Haïti : au-delà des accusations, une faillite d’abord intérieure
Lors de la séance du Conseil de sécurité des Nations Unies consacrée à la situation en Haïti, tenue lundi dernier, un représentant de la République populaire de Chine a désigné les États-Unis comme les principaux artisans du chaos haïtien. Cette prise de position, éminemment stratégique dans le cadre des rivalités géopolitiques entre s, soulève néanmoins des interrogations essentielles. Car si l’on ne peut nier l’influence des puissances étrangères dans les processus de déstabilisation du pays, il serait intellectuellement indéfendable de disculper l’élite politique haïtienne de ses propres responsabilités historiques et actuelles.
En concentrant exclusivement le blâme sur l’extérieur, ne prend-on pas le risque de détourner le regard du nœud du problème ? Car la faillite première est d’ordre endogène. Elle réside dans l’effondrement d’une classe politique en rupture avec les idéaux fondateurs de 1804, et dans la compromission d’une élite dirigeante prête à transgresser sans scrupule les principes constitutionnels. Il importe de le dire sans détour : ce sont avant tout certains Haïtiens – politiques, intellectuels, technocrates – qui ont trahi la mémoire des héros de l’indépendance et bradé la souveraineté nationale.
Comment expliquer, autrement, qu’un Premier ministre, médecin et neurochirurgien de formation, accepte de s’effacer avec tant de docilité devant des diplomates étrangers, alors même qu’il prétend incarner l’autorité d’un État souverain ? Comment justifier qu’Ariel Henry ait envisagé de soumettre au peuple un référendum manifestement inconstitutionnel, en rupture flagrante avec les règles de droit ? Et que penser de Fritz Alphonse Jean, ancien gouverneur de banque centrale présenté comme une figure d’autorité économique, qui s’inscrit à son tour dans cette dérive référendaire, cautionnant un processus hors cadre légal ? À cette série s’ajoute la voix d’Alix Didier Fils-Aimé, autre acteur autoproclamé de la transition, qui relaie avec insistance cette même rhétorique de contournement institutionnel.
Sous couvert d’un discours de reconstruction nationale, c’est en réalité une dérive autoritaire qui s’installe, marquée par le renoncement à l’histoire et l’abandon du legs de la liberté. En désignant exclusivement les États-Unis comme responsables, l’accusation chinoise offre une diversion stratégique sur la scène internationale, mais elle élude les véritables protagonistes du désastre. Si un jour un tribunal de l’Histoire devait dresser l’inventaire des responsabilités dans l’effondrement haïtien, il lui faudrait d’abord interroger ceux qui, de l’intérieur, ont vendu leur loyauté, leur parole, et leur conscience.
La tragédie haïtienne ne se résume pas à l’ingérence étrangère ; elle prend racine dans une servitude volontaire, dans l’incapacité des élites à défendre l’intérêt général face aux appétits extérieurs. Le sang de 1804, qui fut autrefois symbole de résistance, s’est dissous dans une culture de l’impunité, de l’allégeance et de l’amnésie politique. Haïti ne saurait se redresser par la seule solidarité internationale – que la Chine le sache – car chaque puissance a ses intérêts, ses arrière-cours, ses calculs, son texte de Constitution. En d’autres termes : il faut, pour Haïti, des hommes et des femmes à la colonne vertébrale redressée, porteurs d’une fidélité intransigeante à l’idéal de souveraineté et de dignité.