l’esclavage et les crimes financiers commis au détriment d’Haïti. 

Volonté précaire de l’Elysée

De Jacques Chirac jusqu’à Emmanuel Macron, la question cruciale de la restitution et de la réparation envers Haïti n’a cessé d’être éludée ou diluée dans des discours de façade servant de stratégie de diversion institutionnalisée. Face aux enjeux majeurs de la problématique de la rançon, les présidents Français bluffent sinon expriment une volonté précaire à aborder le sujet dans la sincérité. À l’aube du millénaire, le président Jacques Chirac avait étouffé le débat de la restitution réclamée avec fracas – dans une estimation au centime près – par son homologue haïtien Jean Bertrand Aristide. Son successeur en aurait montré une certaine prise de conscience, mais toujours insuffisante. Lors de sa visite en Haïti en février 2010, au lendemain du séisme meurtrier, Nicolas Sarkozy déclara : « Même si je n’ai pas commencé mon mandat au moment de Charles X, j’en suis quand même responsable au nom de la France ». 

En mai 2015, lors de l’inauguration d’un centre mémoriel sur la traite et l’esclavage en Guadeloupe, le président François Hollande avait fasciné le public caribéen en reconnaissant l’injustice du tribut versé par Haïti qu’il qualifia à juste titre de “rançon de l’indépendance”. Au cours de cette tournée qui l’avait aussi amené en Haïti, l’ancien président Français proclama que la France s’acquittera de ses dettes envers Haïti – morales osa-t-il lancer plus tard – en construisant des hôpitaux, des écoles et des routes. Une décennie après, aucun suivi n’a été enclenché pour matérialiser de telles promesses, d’ailleurs inadéquates en comparaison avec les peines subies par Haïti. Au contraire, par son silence complice ou son alignement avec le patron omnipotent de l’hémisphère, la France participe activement à des stratagèmes diplomatiques irréguliers pour déstabiliser Haïti. 

Aujourd’hui, deux siècles après le lourd fardeau injuste infligé par la France qui menaça de réduire l’île en cendre dans une invasion barbare pour y restaurer l’esclavage, l’Élysée a sorti un communiqué en filigrane teinté d’arrogance, d’arguments fallacieux et d’omissions volontaires. Cet acte infâme – sans surprise quand même – exprime un dédain vis-à-vis de l’urgence de réparer les torts causés par ce braquage historique qui a plombé le développement d’Haïti.  

Diversion de Macron

Dans ce vil communiqué de la présidence française, il a été stipulé : « Le 17 avril 1825, par voie d’ordonnance le roi de France Charles X reconnaissait l’indépendance d’Haïti, tout en lui imposant une lourde indemnité financière ». Monsieur le Président, il y a omission volontaire de l’information la plus pertinente de cette exaction (le montant de la rançon) ainsi que de la conclusion logique (la restitution) qui devrait suivre cette prémisse d’une extorsion inédite. En effet, à la date indiquée, soit deux décennies après « l’utopique triomphe » des héros Haïtiens sur l’armée française, le roi Charles X imposa à Haïti le versement d’une indemnité de 150 millions de franc-or – correspondant à 300% du PIB du pays – pour reconnaître sa souveraineté, pourtant arrachée dans la douleur et des sacrifices immenses. Bien que cette indemnité financière ait été révisée à 90 millions de franc-or à la suite de la renégociation en 1938, elle demeure une sous-estimation en raison des emprunts que le gouvernement haïtien a dû contracter auprès de la banque française pour pouvoir la régler. De plus, les coûts cachés, tels que l’impact sur l’offre limitée d’éducation, de santé et d’autres services publics, devraient également être pris en compte.

En vue de riposter à cet affront de l’indépendance accouchée par les « Nègres » au 1er janvier 1804, la métropole était prête à concevoir tout projet cruel pour terroriser et punir la jeune nation tout en créant une peur psychologique aux autres colonies assujetties de la région, candidates à conquérir leur indépendance. D’où l’initiative flibustière d’exiger cette rançon à Haïti sous la menace d’un déferlement d’agressions sauvages proférée par l’empire colonial sous la direction du baron de Mackau. Le président Haïtien d’alors, Jean Pierre Boyer, fut contraint de se plier aux conditions arbitraires imposées par les anciens prédateurs. Haïti s’est donc doublement endettée sur plusieurs décennies pour payer cette rançon exigée par la France. Jean Claude Bruffaerts aurait parlé du cercle vicieux du surendettement. D’une part, Haïti contracta des emprunts auprès de la banque française, Crédit Industriel et Commercial (CIC), évidemment en acceptant des taux d’intérêts usuraires ; de l’autre, elle paya injustement pour une victoire bien méritée, gravée dans les veines de la révolte. 

Le communiqué poursuit : « Reconnaître la vérité de l’Histoire, c’est refuser l’oubli et l’effacement. C’est aussi, pour la France, assumer sa part de vérité dans la construction de la mémoire, douloureuse pour Haïti, qui s’est initiée en 1825 ». La vérité est que suivant les analyses des coûts d’opportunité, le montant de cette exaction masquée sous forme de dette internationale est l’équivalent de 28 milliards à 115 milliards de dollars. Alors que la dette publique est en principe un levier pour stimuler l’économie et renforcer les infrastructures sociales, Haïti incarne l’exception tragique d’un pays contraint de s’endetter pour obéir à un chantage historique onéreux. Les fonds accumulés à partir des impôts exorbitants – prélevés sur les récoltes, notamment sur le café des paysans pour enrichir des esclavagistes Français déchus à la bataille de Vertières -ont entraîné une asthénie économique permanente de la Première République libérée du joug de l’esclavage. 

Le coût de la double dette de l’indépendance d’Haïti – estimé à environ 28 milliards de dollars selon les estimations les plus conservatrices et à 115 milliards de dollars de manière plus réaliste – émane d’analyses pointues d’une pléiade d’institutions et de chercheurs intéressés à éclairer sur les inégalités sociales charriées par les pratiques esclavagistes. Nombreux économistes d’horizons académiques divers dont Thomas Piketty, Éric Monnet, Victor Bulmer-Thomas et Ugo Panizza ont analysé l’impact économique de la double dette haïtienne. Dans ses lentilles d’intellectuel probe, Thomas Piketty, Français pure laine, a baptisé ce pillage issu de l’ingérence du roi Charles X d’un « néocolonialisme par la dette ». L’auteur de l’ouvrage « Capital et idéologie » tient la ferme plaidoirie pour que la France assume l’histoire en réparant les injustices qu’elle a infligés à Haïti. Selon Piketty, le remboursement de cette rançon ne représente pas grand-chose pour la France alors qu’il serait une énorme bouffée d’oxygène pour les poumons de l’économie haïtienne, asphyxiée par les crises de toutes sortes. 

Omissions volontaires

Il est noté dans le communiqué que « Cette décision plaçait alors un prix sur la liberté d’une jeune Nation, qui était ainsi confrontée, dès sa constitution, à la force injuste de l’Histoire. Aujourd’hui, en ce bicentenaire, il nous faut, ici comme ailleurs, regarder cette Histoire en face. Avec lucidité, courage et vérité ». Monsieur le Président, il ne s’agit pas ici d’une fatalité historique aveugle, mais plutôt de l’injustice brutale perpétrée par vos aïeux officiellement installés sur la partie occidentale de l’île d’Hispaniola depuis le traité de Ryswick en 1697. Vos grands-parents, architectes du mouvement infrahumain de la traite négrière, furent responsables d’une barbarie inqualifiable ayant duré plus d’un siècle et demi. Ces anciens colons Français, de véritables flibustiers et racistes qui se croyaient de race supérieure, s’arrogeaient le droit d’ôter la vie à d’autres humains dont des femmes et des enfants de manière la plus spectaculaire. 

Sur cette île abritant deux catégories d’humains aux aspirations diamétralement opposées, l’horreur était à son paroxysme. Dans un camp, celui de la France, les maîtres-tortionnaires furent équipés de munitions, de fusils et de guillotines pour amputer et décapiter les captifs, à la moindre contestation. De l’autre, celui d’Haïti, la privation, les supplices et la souffrance y faisaient rage. Certains colons pris dans une cruauté sans limites faisaient exploser des esclaves après les avoir remplis de poudre à canon, tandis que d’autres les enterraient vivants ne laissant visibles que leurs têtes enduites de sirop pour attirer les insectes pour les tuer dans une lente agonie. Ces maîtres prenaient un plaisir morbide à contempler les souffrances prolongées de leurs victimes. Toute âme censée ne devait-elle pas s’indigner face à un système si hostile ? C’est ce niveau de conscience qui avait piqué ces pionniers Haïtiens de la plaidoirie d’une liberté contagieuse à travers le globe.

La rupture d’avec l’ordre bestial établi a requis une énergie de désespoir convertie dans le mouvement salvateur « Vivre libre ou mourir » duquel Haïti a calligraphié la trilogie « Liberté – Égalité -Fraternité ». Les fiers héros Haïtiens dont la France tait à dessein les noms dans ses pages d’histoire ont développé des stratégies efficaces pour sortir des humains de la fournaise ardente de l’esclavage. Le 1er janvier 1804 marqua l’ère de l’effondrement de ce système tyrannique que les esclavagistes Français peinaient à accepter. L’acte de l’indépendance d’Haïti a été catalogué par les colons de jadis comme une anomalie, un défi et une menace. Car ils craignaient que cet exploit des nègres d’Haïti ne constituât un « mauvais exemple » pour les autres colonies de l’époque en leur indiquant les avenues d’un monde de liberté et de justice.

L’esclavage, qualifié de crime contre l’humanité, représente une atteinte grave et indélébile à la dignité humaine. En raison de son extrême gravité, il demeure imprescriptible. Seule une réparation équitable permettrait de restaurer les liens de fraternité entre les bourreaux et les victimes afin que s’ouvre la voie à un avenir apaisé, affranchi de toute rancune. Dans une dynamique « lucide, courageuse et véridique », la suite logique à accorder à cette Histoire de cruautés consiste à envisager les mécanismes bilatéraux pour planifier la restitution et la réparation dans l’intérêt des deux républiques. Sans plus tarder, l’Hexagone doit se pencher sérieusement sur les modalités et les échéances pour restituer et réparer les préjudices qu’elle a infligés à Haïti. C’est ainsi que la France, qui se targue de faire la promotion des droits humains, recouvrera sa place dans le concert des nations modernes. 

Évidemment, Haïti se chargera de mettre des balises pour que cette restitution profite judicieusement à toutes les couches sociales, en particulier à la paysannerie, victime majeure de cette vaste entreprise de prédation du XIXe siècle. Cette mission incombera à une élite intègre, affranchie de toute tutelle étrangère, déterminée à conduire la nation sur le chemin de l’autodétermination.

L’ingérence froide

Le président Macron ordonne : « En ce jour symbolique, j’entends qu’il soit institué une commission mixte franco-haïtienne, composée d’historiens – co-présidée par M. Yves Saint-Geours et Mme Gusti-Klara Gaillard Pourchet – chargée d’examiner notre passé commun, d’explorer deux siècles d’histoire, y compris l’impact de l’indemnité de 1825 sur Haïti, et d’en éclairer toutes les dimensions. Une fois ce travail nécessaire et indispensable accompli, cette commission proposera aux deux gouvernements des recommandations afin d’en tirer les enseignements et construire un avenir plus apaisé. »

Monsieur le Président, l’heure n’est pas à l’arrogance, à la manipulation, au dilatoire ou à l’usure du temps. Tant dans le fond que dans la forme, cette proposition reflète une coopération exigüe, qui ne sert que les intérêts du colon. Il ne revient pas au président français de décider de manière cavalière de la constitution et de la nature d’une éventuelle commission qui doit piloter ce projet de restitution. Cette démarche visant à se perdre encore et encore dans des revues de littérature historiques déjà effectuées par plusieurs institutions crédibles vise à détourner l’attention du sujet principal qui n’est autre que la restitution. Une panoplie de recherches historiques couvrant toute la période de cette escroquerie française ont déjà élucidé les tenants et aboutissants ainsi que les conséquences économiques désastreuses pour Haïti. 

Parmi la pléiade de chercheurs et figures politiques accablés par l’acte arbitraire de la rançon de l’indépendance haïtienne, on recense par exemple Christianne Taubira, Jean Pierre Leglaunec, Gusti-Klara Gaillard, Jean-Marie Théodat, Thomas Piketty, Herve Edwy Plenel, etc. À travers l’ouvrage collectif « Haïti-France, les Chaînes de la dette », Marcel Dorigny et ses coauteurs ont étalé une multitude de répercussions néfastes de la rançon. Les auteurs ont passé en revue le rapport du baron de Mackau, envoyé spécial du roi Charles X dans l’ancienne colonie la plus jeteuse de la France. Nul besoin de réinventer la roue : une éventuelle commission française n’aurait qu’à analyser les documents existants pour pouvoir évaluer objectivement le montant dû ainsi que les modalités de la restitution.

Des publications supplémentaires, notamment les riches enquêtes du New York Times, apportent un éclairage saisissant sur les dimensions historiques et économiques de cette rançon. Le prestigieux journal américain, célèbre pour ses enquêtes approfondies, a mobilisé en 2022 des chercheurs pluridisciplinaires pour produire une recherche étalée sur une durée de 64 ans pour retracer chaque versement reçu par la France. Les chercheurs ont minutieusement analysé des tonnes de documents d’archives conservés en France et en Haïti, ainsi que de nombreuses publications, articles et ouvrages datant du XIXe et du début du XXe siècle, afin de mieux cerner la problématique de la double dette. En tenant compte du manque à gagner pour l’économie haïtienne, ils ont actualisé le montant de cette indemnité colossale, l’estimant sous certaines hypothèses plausibles jusqu’à environ 115 milliards de dollars. »

« Nous devons penser ensemble les moyens de mieux transmettre cette histoire dans nos deux pays, renforcer la coopération éducative et culturelle, et bâtir une relation renouvelée entre la France et Haïti, fondée sur l’écoute, le respect et la solidarité…Notre dialogue doit être libre, ouvert, sincère et tourné vers l’avenir. C’est dans cet esprit que nous lançons aujourd’hui ce travail mémoriel commun. La mémoire n’est pas une charge qui obscurcit les consciences, mais une force qui éclaire les esprits. La reconnaissance de la vérité de l’Histoire offre aux Nations la chance exceptionnelle de se bâtir un avenir commun ».

Pour mémoire et pour l’histoire, monsieur le Président, la France n’a jamais exprimé une once d’intérêt à transmettre l’épopée de l’indépendance d’Haïti aux descendants de la colonisation. C’est à dessein que la France occulte dans la transmission de son histoire les plus belles pages de l’histoire d’Haïti, gravées par les prouesses des pionniers de la liberté tels que Jean Jacques Dessalines, Boukman Dutty, François Capois, etc. S’il y avait une volonté manifeste de raconter l’histoire en toute sincérité, la bataille de Vertières, qui a abouti à cette apothéose de l’abolition de l’esclavage, serait un classique dans la sphère académique en France. Ce n’est qu’en 2019, sous l’influence de l’immortel Danny Lafferière à l’Académie française, que Vertières a été transcrit noir sur blanc dans le dictionnaire français, de manière incomplète d’ailleurs. 

Reconnaître le miracle haïtien reviendrait à admettre l’ampleur des injustices commises et, par conséquent, à s’engager moralement et politiquement sur la voie de la restitution et de la réparation. Ce subterfuge d’un déni institutionnalisé ne pourrait aucunement épargner les héritiers de Bonaparte et de Charles X des tourments psychologiques qui les hantent. Seuls des actes concrets de réparation, porteurs de repentance sincère, pourraient ouvrir la voie à un véritable apaisement des consciences. La France a construit sa richesse sur la traite des personnes, le trafic humain et la xénophobie ; elle doit donc procéder à la réparation des torts causés aux autres nations de la planète, notamment à Haïti. 

La révolution haïtienne a pavé la voie à un monde érigé sur les pylônes de la liberté et la justice ; elle apporte une contribution majeure aux idéaux inscrits dans la Déclaration des droits de l’homme. La réclamation d’une indemnité en contrepartie de l’acte logique et héroïque conduisant à l’indépendance d’Haïti constitue une énorme absurdité. Si la France s’accrochait effectivement aux valeurs universelles, elle devrait plutôt envoyer une fière chandelle à Haïti en valorisant sa rébellion contre l’esclavage, en procédant au dédommagement. 

Si la diversion règne à la plus haute sphère politique, nous voulons accorder bénéfice du doute aux soixante-six millions de descendants actuels des colons Français, que nous croyons conscients des bienfaits des valeurs intrinsèques et de l’excellence de l’âme. Sur cette base, chaque Français de cette génération et de celles à venir, devrait supporter cet héritage historique et économique légué par ses ancêtres en rendant effectives la restitution et la réparation contre l’esclavage. Il n’empêche d’envisager des alternatives plus contraignantes pour que le vœu de la restauration de la justice sociale soit concrétisé, dans des délais raisonnables.

Intérêts divergents

Selon le principe de la rationalité économique – postulant que chaque agent cherche à maximiser son bien-être – la France n’aurait pas tort de vouloir s’approprier le beurre et l’argent du beurre. En mettant de côté toute considération éthique, l’ancienne métropole atteindrait son niveau optimal de satisfaction en ne restituant pas un seul centime à Haïti. À l’inverse, pour Haïti, son optimum consisterait à obtenir la somme maximale en termes de réparation et de restitution. Il n’existe donc pas un mécanisme automatique permettant d’atteindre un équilibre qui concilierait simultanément les meilleurs intérêts des deux États. Ce cadre dynamique, marqué par des intérêts divergents, nécessite des concessions mutuelles entre les deux parties.

Il serait illusoire de croire que le remboursement de la rançon imposée par la France à Haïti puisse se solder dans un schéma de coopération « gagnant-gagnant » : ce contentieux s’inscrit clairement dans un rapport conflictuel. Il ne revient donc pas à la France de déterminer unilatéralement les modalités de la réparation des torts historiques qu’elle a causés. Dans sa posture actuelle, la France cherche à provoquer un équilibre avec des prévisions auto-réalisatrices où elle minimiserait le montant de la restitution. L’idéal pour elle, en faisant abstraction de toute considération morale liée à son passé colonial esclavagiste, serait de ne rien restituer de ces milliards indûment perçus d’Haïti.

Dans une telle configuration, le rapport de force et la capacité de négociation des parties jouent un rôle déterminant. Sans surprise alors, les cartes jouées par Emmanuel Macron, tout comme celles de ses prédécesseurs, ont toujours servi exclusivement les intérêts de la France. Dès lors, il revient uniquement aux interlocuteurs haïtiens de redéfinir les règles du jeu en fonction des intérêts d’Haïti. Dans ce contexte d’incitations antagoniques, quelles stratégies devrait adopter Haïti pour rendre effective la restitution ? Comment ce pays rançonné peut-il augmenter son pouvoir de négociation et donc faire bouger les lignes dans son intérêt ? Sur quels leviers Haïti peut-elle s’appuyer pour affaiblir le pouvoir de la France et faire pression en faveur de la justice historique ?  La meilleure réaction doit émaner d’un plan stratégique à mettre en place par l’élite probe qui doit répondre à sa noble vocation d’assurer le bien-être socioéconomique au profit de la collectivité. 

« Fonction de meilleure réponse » d’Haïti 

Pour paraphraser Sénèque : « Il n’est point de vent favorable pour qui ne sait en quel port se rendre ». Ainsi, en absence d’un leadership responsable, Haïti ne saurait bénéficier d’une réparation à la hauteur des crimes qu’il a subis. Seule une démarche institutionnelle auprès d’une instance de justice internationale poussera la France à prendre au sérieux la nécessité de la restitution. Cette bataille d’abord dialectique n’est pas l’apanage d’un collège présidentiel garni de corrompus, conçus d’ailleurs comme des cons dans les lunettes de l’Hexagone. En plus de sa déformation congénitale qui laisse augurer d’une grossesse politique ectopique, le CPT n’inspire aucune confiance. Les neuf têtes le constituant font montre d’un goût excessif du lucre et surtout d’une attitude servile, comme des esclaves dans la maison du colon. Il convient alors de concéder qu’Haïti n’est pas au timing approprié pour lancer une campagne persuasive vers la réparation et la restitution. La tâche courageuse d’amorcer un échec et mat pour la France au cas où elle refuserait de restituer les richesses dépouillées d’Haïti revient à des interlocuteurs politiques compétents et aux colonnes vertébrales idoines. Dans ces conditions d’une représentation de l’État par un exécutif subalterne placé manu militari à la magistrature suprême du pays, la société civile doit continuer d’exercer un rôle de vigie et des pressions sur les anciens prédateurs.  

La visite officielle de l’un des conseillers présidentiels à l’Élysée a auguré un mauvais présage quand il avouait que l’initiative de la restitution dépend du caprice du président Français. Alors que Lesly Voltaire devait tirer sur la corde en exigeant Emmanuel Macron à assumer ses responsabilités, il était revenu bredouille, attendant dans un suspense cardiaque – comme les seize millions d’Haïtiens humiliés au terroir et à la diaspora – une déclaration de l’Élysée à l’occasion du bicentenaire de la rançon. La montagne de la promesse Macron-Voltaire tenue dans une entente en catimini au palais de l’Élysée n’a accouché que d’une souris. Rien de surprenant en effet. C’est ce que cela donne lorsque les politiques sont dépourvus d’autorité et de notoriété. Ce n’est pas par hasard que l’Occident enlise Haïti dans cette abysse politique où tout venant et tout revenant peuvent espérer déposer leurs fesses sur les fauteuils les plus prestigieux de la sphère publique.  

Tandis que la France devrait être dos au mur, dans une position désavantageuse, Haïti a commis l’erreur de lui accorder le luxe de définir des stratégies dominantes dans cette affaire litigieuse de la restitution. En effet, nulle part dans un litige, reviendrait-il au bourreau qui reconnaîtrait ses préjudices – meurtres, tortures, vols, viols, etc. – de prendre l’initiative de dédommager ses propres victimes. À ce stade, sans écarter la possibilité pour que tout chercheur cosmopolite y apporte sa contribution, il est illogique et inefficace de concevoir une commission mixte franco-haïtienne pour éclairer sur la problématique de la rançon. Plutôt, le leadership de ce dossier doit être assuré par un pool d’intellectuels haïtiens pluridisciplinaires dont des avocats, historiens, économistes, statisticiens, actuaires, etc. Les initiatives entreprises par le mouvement « Haïti Patrimoine » et par l’Université d’État d’Haïti, visant entre autres à faire la lumière sur la question de la restitution, peuvent constituer une base pertinente pour bâtir une entité solide aptes à finaliser les démarches de cette justice sociale internationale.

Haïti est appelée à créer une entité qui aurait la mission d’analyser les faits esclavagistes et leurs impacts socioéconomiques en toute objectivité afin de constituer un dossier complet à déposer auprès de la Cour pénale internationale. Parallèlement, il faudra développer des stratégies additionnelles consistant entre autres à sensibiliser la société locale et internationale sur l’urgence de dédommager Haïti. L’algorithme de la quête de la justice est plutôt clair. Haïti étant la partie plaignante, elle doit acheminer le dossier devant la justice internationale en formulant sa plainte en bonne et due forme. À titre de rappel, c’est particulièrement à travers le procès de Nuremberg que l’Allemagne a reconnu l’importance de réparer les victimes de ses crimes atroces contre l’humanité. En dehors de l’intervention magistrale de l’institution internationale, l’Allemagne n’aurait certainement pas fait de suivi. De la même façon, les signes précurseurs permettent d’établir que les lignes de la restauration de la vérité et de la réparation par rapport à la rançon ne seront bougées que si Haïti entreprend des actions en justice contre la France. 

L’entité de la restitution pourrait être appuyée par une cellule de communication constituée de figures permanentes et aussi d’ambassadeurs triés sur le volet pour constamment occuper les espaces des médias en Haïti et à l’étranger. Par le biais de divers évènements académiques et culturels, cette cellule se chargerait d’exposer à la face du monde les répercussions socioéconomiques catastrophiques des crimes coloniaux sur Haïti. Imaginez l’impact de personnalités de la trempe de Danny Lafferière, Naomi Osaka, Samuel Pierre, Michel Soukar, et d’autres personnalités éminentes du monde scientifique, littéraire et artistique, réunies au sein de ce réseau d’ambassadeurs engagés à défendre cette noble cause de justice sociale. Tant que la France ne prenne pas des mesures célères pour procéder à la restitution de cette rançon, elle doit être considérée en tant qu’un intrus dans le concert des nations civilisées qui prônent un monde juste et harmonieux. C’est ce refrain qu’Haïti doit entonner dans les médias et au sein des tribunes des institutions internationales pour perturber l’esprit de l’oppresseur, le contraignant à prendre conscience de ses crimes odieux. Par cette démarche judiciaire, l’ancienne colonie n’entend pas nourrir une inimitié vis-à-vis de la France, mais cherche plutôt à rétablir la vérité et l’équité. 

La colonisation française en Haïti a laissé des cicatrices profondes, tant psychologiques qu’économiques, qui restent aujourd’hui indélébiles. Plusieurs chercheurs dont Thomas Piketty et Jean M. Théodat perçoivent un paradoxe dans cet acte sans précédent où le vaincu reçoit une indemnité du vainqueur. Les montants faramineux consacrés à réparer les anciens colons Français ont constitué un important manque à gagner pour Haïti qui peine jusqu’à présent à améliorer ses infrastructures routières, ses techniques de production agricole, ses services d’éducation et de santé, etc. Cette dette injuste a handicapé le progrès économique tout en empêchant à Haïti de s’aligner avec les normes de la révolution industrielle. L’indemnisation a également entraîné de graves conséquences à long terme, maintenant le pays dans la misère et rendant impossible toute tentative de rattrapage dans cette ère dominée par la technologie et l’intelligence artificielle.

Tandis que le monde moderne tend à tourner vers le codéveloppement en mettant l’accent sur des initiatives de justice transnationale, Haïti continue de payer au prix fort les lourds fardeaux de la rançon imposée par la France, toujours réticente à enclencher le processus de la restitution. Haïti se trouve dans l’urgence de construire des infrastructures modernes telles que des routes, des stades sportifs, des campus universitaires, des hôpitaux, etc. Elle attend d’obtenir, selon un calendrier bien défini, les fonds indûment extorqués de son trésor, afin de lancer ses projets de développement. La France est conviée à faire preuve de grandeur d’âme en s’attelant à promouvoir la justice par un geste pragmatique, en retournant à Haïti ce qui lui revient de droit. 

Sous les conditions non négociables d’une gouvernance saine, où la science et le sens du service public constituent les principes directeurs, la restitution représentera pour Haïti un véritable catalyseur, un big-push, vers son émergence économique.

Carly Dollin

carlydollin@gmail.com

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Références 

  • Dorigny, M., Théodat, J. M. D., Gaillard-Pourchet, G. K., & Bruffaerts, J. C. (Eds.). (2021). Haïti-France, les chaînes de la dette : le rapport Mackau (1825). Les Editions du CIDIHCA.
  • Fleury, J. S. (2023). La Rançon.
  • New York Times, « The Ransom: Haiti’s Lost Billions », 20 mai 2022
  • Piketty, T. (2021). A propos de Capital et idéologie. Revue de philosophie économique, 22(1), 255-272.
  • Price-Mars J. (1919). La vocation de l’élite. Port-au-Prince, Éditions Chenet.
  • Service de presse de l’Élysée : « Déclaration du Président de la République sur la relation entre la France et Haïti ». Publiée le 17 avril 2025
  • Stoskopf, N. (2023). Le CIC et Haïti (1875-1910). Histoire, économie & société, 42(3), 23-43.
  • Thomas F., « Haïti : les dettes de la France ». CETRI. Publié le 28 mai 2022

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