12 janvier 2010 | Lionel Trouillot fait un pas en arrière avec un pouvoir qui ne proposait rien, une « parodie d’élection en 2011 » puis une « alliance avec les gangs »
Haïti, 15 ans après : du sang sur des ruines
Le Point
Janvier 2010. Un pouvoir qui ne proposait rien, ne représentait rien. Une opposition qui ne faisait pas mieux. Et puis, goudougoudou : la terre gronde. Les maisons s’effondrent. Au moins deux cent mille morts. Pleurer les disparus, s’occuper des vivants. Du vivant. La nature nous faisait la mise en demeure de penser différemment le vivant. Mieux construire. Développer de vraies formes et réseaux de solidarité. Ramasser « tout le désespoir qu’il faut à l’espérance », dans une volonté de jamais plus. Souscrire à la nécessité d’un autrement. Une promesse à nous-mêmes. Une résolution à mettre en oeuvre.
Quelques tentatives. Mais retour à la dominante : l’incompétence, voire indifférence des détenteurs du pouvoir public, réflexes alimentant les clivages sociaux, « ONGisation » et soumission des projets d’aide et de reconstruction au diktat de « l’international ». Ce diktat s’étendait à la sphère politique alors que la tendance nationale était de s’occuper des urgences, de construire un rassemblement à partir du social, par lequel et dans lequel s’élaboreraient de nouvelles propositions sociales et un calendrier politique.
Parodie d’élections. Mai 2011, installation de Michel Martelly et du règne du PHTK. Ruée vers l’or du pouvoir par une horde d’affairistes que le performeur président appelle lui-même des « bandits légaux ».
Le lien avec les gangs
Cinq ans plus tard, avec l’appui de l’OEA, de l’Union européenne, des USA, il s’offre le luxe de choisir son dauphin. Jovenel Moïse « élu ». Taux de participation inférieur à 30 % selon les chiffres officiels du Conseil électoral décrié.
Des jeunes initient un mouvement de lutte anticorruption. Les revendications portent sur le jugement des crimes financiers autour de milliards de dollars prêtés par le Venezuela. Puis s’étendent. Mécontentement face aux crimes de sang ; trop grands écarts économiques entre les différents groupes sociaux. 2018, le peuple est dans les rues, à Port-au-Prince et dans les autres grandes villes. Opération « pays lock ». Moïse se maintient au pouvoir soutenu par la communauté internationale. Il n’a respecté aucune des échéances électorales. Parlementaires et municipales. Dans son ensemble, la société civile réclame sa démission. Lui continue de dire « Après Dieu, c’est Moi ».
Le lien se confirme avec les gangs, instruments du pouvoir pour contenir les quartiers populaires. Surprise générale. Esseulé, contesté, « Après Dieu » se fait assassiner dans sa résidence le 7 juillet 2021. Un « tweet » d’une ambassade appuyé par les institutions internationales : trois ans d’Ariel Henry. Trois ans de rien. Jusqu’à ce que, ses vrais chefs, les Américains, se rendent à l’évidence et le lâchent, presque littéralement, alors qu’il est dans un avion, de retour d’un voyage à l’étranger. Adoption d’un compromis : un conseil présidentiel et un Premier ministre. Mais les gangs règnent toujours en maîtres.
Les conseillers présidents issus de formations politiques qui ne représentent en réalité pas grand monde se partagent le pouvoir en deals sur fond de luttes d’influence. Le Premier ministre, le docteur Conille, une sorte de directeur exécutif confronté à une réalité qu’il connaît mal, est viré, remplacé par une figure plus docile, Didier Fils-Aimé, proche du monde des affaires et de formations politiques de tradition populiste.
Des milliards de dollars d’aide
Début 2025, les populations déplacées des quartiers attaqués par les gangs ; les réponses désordonnées de la police nationale qui ne se font pas sans exaction ; la pauvreté et la précarité des classes populaires ; les accusations de corruption contre des conseillers présidents ; l’inefficacité accompagnée de mépris et d’indifférence montrée par le conseil présidentiel et le gouvernement ; la réduction des activités des formations politiques de droite comme de gauche à une lutte pour occuper une parcelle du pouvoir de transition ; la perte de confiance quasi totale dans l’État ; la méfiance vis-à-vis de « l’international ». Décapitalisation et paupérisation accélérées des classes moyennes déjà affectées par la catastrophe de 2010. Là encore, promesse non tenue.
Oublié le séisme. Malgré l’existence aujourd’hui encore de camps qui datent de 2010. Oubliés les milliards de dollars d’aide qui n’ont apporté aucun changement structurel. Oubliés les projets sociaux et de reconstruction. Oubliées les consignes en cas de séisme dans les écoles. Oubliée même la peur chaque fois qu’un petit bruit montait du sol. Une peur en chasse une autre : on guette le bruit des balles. Oublié l’élan spontané de solidarité entre Haïtiens au lendemain du séisme. Chacun pour soi comme autrefois. Absence de propositions de repenser l’aménagement du territoire par les formations politiques. Comme de repenser le système social. Nouvelles constructions anarchiques, là où l’on peut construire. L’insalubrité. La pauvreté. Déficit de mesures préventives. Tout est pire qu’avant.
Une image pour résumer : le vieux Port-au-Prince qu’on s’était promis de reconstruire après le séisme jamais reconstruit et dans lequel des gens s’étaient réinstallés dans ce qu’il restait de leurs anciennes demeures, aujourd’hui désert, ces gens ayant été chassés par les gangs.
« Assistance mortelle », banditisme, prévarications. Utilisation du pouvoir à des fins personnelles. Projets abandonnés. Gaspillage d’argent, de temps. Des pas en arrière, aucun progrès réel vers une construction nationale qui protégerait la population contre les désastres naturels et le désastre de la vie sociale. Le système de santé est bien plus délabré aujourd’hui qu’il ne l’était en 2010.
Quinze ans après le séisme, Haïti, c’est en partie du sang qui coule sur des ruines. La politique en mode parodie. Les promesses non tenues. La dépendance qui empêche de penser, de rêver. La lutte pour échapper à la mort : ça tire dans les rues. Et quelques voix, comme ce groupe de jeunes à Cité Soleil qui fait de l’art et du social, revenant au chant interrompu, pour dire qu’il faut reconstruire le bâti et le social autrement. Si bilan il faut, c’est celui de la catastrophe de ce qu’on a fait et de ce qu’on n’a pas fait après le séisme. Si espoir il y a, il n’est pas dans les instances de pouvoir. Comme au lendemain du séisme, les survivants doivent d’abord compter sur eux-mêmes.