Par Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue
Montréal, le 27 novembre 2024
Fatwâ فتوى, au pl. fatāwā فتاوى :
« Avis juridique, verdict religieux qui n’engage que le savant jurisconsulte qui le prononce.
Les personnes habilitées à donner des fatâwâ sont les muftis. »
(Les Cahiers de l’islam, n.d.)
« Avis ou décision ayant valeur de loi, rendu par un mufti,
donc par une autorité religieuse. » (Dictionnaire Orthodidacte)
Existe-il une « guerre des langues » en Haïti ? Dans son « Préambule », la Constitution haïtienne de 1987 consigne et institue « l’acceptation de la communauté de langueS et de culture » et, aux articles 5 et 40, elle établit la co-officialisation du créole et du français, les deux langues de notre patrimoine linguistique historique. Est-il fondé, au nom de la légitime défense du créole, de passer outre ce « Préambule » ainsi que les articles 5 et 40 de notre charte fondamentale dans le but d’alimenter la diabolisation du français affublé de l’infâmante étiquette de « langue du colon », langue de la « gwojemoni neyokolonyal » ? Est-il fondé, au nom du légitime combat citoyen pour l’aménagement du créole, en particulier dans l’École haïtienne, de promouvoir le dechoukaj du français adossé à l’idée « fo mamit » d’un monolinguisme aussi borné qu’inconstitutionnel ? Comment comprendre et situer les idées sectaires et dogmatiques des « créolistes » fondamentalistes à propos de l’aménagement du créole lorsque, tournant le dos aux sciences du langage et à la jurilinguistique, ils alimentent une conflictuelle et inconstitutionnelle « fatwa » contre l’un des deux legs constitutifs du patrimoine linguistique historique d’Haïti ? Les professeurs de créole, en Haïti, devraient-ils se laisser enfermer dans une rachitique et inconstitutionnelle « fatwa » décrétée par les Ayatollahs du créole et selon laquelle le français serait le principal responsable de l’échec multifacette de l’École haïtienne ? Les professeurs de créole, en Haïti, devraient-ils enseigner à leurs élèves l’idée « fo mamit » qu’il faudrait aventureusement rejeter en bloc le patrimoine linguistique francophone d’Haïti –y compris l’Acte de l’Indépendance d’Haïti daté du 1er janvier 1804 et rédigé uniquement en français–, ainsi que tous les textes officiels du pays (lois, décrets-lois, Constitutions, conventions, Code civil, Code du travail, etc.) rédigés uniquement en français ? Autrement dit, les professeurs de créole, en Haïti, devraient-ils se laisser enfermer dans une vision myope, celle du populisme linguistique, qui interdit le droit constitutionnel à la maîtrise de nos deux langues officielles, le français et le créole, ainsi que le libre exercice de l’esprit critique et analytique ? Les enseignants de créole, les rédacteurs et éditeurs de manuels scolaires créoles devraient-ils céder aux sirènes du populisme linguistique et faire l’impasse sur « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien » –c’est le titre d’un remarquable livre de référence paru chez Legs Éditions en 2021 sous la direction du linguiste Renauld Govain, doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti ? De quelle manière le populisme linguistique impacte-t-il l’aménagement du créole dans l’École haïtienne et a-t-il contribué aux errements répétitifs, ces douze dernières années, du ministère de l’Éducation nationale embourbé dans le « showbiz compulsif », la « politique-spectacle » et « l’agitation médiatique » dont était friand Nesmy Manigat, ministre de facto de l’Éducation nationale et fidèle « caïd à cravate » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste ?
Dans le présent article où nous répondons de manière documentée à ces questions, nous explorons les notions de patrimoine écrit et de patrimoine national écrit afin de situer et de calibrer adéquatement une réflexion qui les prend en compte sur le registre de notre patrimoine linguistique historique.
Le patrimoine écrit est un terme générique qui regroupe l’ensemble des documents anciens, rares ou précieux conservés dans une bibliothèque ou ayant été numérisés. Ces documents écrits et/ou numérisés constituent un patrimoine qui est l’expression, dans un contexte historique donné, à une époque donnée, de la pensée, de l’opinion, de l’action, de l’imagination, du vécu d’une personne ou d’un groupe de personnes. À ce titre, et en lien avec une mise en contexte qui permet de replacer l’information dans son environnement historique, le patrimoine écrit rassemble des documents divers (lois, Constitutions, décrets, œuvres littéraires, ouvrages scientifiques, journaux et revues, etc.) qui témoignent de l’activité humaine, ancienne ou récente. Dans son acception générique à l’échelle d’un pays, le patrimoine écrit désigne habituellement le patrimoine national écrit qui recouvre une grande variété de documents conservés aussi bien dans des collections privées que publiques : livres imprimés, documents iconographiques (gravures, affiches, cartes postales, plans, photographies, dessins, manuscrits, estampes, photographies, films, partitions musicales, cartes géographiques et plans, monnaies et médailles, archives, etc.). Le patrimoine national écrit comprend donc des documents consignés sur différents supports (parchemin, papier chiffon, papier contemporain, calque, cuir et également à une époque plus contemporaine des documents numérisés). Dans différents pays, le patrimoine national écrit est consigné dans les archives publiques, les archives des collectivités territoriales, les archives privées classées comme archives historiques, ainsi que dans les bibliothèques municipales, départementales, régionales. (Sur la notion de « patrimoine écrit », voir entre autres Fabienne Henryot, « Introduction. Le patrimoine écrit : histoire et enjeux d’un concept », Presses de l’ENSSIB, Université de Lyon, 2020, et Jean-François Poli, « La domanialité publique et le patrimoine écrit » paru dans Marie Cornu et Jérôme Fromageau (dir.), « La revendication du patrimoine écrit : questions juridiques et pratiques institutionnelles », Paris, L’Harmattan, 2009 (coll. Droit du patrimoine culturel et naturel.)
En ce qui a trait à Haïti, le patrimoine national écrit comprend en très grande majorité des documents rédigés en français et un faible nombre de documents rédigés en créole. Le patrimoine national écrit d’Haïti rédigé en français compte des dizaines de milliers de documents de toutes sortes, il est consigné dans plusieurs bibliothèques privées et, sur le plan institutionnel et privé, il regroupe des documents rassemblés de 1804 à nos jours dans des bibliothèques familiales, dans des bibliothèques municipales, scolaires et universitaires, aux Archives nationales d’Haïti, à la Bibliothèque nationale d’Haïti, à la Bibliothèque haïtienne des Spiritains (BHS) et à la Bibliothèque haïtienne des Frères de l’Instruction chrétienne (BHFIC) communément appelée Bibliothèque de Saint-Louis de Gonzague.
Le patrimoine national écrit d’Haïti est riche des collections de documents divers rédigés en français et conservés dans différentes structures, privées et institutionnelles. Ce patrimoine a fait l’objet d’un monumental travail de recherche documentaire conduit par Max Bissainthe et publié sous le titre « Dictionnaire de bibliographie haïtienne » (Scarecrow Press, Washington, 1951, 1 051 pages). Auparavant, Ulrick Duvivier avait publié la « Bibliographie générale et méthodique d’Haïti » (Imprimerie de l’État, 1941). Au moment de la rédaction du présent article, nous n’avons pas retracé de structures institutionnelles ayant entrepris de répertorier et de compiler les documents constituant le patrimoine créole écrit d’Haïti, qui comprend notamment un nombre indéterminé de lodyans, contes, romans, poésies, pièces de théâtre, ouvrages de vulgarisation botanique et documents du domaine de la pisciculture, textes publicitaires, textes journalistiques, etc. Il y a lieu toutefois de mentionner que la Bibliothèque haïtienne des Spiritains abrite une collection complète du journal « Libète » publié uniquement en kreyòl en Haïti entre 1990-1998. Un vaste chantier bibliographique devra être mis sur pied pour palier l’évidente sous-représentation de la documentation créole dans le patrimoine écrit d’Haïti afin de le rendre accessible aux lecteurs d’horizons divers et de permettre aux chercheurs d’étudier de près les documents appartenant au patrimoine créole écrit d’Haïti.
Sur les plans historique et institutionnel, il est utile de rappeler que la réputée Bibliothèque haïtienne des Spiritains (BHS) —la plus ancienne bibliothèque d’Haïti, anciennement connue sous le nom de Bibliothèque haïtienne des Pères du St-Esprit (BHPSE)–, « a été fondée en 1873 par le Père Daniel Weick deux ans après les débuts du Collège St-Martial en centre-ville à qui l’on doit également la fondation d’un musée et d’un observatoire météorologique ainsi que la mise sur pied du premier corps de Pompiers libres de la ville de Port-au- Prince. À l’origine, la Bibliothèque se donnait comme objectif de réunir une documentation aussi complète que possible sur Haïti, son histoire, sa culture, sa littérature, l’histoire des Caraïbes et l’histoire de l’esclavage dans le monde. Grâce à ses communautés réparties dans plusieurs pays d’Europe, d’Afrique et d’Amérique, la Congrégation du Saint-Esprit a pu rassembler une imposante quantité de livres et documents de valeur exceptionnelle que des spécialistes ont organisé en bibliothèque et ont géré de leur mieux durant une période de plus de 140 ans. Une dynamique malheureusement interrompue à deux reprises : durant l’exil spiritain sous François Duvalier (1969-1989) et plus récemment par le séisme de 2010. À la suite de cette expulsion, les collections de la Bibliothèque seront remisées et dormiront dans des caisses pendant 20 ans. Malgré cet intermède imprévu et tragique, les collections dans leur ensemble ont pu être préservées quasi miraculeusement. Deux autres sections ont même été ajoutées aux trois premières : « L’histoire des réfugiés haïtiens et de l’économie haïtienne depuis 1960, ainsi qu’une section de littérature haïtienne ». Il y a lieu de rappeler que (…) « l’historien Gabriel Debien a ainsi pu écrire que « la Bibliothèque haïtienne des Pères du Saint-Esprit est, avec la Bibliothèque haïtienne des Frères de l’Instruction chrétienne (BHFIC), l’une des plus importantes institutions de conservation du patrimoine haïtien ». (…) Deux exemples parmi plusieurs autres illustrent la richesse documentaire de la Bibliothèque haïtienne des Spiritains. D’une part, l’une des collections de la Bibliothèque haïtienne des Spiritains (BHS) est constituée du « Fonds Edmond Mangonès » ainsi présenté : « La BHS a reçu en don de la famille Mangonès la collection de documents du regretté Edmond Mangonès, personnalité marquante du monde politique et intellectuel de Haïti. C’est sans nul doute l’une des bibliothèques les plus vastes et complètes de Haïti, et peut-être l’une des plus importantes collections privées du monde, en ce qui concerne la région Caraïbe. Un grand nombre de volumes qu’elle contient a trait à l’histoire agitée de Haïti, vue aussi bien en tant que colonie la plus prospère du monde, qu’en tant que deuxième État moderne à avoir déclaré son indépendance dans l’hémisphère occidental. Beaucoup, parmi ces ouvrages, sont extrêmement rares, et peut-être même quelques-uns sont-ils des exemplaires uniques de documents inestimables aux yeux des spécialistes de Haïti et des Antilles » (pour l’ensemble des données historiques et bibliographiques citées plus haut, voir la source mentionnée ainsi que plusieurs rubriques informatives identifiées sur le site de la Bibliothèque haïtienne des Spiritains . D’autre part, l’autre collection, tout aussi riche, est le « Fonds Odette Mennesson Rigaud / Milo Rigaud ». Le site de la Bibliothèque haïtienne des Spiritains (BHS) consigne l’information suivante : « La BHS a reçu en dépôt dans les années 2000 les manuscrits des époux Milo et Odette Rigaud. Ce fonds a été inscrit sur le registre mémoire du monde de l’UNESCO en 2017, il représente vingt-cinq années d’efforts (1944-1969) et près d’un demi-siècle de travail de recherche ethnographique de la part de madame Mennesson-Rigaud, pour surmonter l’exclusion séculaire du Vodou haïtien et offrir aux chercheurs les moyens de sa démarche. NOTE – Le dossier ayant permis d’inscrire le « Fonds Odette Mennesson Rigaud / Milo Rigaud » sur le registre mémoire du monde de l’UNESCO en 2017 a été fortement encouragé par le KAMEM, et c’est le conservateur en chef de la Bibliothèque haïtienne des Spiritains, Patrick Tardieu, bibliothécaire de formation, qui avait avec son équipe préparé le dossier tout en bénéficiant de l’aide du gouvernement de la Corée du Sud. Celui-ci était à l’époque l’organisateur d’un séminaire, en août 2015, destiné aux différents pays de la Caraïbe sur le point de soumettre leur candidature à l’UNESCO. RAPPEL / Le KAMEM est le « Komite ayisyen ‘’Mémoire-Monde’’ » et il a débuté ses activités en 2011. « Un Comité haïtien de la mémoire du monde (Komite ayisyen mémoire du monde – KAMEM) vient d’être mis sur pied par la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco (CNHCU), institution gouvernementale placée sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale (…). Le programme « mémoire du monde » de l’Unesco vise à sauvegarder le patrimoine documentaire en péril, en démocratiser l’accès, sensibiliser davantage le public à son importance et assurer une large diffusion des instruments d’informations sur ce patrimoine. (…) Le ministère de la Culture et de la Communication, les Archives nationales, l’Université d’État d’Haïti, la Bibliothèque nationale, le Bureau d’Ethnologie, l’Institut haïtien de sauvegarde du patrimoine national, la Fondation culture création, la Fondation Konesans ak libète, font partie des institutions publiques et privées appelées à faire partie du Comité haïtien de la mémoire du monde » (« Haiti-Culture : lancement du Comité haïtien de la mémoire du monde », AlterPresse, 20 avril 2011).
« Les dossiers [du « Fonds Odette Mennesson Rigaud / Milo Rigaud »] (près d’un millier) couvrent le Vodou port-au-princien ainsi que de larges régions. Cette compilation magistrale de l’évolution du Vodou haïtien comprend quatre cent quatre-vingt-huit documents, dossiers de notes et de chants, cartables, dessins… et couvre une période bien particulière dans le temps 1944-1969 puisqu’il s’agit d’une période post-campagne antisuperstitieuse contre le Vodou. Grace au financement de la Prince Claus Fund nous avons pu réaliser la numérisation de cette collection. » En ce qui a trait à la période de l’esclavage à Saint-Domingue, devenue Haïti le 1er janvier 1804, le site de la Bibliothèque haïtienne des Spiritains (BHS) fournit l’éclairage suivant à propos du « Fonds sur l’esclavage » : « Le fonds de la BHS sur l’histoire de l’esclavage et la période coloniale de Saint-Domingue est à bien des égards l’un des plus riches de la Caraïbe. (…) L’historien Gabriel Débien, parlant d’Haïti disait de la BHS : « La BHS est la Bibliothèque du 18ème siècle et possède l’une des collections les plus riches sur l’histoire de l’esclavage. (…) la BHS garde dans son Fonds de nombreux manuscrits du 18ème siècle, des papiers notariés de vente d’esclaves (années 1770 à 1790), de nombreux pamphlets sur l’esclavage et son abolition à Saint-Domingue, dans les Antilles et même dans le Pacifique » (Source : site de la Bibliothèque haïtienne des Spiritains .)
Pour sa part, la Bibliothèque haïtienne des Frères de l’Instruction chrétienne (BHFIC) est la deuxième plus ancienne du pays, « elle a été fondée à Port-au-Prince en 1912 pour les grands élèves du Collège des Frères de l’Instruction chrétienne, une congrégation enseignante d’origine française venue en Haïti en 1864 ». Sur le site Web de cette bibliothèque, il est précisé que son fonds documentaire « se concentre sur Haïti et son histoire de peuple, sa culture et sa législation, sa géographie, sa flore, sa riche histoire religieuse et sur celle de l’éducation et de la médecine en Haïti. De nombreuses collections de journaux des 19ème, 20ème et 21ème siècles peuvent y être consultées. Dans sa section histoire la BHFIC possède les séries suivantes : pour la période pré-colombienne, deux douzaines de livres. Près d’une centaine environ traitent de l’occupation espagnole d’Ayiti (…) 188 autres livres nous racontent les aventures des flibustiers et la longue histoire de Saint-Domingue. 430 écrits se font l’écho de la révolte générale, des luttes héroïques et de l’accession finale des esclaves de St-Domingue à l’Indépendance. Moins nombreux sont les essais et monographies consacrés aux gouvernements de Dessalines, Christophe et Pétion, trois principaux héros des guerres de l’Indépendance. Il en est de même pour la période allant de 1818 à 1915, toutefois il est important de noter la source d’informations conservées dans les 122 très gros volumes reliés cuir du Moniteur universel (1789 – 1847). Environ 200 rapports officiels, analyses, pamphlets et récits de témoins oculaires décrivent l’occupation américaine d’Haïti de 1915 à 1934. Les chercheurs peuvent aussi trouver les collections complètes [des livres de] Coriolan Ardouin, Thomas Madiou, Georges Corvington, Roger Gaillard et Leslie Manigat [ainsi qu’une] dizaine de revues d’Histoire dont la Revue de la Société haïtienne d’histoire et de géographie lancée en 1923. En ce qui concerne la littérature haïtienne, la BHFIC offre le choix entre plus de 1 200 œuvres de fiction. On y trouve également une demi-douzaine de collections complètes de revues rares du début du 20ème siècle comme La Ronde (1898 – 1902) et Haïti littéraire et sociale (1905 – 1912). Il convient d’y ajouter Le Temps, revue des années 1932 – 1940 [un fonds] imprimé en 15 forts volumes, véritables mines de textes littéraires, biographies d’écrivains et analyses diverses. Nos volumes de législation haïtienne, dont 63 Codes et 200 volumes du Moniteur attirent particulièrement étudiants, professionnels du Droit ou simples particuliers à la recherche d’une loi, d’un décret ou d’un avis de divorce. La BHFIC ne possède aucun journal d’époque coloniale, mais pour ces temps éloignés, on y trouve de nombreuses lettres de colons, des plans d’habitation coloniales, des rapports de gérants, des actes notariés, des papiers de vente d’esclaves, puis une curieuse déformation des Dix Commandements de Dieu, textes visiblement destinés à motiver chez les esclaves une soumission absolue aux colons… ». (Source : Marie-France Guillaume, Directrice exécutive de la BHFIC : « Bibliothèque haïtienne des Frères de l’Instruction chrétienne », texte non daté accessible sur slideplayer.fr).
Aux côtés de ces grandes structures patrimoniales, plusieurs organismes effectuent un travail de repérage et de conservation de documents divers. C’est le cas notamment, à Montréal, du CIDIHCA, le Centre international de documentation et d’information haïtienne, caribéenne et afro-canadienne qui effectue depuis quarante ans un exceptionnel travail de recherche documentaire. Il est précisé sur son site que « Le CIDIHCA répond à la vocation de centre de documentation en offrant, à Montréal, à un public aussi large que possible, de la documentation sur Haïti ainsi que sur les diasporas africaines. La recherche documentaire et la mise à jour précise de cette documentation ont permis au CIDIHCA de devenir un lieu de référence incontournable. Parallèlement à une collection de livres de près de 20 000 titres, la bibliothèque du CIDIHCA a assemblé un ensemble considérable de revues, de journaux et de documents. Le CIDIHCA dispose également d’une photothèque, d’une vidéothèque, et d’une importante collection des microfilms sur l’histoire d’Haïti. Une importante collection sur la littérature haïtienne est accessible aux chercheurs et aux étudiants. Le CIDIHCA s’active à mettre sur pied une phonothèque des musiques (populaires et savantes) produites en Haïti et dans la diaspora ».
Au chapitre du patrimoine écrit d’Haïti figure également « The complete Haitiana : a bibliographic guide to the scholarly literature, 1900-1980 » de Michel S. Laguerre (éditeur : Kraus International Publications, Millwood, New York, 1982), ainsi que le « HAÏTIANA 1996–2000 – Bibliographie haïtienne » (Éditions Samba, 2003) de Max Bissainthe. Il avait auparavant publié le « Haïtiana 1971-1975. Bibliographie haïtienne » (Collectif paroles, 1980), ainsi que « Haïtiana 1991-1995 » (Éditions du Cidihca, 1997). Le patrimoine écrit d’Haïti comprend aussi un ouvrage fort original, la « Bibliographie des études littéraires haïtiennes 1804-1984 » de Léon-François Hoffmann (ÉDICEF/AUPELF, 1992).
Pourquoi avons-nous jugé nécessaire d’effectuer une si ample revue de l’histoire et de la mission des deux plus grandes bibliothèques haïtiennes ? Au chapitre du patrimoine national écrit, il aurait été édifiant d’exposer en tout premier lieu la mission et les caractéristiques d’une institution de l’État haïtien par l’examen des données descriptives du Fonds documentaire des Archives nationales d’Haïti. Fondées en 1860, les Archives nationales d’Haïti rassemblent un Fonds constitué de documents de nature administrative, légale, financière ou des documents officiels de l’État haïtien (présidence, primature, ministères, Sénat et Chambre des députés, organismes départementaux et municipaux) ainsi que les registres de l’État civil. Mais un descriptif même sommaire des données relatives au fonds documentaire des Archives nationales ne peut être réalisé en ligne : la très grande pauvreté informationnelle du site Web de cette institution ne le permet pas.
Il en est de même de la Bibliothèque nationale d’Haïti fondée en 1939. Elle possède une collection de livres historiques et rares, de manuscrits et de journaux anciens ; elle rassemble également des publications actuelles, soit environ 60 000 ouvrages incluant ceux répertoriés à partir du dépôt légal. La conservation du patrimoine littéraire qui concerne la collecte, la conservation et la diffusion du patrimoine littéraire haïtien, est la mission principale de cette institution nationale. Mais un descriptif même sommaire des données relatives au fonds documentaire de la Bibliothèque nationale d’Haïti ne peut être réalisé en ligne : la très grande pauvreté informationnelle du site Web de cette institution ne le permet pas.
Au chapitre du patrimoine national écrit, il a donc fallu effectuer une ample et instructive incursion sur les sites des deux plus importantes bibliothèques d’Haïti. Cette recherche documentaire avait pour objectif, d’une part, d’informer le lecteur –très peu familier de l’histoire des bibliothèques et centres de documentation d’Haïti–, sur l’ancienneté, la variété et la richesse du patrimoine national écrit d’Haïti. D’autre part, et en lien avec l’objet du présent article, nous entendions fournir des références documentées et crédibles sur l’historicité du patrimoine national écrit d’Haïti qui est conjoint à l’historicité du patrimoine linguistique historique bilingue d’Haïti, celui-ci étant l’objet d’un déni caractéristique de l’enfermement idéologique des petits cercles « créolistes » au sein desquels le « fanatisme militant » sert de boussole et de « méthode » d’analyse. En clair, il s’agissait pour nous d’apporter un éclairage analytique documenté sur l’historicité du patrimoine national écrit d’Haïti afin de bien situer le « négationnisme patrimonial » et l’« amnésie patrimoniale » qui sont au cœur des dérives idéologiques sectaires et dogmatiques des « créolistes » fondamentalistes et des Ayatollahs du créole. Et comme par un effet de miroir, de telles dérives idéologiques confortent l’État haïtien dans son déni de l’obligation constitutionnelle d’aménager les deux langues officielles du pays, le créole et le français. D’autre part, et comme nous le verrons plus loin, les dérives idéologiques sectaires et dogmatiques des « créolistes » fondamentalistes et des Ayatollahs du créole ont des effets directs sur les errements itératifs du ministère de l’Éducation nationale au chapitre de l’aménagement linguistique dans l’École haïtienne.
Le « patrimoine linguistique historique bilingue » d’Haïti, dans son acception la plus large et la plus inclusive, se définit comme « héritage, bien de la nation », soit l’ensemble des productions langagières orales et écrites, en français et en créole, parfois attestées avant 1804 et dans l’ensemble repérables de 1804 à nos jours. Sur le registre de l’écrit notamment, il comprend des documents aussi divers que « Lisette quitté la plaine », chanson attribuée à Duvivier de la Mahautière en 1757 ; l’Acte d’indépendance du premier janvier 1804 rédigé uniquement en français et traduit en créole par Jacques Pierre (Journal of Haitian Studies, vol. 17, no 2 / 2011) ; l’ensemble des Constitutions, lois, traités, codes civil et criminel et conventions de la République d’Haïti rédigés uniquement en français. Le « patrimoine linguistique historique bilingue » d’Haïti comprend également une histoire d’Haïti rédigée pour la première fois en créole, « Ti difé boulé sou istoua Ayiti » de Michel-Rolph Trouillot ; « Dezafi » de Franketienne, premier roman écrit en créole haïtien ; « L’oranger magique / Ti pye zoranj » et autres contes bilingues de Mimi Barthelemy ; « Kavalye polka », pièce de théâtre en créole de Syto Cavé ; « Konpè jeneral soley », traduction créole par Edenne Roc du roman de Jacques Stephen Alexis « Compère général soleil » ; le roman « Sakad » de Gary Victor ; « Ti diksyonnè kreyòl-franse » d’Henry Tourneux et Pierre Vernet ; les romans « Des fleurs pour les héros » d’Anthony Phelps et « Hadriana dans tous mes rêves » de René Depestre, etc.
La parution à Montréal du livre de Marie-Célie Agnant, « La dot de Sara / Yon eritaj pou Sara » –aux Éditions du Remue-ménage, dans la collection Martiales dirigée par Stéphane Martelly–, s’inscrit dans une féconde tradition de textes littéraires créoles qui mérite d’être mieux connue alors même qu’un nombre croissant de romans et de recueils de poésie rédigés en créole, ces vingt dernières années, enrichit le patrimoine littéraire haïtien. Parmi les premiers récits littéraires les plus connus écrits en créole haïtien, on peut citer le recueil de nouvelles « Ale-vini Mirak » (1946) et les trois volumes de « Lanmou pa gin baryè » (1975, 1977, 1981) d’Émile Célestin-Mégie, ainsi que « Ti Jak » (1965) et « Tonton Liben » (1976) de Carrié Paultre…
Le patrimoine linguistique d’Haïti est étroitement lié à l’histoire et à la culture du pays. Ainsi la « lodyans », d’abord contée en créole puis transcrite et renarrativisée par des auteurs de talent tels Maurice Sixto et Georges Anglade, fait partie du patrimoine linguistique et culturel d’Haïti et elle présente la particularité de se situer sur les registres de l’oral et de l’écrit (sur la « lodyans », voir Georges Anglade, « Ce pays qui m’habite.
Lodyans », Lanctôt Éditeur, 2002 ; « Les lodyanseurs d’Haïti », par Carey Dardompré, Carnets, 3 août 2015 ; voir aussi « La « Lodyans haïtienne » – Notes pour une recherche lexicographique », par Robert Berrouët-Oriol, Médiapart, 22 mai 2023).
La littérature haïtienne dans sa totalité, longtemps produite seulement en français et plus récemment en créole, fait partie du « patrimoine linguistique historique et culturel bilingue » d’Haïti.
Les principales caractéristiques des dérives idéologiques sectaires et dogmatiques des « créolistes » fondamentalistes et des Ayatollahs du créole
L’on observe que l’une des plus importantes caractéristiques des dérives idéologiques, sectaires et dogmatiques des « créolistes » fondamentalistes et des Ayatollahs du créole consiste –sur le mode d’une compulsive, clivante et conflictuelle « défense » du créole–, à nier en bloc la réalité de l’historicité du patrimoine linguistique historique bilingue français-créole d’Haïti, ce qui d’ailleurs les porte à ne plaider que pour l’aménagement du créole en Haïti. Les créolistes fondamentalistes et les Ayatollahs du créole, en adoptant la posture du « négationnisme patrimonial », s’attachent à nier en bloc et de manière indifférenciée l’historicité du patrimoine historique bilingue français-créole d’Haïti. Ils appellent ainsi à rejeter du même mouvement, sur le plan historique, la constitution au fil des ans du patrimoine linguistique historique bilingue français-créole d’Haïti. Le « négationnisme patrimonial » des « créolistes » fondamentalistes et les Ayatollahs du créole est un « négationnisme du paradoxe » au sens où ses promoteurs nient le caractère bilingue du patrimoine linguistique historique d’Haïti mais, du même mouvement, entendent mener une « fatwa anti-néocoloniale » contre la « langue du colon », le français, qu’ils rendent responsable de tous les maux du pays, y compris dans le domaine de l’éducation. Les « créolistes » fondamentalistes et les Ayatollahs du créole défendent l’idée que seul le créole doit avoir en Haïti le statut de langue nationale –alors même que ce statut n’est nulle mentionné dans la Constitution de 1987–, et ils font une aveugle impasse sur le fait historiquement attesté que tous les textes majeurs ayant exprimé dès le 1er janvier 1804 la personnalité historique de la nation haïtienne ont été rédigés en français. Ainsi, dans leur logique réductionniste, il faudrait faire l’impasse et écarter les documents majeurs, rédigés en français, et qui sont au fondement de l’institution de l’État haïtien au fil des ans, y compris la « Proclamation de Dessalines » faite en français aux Gonaïves le 1er janvier 1804 (voir l’Annexe A à la fin de cet article). (NOTE / Dans le droit fil du « négationnisme patrimonial » dont nous venons d’exposer les articulations discursives, nous proposons la définitions suivante du populisme linguistique : il est la vision englobant (1) la négation de l’historicité du patrimoine linguistique historique bilingue français-créole d’Haïti, (2) le rejet partiel de l’article 5 et le rejet total de l’article 40 de la Constitution de 1987 qui aboutissent à (3) la promotion inconstitutionnelle et exclusive du monolinguisme créole. Le populisme linguistique se caractérise également, comme nous l’avons précédemment mentionné, par la défense de l’idée frauduleuse d’une pseudo « guerre des langues » en Haïti couplée à la promotion d’une « fatwa » contre la prétendue « langue du colon », le français, stigmatisée au titre d’une « gwojemoni neyokolonyal ». Le populisme linguistique se caractérise aussi par la récitation itérative d’un bréviaire dans lequel ne figurent les droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens ainsi que le partenariat linguistique créole-français fondé sur les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 (voir notre article « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti » (Madinin’Art, 6 novembre 2019).
Dans la logique d’exclusion constitutive du « négationnisme patrimonial », la négation du fait français en Haïti, la négation de l’historicité de la langue française en Haïti constituent le socle sur lequel repose la vision de la « néocolonialité » de la société haïtienne promue par les « créolistes » fondamentalistes et les Ayatollahs du créole. Selon cette vision réductrice et fallacieuse de l’histoire nationale, c’est uniquement par la langue française et à travers la langue française que se déploie et se perpétue la « néocolonialité » de la société haïtienne : le français est aveuglément stigmatisé au motif qu’il serait aujourd’hui en Haïti la « langue du colon », un « virus aliénant », « lang blan an », la langue de la « gwojemoni neyokolonyal » et de la « francofolie » (voir nos articles « Ce que cache le slogan négationniste et révisionniste de « gwojemoni neyokolonial » : les habits trompeurs de la domination impérialiste sur Haïti », Rezonòdwès, 22 décembre 2023, et « Jean Casimir ou les dérives d’une vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne », Fondas kreyòl, 23 mars 2023). Cette vision réductrice et fallacieuse de l’histoire nationale a des effets politiques, elle sert par exemple à masquer tout en la légitimant la convergence de vue entre l’un des Ayatollahs du créole –promoteur esseulé de la « lexicographie borlette »–, et le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste dans la sombre affaire du PSUGO. (Sur les deux vastes escroqueries corruption que sont le PSUGO et le Fonds national de l’Éducation placé sous la tutelle conjointe du ministère de l’Éducation et du ministère des Finances, voir notre article « Le système éducatif haïtien à l’épreuve de malversations multiples au PSUGO », Le National, 24 mars 2022 ; voir aussi « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (parties I, II et III) – Un processus d’affaiblissement du système éducatif » (Ayiti kale je, AlterPresse, Port-au-Prince, 16 juillet 2014). Voir également sur AlterPresse la série d’articles issus d’enquêtes de terrain, « Le PSUGO, une catastrophe programmée » (parties I à IV), 4 août 2016. Voir également l’article fort bien documenté « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti », par Charles Tardieu, Port-au-Prince, 30 juin 2016. Sur le Fonds national de l’Éducation, voir nos articles « L’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne à l’épreuve de l’« État de dealers » guerroyant contre l’« État de droit » (Rezonòdwès, 19 janvier 2024), « Le Fonds national de l’éducation en Haïti, un système mafieux de corruption créé par le PHTK néo-duvaliériste » (Rezonòdwès, 20 avril 2024), « La corruption au Fonds national de l’éducation en Haïti : ce que nous enseignent l’absence d’états financiers et l’inexistence d’audits comptables entre 2017 et 2024 », (Madinin’Art, 3 mai 2024), et « La corruption au Fonds national de l’éducation : ce que nous enseigne le saint-Évangile de la transparence politique de Joseph Jouthe, ex-Premier ministre d’Haïti », (Rezonòdwès, 25 septembre 2004.) L’on observe en Haïti que la Cour supérieure des comptes et l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC) devront dans un proche avenir établir avec rigueur le rôle de l’ex-ministre de l’Éducation Nesmy Manigat et celui de l’ex-ministre des Finances Patrick Boisvert dans le dossier de la corruption à grande échelle au PSUGO et au Fonds national de l’Éducation, deux organismes placés selon la loi sous la tutelle conjointe du ministère de l’Éducation et du ministère des Finances (voir notre article « La corruption dans le système éducatif national d’Haïti : le ministre Antoine AUGUSTIN dépose une demande d’audit financier et administratif à la CSCCA », Rezonòdwès, 15 octobre 2024).
RAPPEL – Il faut prendre toute la mesure qu’un vaste système de corruption a été mis sur pied ces douze dernières années lorsque le PHTK néo-duvaliériste était au pouvoir. Le Fonds national de l’éducation est un organisme, il faut le rappeler, placé sous la tutelle statutaire directe du ministère de l’Éducation et la cotutelle du ministère des Finances : les ex-ministres PHTKistes Nesmy Manigat (Éducation nationale) et Patrick Boisvert (Finances) ont donc des comptes à rendre à la Justice dans le dossier de la corruption à grande échelle au PSUGO et au Fonds national de l’Éducation. La presse locale s’est d’ailleurs fait l’écho des vraisemblables allégations de corruption et du détournement de de plusieurs dizaines de millions de dollars dans ces deux « supermarchés de la corruption » et du pillage des finances de l’État. Ainsi, « Des enquêteurs de l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC) ont effectué, le mardi 4 mai 2024, une perquisition au Fonds national de l’éducation (FNE). Cette opération intervient dans le cadre d’une enquête en cours sur des faits de corruption signalés, a précisé l’ULCC sur ses réseaux sociaux. Selon certaines informations, plus de 7 milliards de gourdes auraient été détournées sous l’administration de l’actuel Directeur général du FNE, Jean Ronald Joseph » (voir l’article « Corruption au Fonds national de l’éducation : l’ULCC ouvre une enquête », Haiti24.net, 4 juin 2024). La perquisition du 4 mai 2024 est consécutive aux révélations parues dans la presse, entre autres celles du site Hebdo24.com datées du 1er avril 2024 relatives au vaste « système dilapidateur » des ressources financières de l’État ayant cours au Fonds national de l’éducation. Il est d’ailleurs fort révélateur que le PSUGO (le controversé Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire), lui-aussi créé par le PHTK néo-duvaliériste, fasse partie du même vaste système d’escroquerie et de malversation repérable dans différents secteurs de l’administration de l’État. Voici un extrait des révélations du site Hebdo24.com datées du 1er avril 2024 : « Au Fonds national de l’éducation, l’argent se gaspille par « millions de gourdes » — « Depuis le weekend dernier, le Fonds national de l’éducation fait l’objet de graves dénonciations. En effet, le FNE constituerait une vraie vache à lait pour certaines personnes, dont son Directeur général. Selon des documents consultés par Hebdo24, le salaire mensuel de Jean Ronald Joseph s’élève à 650 000 gourdes [4 875 $ US mensuels]. Additionné sur 12 mois, son salaire est de 7 millions 800 mille gourdes annuellement. De plus, les dépenses salariales au sein du bureau du Monsieur Joseph totalisent 24 millions de gourdes par an pour sept personnes, tandis que son cabinet, composé de dix-sept membres, représente une dépense annuelle de 49 millions de gourdes. Dans ces documents, figurent des noms de firmes, d’écoles, de journalistes et d’autres contractuels qui perçoivent des sommes astronomiques pour leurs services. C’est le cas de l’ancien député Déus Déroneth qui reçoit un montant de 350 000 gourdes à titre de contractuel ».
Pour sa part le journal Le Nouvelliste éclaire la dimension légale, administrative et hiérarchique de l’opération conduite par l’Unité de lutte contre la corruption en ces termes : « Oui, j’ai donné un ordre de perquisition aux enquêteurs de l’ULCC ce matin concernant le FNE. L’ULCC a reçu plusieurs signalements, plaintes et dénonciations sur d’éventuels faits importants de corruption », a confié à Le Nouvelliste le directeur de l’ULCC, Me Hans Ludwig Joseph. « Cette perquisition, a-t-il poursuivi, fait partie d’une série d’actes d’enquête en cours. Les enquêteurs, dont des investigateurs numériques, sont sur les lieux pour collecter des données informatiques, faire la saisie de documents comptables et administratifs et auditionner des personnes indexées et tous autres concernés », a indiqué Me Joseph. Pour la saisine, elle est d’office. Bien entendu, on a reçu des plaintes et des dénonciations », a dit Me Hans Ludwig Joseph » (« Des enquêteurs de l’ULCC ont perquisitionné le FNE » (Le Nouvelliste, 4 juin 2024). L’on observe toutefois que de juin 2024, date de la perquisition de l’ULCC dans les locaux du Fonds national de l’éducation à novembre 2024, date de la rédaction du présent article, l’Unité de lutte contre la corruption n’a pas encore publié son rapport d’enquête ni informé le public de l’ouverture de procédures pénales contre le FNE.
L’« amnésie patrimoniale » à la rescousse du « monolinguisme d’État »
Tournant le dos à la co-officialisation du créole et du français consignée à l’article 5 de la Constitution haïtienne de 1987, les « créolistes » fondamentalistes et les Ayatollahs du créole font explicitement la promotion de l’« amnésie patrimoniale » afin de justifier le « monolinguisme d’État » qu’ils veulent voir s’établir en Haïti. La jonction de l’« amnésie patrimoniale » et du « monolinguisme d’État » sert de tremplin aux dérives idéologiques des « créolistes » fondamentalistes et des Ayatollahs du créole qui mènent campagne, il faut le redire, à l’aune d’une virulente « fatwa » contre le français haïtien (sur la notion de « français haïtien », voir le remarquable livre collectif de référence précédemment mentionné, dirigé et co-écrit par Renauld Govain, « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien », Jebca Éditions, 2021 ; voir en particulier le chapitre 8, page 249 et suivantes, « Le français haïtien : quelques spécificités », par Renauld Govain). Par cette « fatwa » véhiculée sur différentes tribunes, ils plaident pour que le français soit totalement éradiqué de l’espace national, croyant ainsi que la légitime défense du créole doit obligatoirement être menée sur le mode de l’exclusion de l’une de nos deux langues officielles. On prendra toute la mesure que l’« amnésie patrimoniale » est tenue à distance par Roody Edmée, enseignant de carrière et éditorialiste fort respecté oeuvrant en Haïti, dans un remarquable éditorial intitulé « Créole : la longue marche ! » (Le National, 27 avril 2021). Rappelant de manière tout à fait pertinente les débats qui ont traversé la société haïtienne durant cette époque, Roody Edmée précise qu’« À la fin des années 70, les émissions en créole de Radio Haïti inter et la parution du journal Bon nouvèl donnèrent à la langue populaire une dimension médiatique qui n’allait pas manquer d’avoir un impact social certain. » Il poursuit en disant qu’« Il y avait là une belle bataille à mener pour sortir la langue populaire des murs de complexe construits autour d’elle et la faire entrer avec des habits neufs dans le monde de la pensée scientifique. » L’éclairage de Roody Edmée, par sa pertinence, s’expose comme un écho à un entretien peu connu du romancier Franketienne avec le célèbre journaliste Jean L. Dominique, « Sur le créole, réponse [de] Jean L. Dominique et Frankétienne au journal Le Nouveau Monde ». Dans la présentation de cette archive sonore, il est précisé que « Frankétienne et Jean Dominique réagissent à l’éditorial du journal Le Nouveau Monde, paru le 6 juin 1975, concernant le statut du créole en Haïti. Tous deux [réfutent] l’idée que le français et le créole soient en opposition. Cette discussion s’inscrit dans un débat plus large au sein des intellectuels haïtiens de l’époque : la réflexion sur « l’haïtianité » (l’identité haïtienne). (Source : Duke University, Digital Collection, Radio Haiti Archive) / NOTE – À la Duke University Librariy, le « Radio Haiti Archive digital collection » rassemble « 1 960 cassettes audio, 1 663 bandes magnétiques, 5 bandes audionumériques, et 37 cassettes VHS de Radio Haïti-Inter, documentant la politique, la société et la culture haïtienne de 1957 à 2003 (en majorité de 1972-2003). Sous la direction de Jean Dominique et Michèle Montas, Radio Haïti fut une voix du changement social et de la démocratie, dénonçant l’oppression et l’impunité tout en défendant les droits humains et célébrant la culture et le patrimoine d’Haïti » (source : « Radio Haiti Archive digital collection »).
Il est significatif que la problématique de l’« amnésie patrimoniale » ait également été interpellée par Lyonel Trouillot, romancier et essayiste, auteur d’un vigoureux plaidoyer intitulé « Ki politk lengwistik pou Ayiti ? ». Dans ce plaidoyer, il pose avec hauteur de vue que « La seule politique linguistique pouvant corriger le déficit de citoyenneté perpétué par la situation linguistique d’Haïti me semble être la construction à moyen terme d’un bilinguisme créole-français pour l’ensemble de la nation. La tentation facile de considérer le français comme une langue étrangère comme une autre, l’anglais par exemple, me semble un refus délibéré de tenir compte d’une donnée fondamentale : la nécessité de préserver la spécificité culturelle de notre État nation dont l’une des composantes est le patrimoine linguistique. Par ailleurs le fait qu’il n’existe nulle part un bilinguisme « parfait » ne constitue pas une objection à la politique que je propose. Il ne s’agit pas d’atteindre la perfection mais de mener une politique équitable assurant un minimum d’égalité de chances et offrant des repères symboliques communs de manière à fonder un sentiment d’appartenance » (Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 7 juillet 2005). (Sur la notion de « bilinguisme créole-français, voir notre article « La Constitution de 1987 est au fondement du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti », Le Natonal, Port-au-Prince, 26 avril 2023.)
Il est attesté que « l’amnésie patrimoniale », le « négationnisme patrimonial » et le « monolinguisme d’État » sont au fondement du narratif à partir duquel se profilent les dérives idéologiques des « créolistes » fondamentalistes et des Ayatollahs du créole. L’« amnésie patrimoniale », le « négationnisme patrimonial » et le « monolinguisme d’État » conduisent les créolistes fondamentalistes et les Ayatollahs du créole à adopter une posture inconstitutionnelle par le rejet partiel de l’article 5 et par le rejet total de l’article 40 de la Constitution de 1987. Une telle posture inconstitutionnelle demeure fidèle au catéchisme chimérique et dogmatique du linguiste Yves Dejean. Celui-ci a soutenu aventureusement, en dehors de toute enquête démolinguistique connue, qu’Haïti « est un pays essentiellement monolingue (…) Haïti est des plus monolingues des pays monolingues » (Yves Dejean : « Rebati », 12 juin 2010). Yves Dejean –de langue maternelle française et ayant été scolarisé dans l’une des plus prestigieuses écoles francophones d’Haïti, Saint Louis de Gonzague–, a également soutenu l’idée sectaire que « Fransé sé danjé », (revue Sèl, n° 23-24; n° 33-39, New York, 1975). (Pour mémoire : dans un article très peu connu paru à Port-au-Prince dans Le Nouvelliste du 26 janvier 2005, « Créole, Constitution, Académie », Yves Dejean s’est, avec rigueur, fortement opposé à la création de l’Académie créole… Dans cet article jamais cité par les « créolistes » fondamentalistes et les Ayatollahs du créole, Yves Dejean précise comme suit sa pensée au sujet de l’Académie créole : « « L’exemple à ne pas suivre / Haïti n’a que faire de l’acquisition d’une « formidable machine à faire rêver » et d’un « symbole décoratif ». Dans le même article, il ajoute, au paragraphe « Mission impossible et absurde », que « L’article 213 de la Constitution de 1987 doit être aboli, parce qu’il assigne à une Académie créole, à créer de toute pièce, une tâche impossible et absurde, en s’inspirant d’un modèle archaïque, préscientifique, conçu près de 300 ans avant l’établissement d’une discipline scientifique nouvelle, la linguistique (…) On sait, à présent, qu’il est impossible de fixer une langue ; que les cinq à six mille langues connues constituent des systèmes d’une extrême complexité en dépendance de l’organisation même du cerveau humain et relèvent de principes universels communs propres à l’espèce ; que les changements dans la phonologie, la syntaxe, la morphologie, le vocabulaire ne sont pas à la merci des fantaisies et des diktats de quelques individus et d’organismes externes à la langue. » [Le souligné en gras et italiques est de RBO] ».)
TABLEAU 1 / Articles de la Constitution de 1987 relatifs aux deux langues officielles d’Haïti et à l’« Académie haïtienne »
Article | Libellé | Remarques de RBO |
3 | Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la République. | L’article 5 consigne la co-officialisation des deux langues de notre patrimoine linguistique historique sans formuler de hiérarchisation statutaire. La notion de « langue nationale » ne figure pas dans la Constitution de 1987. |
40 | Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale. | Cette obligation constitutionnelle n’a jamais été mise en œuvre. Dans leur quasi-totalité, les documents de l’État sont rédigés en français uniquement. |
213 | Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux. | L’Akademi kreyòl ayisyen a été créée en 2014. La loi votée par le Parlement a été rédigée en créole uniquement. |
L’article 213 de la Constitution de 1987, qui ne cible que le créole, a été dès 1987 contestée par plusieurs linguistes dont Pierre Vernet et Yves Dejean (voir notre article « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) » (Le National, 18 janvier 2022). Sur le registre de l’« amnésie patrimoniale » et du « négationnisme patrimonial », il est attesté qu’une très petite minorité de « créolistes » fondamentalistes –qui ont bénéficié d’une scolarisation de qualité dans les meilleures écoles francophones du pays–, appelle à « déchouquer » totalement le français en Haïti et à proclamer le créole seule langue officielle (voir le livre de Gérard-Marie Tardieu, membre-fondateur de l’Académie créole, « Yon sèl lang ofisyel », Éditions Kopivit l’Action sociale, 2018). Ce livre-plaidoyer pour « une seule langue officielle », le créole, ne comporte aucune analyse linguistique crédible et il n’a pas été pris au sérieux par les linguistes et les enseignants haïtiens ; il a vite fait d’être remisé au Musée des Pas perdus… (voir notre article « Le créole, « seule langue officielle d’Haïti » : retour sur l’illusion chimérique de Gérard-Marie Tardieu », Madinin’Art, 10 octobre 2019). Ce qu’il faut surtout retenir du fantaisiste opuscule de Gérard-Marie Tardieu, c’est l’appel-fatwa d’une très petite minorité de créolistes fondamentalistes à enfreindre la Constitution de 1987, à se placer par-dessus et en dehors de notre Charte fondamentale et à vouloir donner préséance à cette dérive idéologique sur le vote majoritaire de la Constitution de 1987. Autrement dit, la posture inconstitutionnelle des « créolistes » fondamentalistes et des Ayatollahs du créole doit avoir préséance sur la Constitution de 1987 alors même que ce texte constitutionnel se trouve tout au haut de la hiérarchie des lois haïtiennes et qu’il est destiné à façonner et à guider la gouvernance de la société haïtienne dans son ensemble. À contre-courant de l’« amnésie patrimoniale », du « négationnisme patrimonial » et de la posture inconstitutionnelle des « créolistes » fondamentalistes et des Ayatollahs du créole, les linguistes aménagistes sont porteurs d’une vision citoyenne et consensuelle de l’aménagement linguistique en Haïti fondée sur les sciences du langage et sur la Constitution de 1987 garantes du partenariat créole-français dans notre pays (voir notre article « Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti » (Le National, 15 mars 2023).
Quels sont les effets identifiables dans le système éducatif national du populisme linguistique, de l’« amnésie patrimoniale », du « négationnisme patrimonial » et de la posture anticonstitutionnelle ?
Les idées véhiculées par les « créolistes » fondamentalistes et les Ayatollahs du créole sont certes minoritaires dans la société haïtienne, mais elles bénéficient d’un « environnement contaminant », d’une « myopie sélective » et d’un lourd déficit de perspective historique. Cet « environnement contaminant » est celui d’un enfermement au périmètre de la folklorisation et de l’« exoticisation » du créole qui a cours entre autres à l’Akademi kreyòl ayisyen : le créole a invariablement des rendez-vous improductifs avec de chétifs rituels, avec des slogans catéchétiques anémiés et inefficaces plaidant pour un « monolinguisme de la cécité historique ». La revendication du statut de langue nationale, lorsqu’elle emprunte la voie solitaire d’une inépuisable écholalie, se mue en un discours totalitaire qui, parce qu’il essentialise la langue créole dans ses rapports avec le facteur identitaire, devient un discours circulaire qui ne trouve sa porte de sortie que dans l’idée sinon le fantasme du monolinguisme –voir la réflexion du philosophe, romancier et essayiste martiniquais Édouard Glissant : « On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres » (voir Lise Gauvin, « L’imaginaire des langues / Entretien avec Édouard Glissant », revue Études françaises, volume 28, numéro 2-3, automne – hiver 1992).
L’« environnement contaminant » évoqué plus haut, en ce qui a trait à l’Akademi kreyòl ayisyen, est en lien avec une absence totale de travaux scientifiques. L’on observe en effet que de sa création en 2014 à 2024, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a produit aucune étude scientifique dans l’un des domaines majeurs de la créolistique (syntaxe, phonologie, lexicographie créole, didactique et didactisation du créole, démolinguistique, terminologies spécialisées en langue créole…). Et lorsqu’elle s’aventure, avec un lourd déficit de compétence, sur le terrain de la normalisation de la graphie du créole, elle émet des « recommandations » aussi bancales que fantaisistes. Ainsi, le linguiste « Lemète Zéphyr dénonce les lacunes de la résolution de l’Aka sur l’orthographe du créole » (Montray kreyòl, 19 juin 2017), tandis que le linguiste Renauld Govain analyse la position officielle de l’AKA dans son texte « Konprann ‘’Premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen’’ an » (AlterPresse, 28 juin 2017). Il éclaire cette « Première résolution », précisant, entre autres, que l’Académie créole confond orthographe, alphabet et graphie : « Rezolisyon an manke jistès nan chwa tèminolojik li yo. Sanble li konfonn òtograf, alfabè, grafi yon pa, epi yon lòt pa, li konpòte tèt li tankou yon trete òtograf, jan nou kapab verifye sa nan dispozisyon 2, 4, 5, 8, 9. » Pour sa part, Christophe Charles, poète, éditeur et enseignant, pourtant membre de l’Académie créole, prend le contre-pied de la position officielle de l’AKA sur la graphie du créole dans un texte publié dans Le Nouvelliste du 26 octobre 2020, « Propositions pour améliorer la graphie du créole haïtien ». Au bilan de l’action de l’Académie créole destinée à « fixer » l’orthographe du créole, l’échec est là aussi de notoriété publique, mais l’on ne trouve nulle trace d’une analyse critique de cet échec sur le site officiel de l’AKA, en particulier dans le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » mis en ligne par l’AKA… Dépourvue d’une véritable pensée jurilinguistique de l’aménagement linguistique, l’AKA, tout en tournant le dos aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, a fini par instiller chez nombre de locuteurs l’idée que l’aménagement du créole se résumait à la lunaire « militance » d’une petite secte de prédicateurs psalmodiant et sanctifiant des accords-bidons à la Rue des Miracles (voir nos articles « Accord du 8 juillet 2015 – Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale », Potomitan, 15 juillet 2015, et « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) », Médiapart, 18 janvier 2022). L’on observe en Haïti qu’en ce qui a trait à l’Accord bidon du 5 juillet 2015 entre le ministère de l’Éducation nationale et l’Akademi kreyòl, celle-ci, en raison de sa rachitique et myope « pensée » linguistique, a foncé tête baissée dans la propagande frauduleuse du PHTK néo-duvaliériste : elle a joué une scabreuse partie de poker menteur en cautionnant la fanfare démagogique du « caïd à cravate » du PHTK Nesmy Manigat au sujet de l’aménagement du créole. De 2015 à 2024, l’aménagement du créole dans le système éducatif national a régressé au point où l’Akademi kreyòl a dû intervenir dans la presse locale pour « dénoncer » le ministère de l’Éducation nationale responsable, selon l’AKA, de la pagaille qui tient lieu d’aménagement du créole dans nos écoles. Un an après la signature de l’Accord du 15 juillet 2015, l’Académie créole a en effet vilipendé le ministère de l’Éducation nationale dans les termes suivants : « Leurs flèches se sont aussi dirigées contre le ministère de l’Éducation nationale. Le problème linguistique en milieu scolaire, en abordant ce point avec un peu d’énervement, les académiciens estiment que le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) méprise et néglige l’apprentissage dans la langue créole. Pour eux, le MENFP devrait prendre des mesures adéquates pour que l’apprentissage soit effectif dans la langue maternelle. » (« L’Académie du créole haïtien réclame le support de l’État », Le Nouvelliste, 1er mars 2018.)
Le populisme linguistique, l’« amnésie patrimoniale », le « négationnisme patrimonial » ainsi que la démission de l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique ont des effets directs identifiables et mesurables dans le système éducatif national qui, selon diverses sources institutionnelles (UNICEF, UNESCO) rassemble de 3 à 4 millions d’élèves scolarisés dans les écoles du pays. Voici deux exemples des effets directs du populisme linguistique dans le système éducatif national.
Premier exemple
L’inexistence d’une politique linguistique éducative. Depuis l’adoption de la Constitution de 1987, l’État haïtien n’a adopté ni un Énoncé de politique linguistique éducative ni fourni un encadrement juridique à l’aménagement du créole dans l’École haïtienne. Ces douze dernières années, l’aménagement du créole a pris le chemin, à l’aune de la baguette magique de la « vedette médiatique » du PHTK néo-duvaliériste Nesmy Manigat, d’une sorte de « yoyo de la mise en scène » palabreuse sur les réseaux sociaux, sans que l’on sache véritablement quelle est la ligne directrice centrale du ministère de l’Éducation nationale en matière d’aménagement du créole. Nous en avions décelé les lourdes prémisses dans nos articles antérieurs, « Politique linguistique éducative en Haïti : retour sur les blocages systémiques au ministère de l’Éducation nationale » (Le National, 23 novembre 2017), « La politique linguistique éducative doit être, en Haïti,
au cœur de la refondation du système éducatif national » (Le National, 20 septembre 2018). Et nous avons actualisé cette problématique dans plusieurs articles, notamment « Le ministre de facto de l’Éducation Nesmy Manigat et l’aménagement du créole dans l’École haïtienne : entre surdité, mal-voyance et déni de réalité », (Le National, 2 décembre 2021), « L’aménagement du créole dans l’École haïtienne à l’épreuve de l’amateurisme et du « showbiz » cosmétique du ministère de l’Éducation nationale » (Rezonòdwès, 19 juillet 2023), et « Les fondements constitutionnels de la future loi de politique linguistique éducative en Haïti » (Éducation en marche, 30 septembre 2023).
La constante discontinuité dans la gouvernance de l’Éducation nationale est la conséquence de l’absence de vision au plus haut sommet de l’État et de l’inexistence d’un énoncé de politique linguistique éducative inscrite dans une loi contraignante d’aménagement assortie d’une règlementation de mise en œuvre et de contrôle de cette politique. Le mantra-cocorico de chaque nouveau ministre de l’Éducation nationale, en faisant table rase des initiatives de son prédécesseur, expose invariablement des « mesures », des « plans » aussi nouveaux que furtifs et une énième « réforme » du système éducatif national. Un exemple parmi d’autres : la déclaration d’avril 2017 de Pierre-Josué Agénor Cadet, l’un des plus médiocres ministres de l’Éducation nationale depuis la réforme Bernard de 1979, relative à la mise en œuvre des « 26 points de sa feuille de route » consistant notamment à « Entreprendre des politiques d’aménagement éducatif et linguistique, en vue de parvenir à un bilinguisme créole/français équilibré, et de promouvoir le multilinguisme dans le pays » (voir notre article « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti », Le National, 17 avril 2017). S’il y a lieu d’émettre de fortes réserves sur la controversée notion de « bilinguisme équilibré » au titre d’un objectif majeur de l’aménagement linguistique en Haïti, il faut également rappeler que le ministère de l’Éducation nous a habitués ces dernières années à la passation d’accords cosmétiques sans lendemains et sans prise aucune sur le système éducatif national (voir notre article « Accord du 8 juillet 2015 – Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale », Potomitan, 15 juillet 2015).
Deuxième exemple
Une profusion de « documents-cadre » inapplicables et inappliqués… En raison de l’inexistence d’un énoncé de politique linguistique éducative inscrite dans une loi contraignante d’aménagement de nos deux langues officielles dans l’École haïtienne, plusieurs « documents-cadre » ont été élaborés ces dernières années par le ministère de l’Éducation nationale sans que l’on sache lequel a la préséance et sert de guide à la gouvernance du système éducatif national. Il en est ainsi du « Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028 » que nous avons soumis à l’analyse critique dans notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018–2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative » (Potomitan, 31 octobre 2018). L’analyse de ce document a permis de mettre en lumière de lourdes lacunes conceptuelles et une absence de vision cohérente au plus haut sommet de l’État : les « Orientations stratégiques » du ministère de l’Éducation nationale ne consignent pas le projet spécifique de l’aménagement linguistique dans le système éducatif national. En clair, la problématique linguistique dans l’enseignement ne fait pas l’objet d’un chapitre particulier : l’aménagement linguistique dans les programmes et en salle de classe est disséminée dans des considérations générales du document. Les « Orientations stratégiques » du « Plan décennal… » mentionnent de manière lapidaire qu’« En résumé, au cours des dix années du plan décennal (2018-2028), de nombreuses actions seront entreprises pour (…) notamment « Renforcer le statut du créole en tant que langue d’enseignement et langue enseignée dans le processus enseignement/apprentissage à tous les niveaux du système éducatif haïtien » (« Plan décennal… », p. 28). Toujours en ce qui a trait à l’aménagement des deux langues officielles dans le système éducatif national, le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » consigne également que « Dans le prolongement de la Réforme Bernard [sic], le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement au 1er cycle du Fondamental et langue enseignée à tous les niveaux du système éducatif haïtien. Le français, en tant que langue seconde, sera introduit comme langue enseignée dès la 1ère année fondamentale dans sa forme orale et progressivement sous toutes ses formes dans les autres années suivant la progression définie dans les programmes d’études développés, et utilisé comme langue d’enseignement dès le 2e cycle fondamental » (« Plan décennal…» p. 26). On l’a bien noté, la référence à la réforme Bernard de 1979 est ici décorative sinon totémique et le « Plan décennal… » ne précise nullement quels sont les acquis de cette réforme dont il se réclame et de quelle manière ces acquis seront mis en œuvre. De plus, la pleine reconnaissance et l’acceptation de l’obligation constitutionnelle et citoyenne de l’égalité des deux langues officielles aurait commandé que ce « Plan décennal… » soit rédigé dans un format bilingue créole-français, et il devrait en être de même de toutes les communications provenant du ministère de l’Éducation (cf. l’article 40 de la Constitution de 1987). Au moment de la rédaction du présent article, aucune information accessible sur le site officiel du ministère de l’Éducation nationale ne permet de savoir si ce « Plan décennal… » a été mis en œuvre et si oui, quel en est le bilan…
Promouvoir la vision constitutionnelle de l’aménagement simultané des deux langues officielles d’Haïti : vers le « BILINGUISME DE L’ÉQUITÉ DES DROITS LINGUISTIQUES » en tant que politique d’État
La vision de l’aménagement du créole et du français dont nous faisons le plaidoyer trouve toute sa légitimité dès le « Préambule » de la Constitution de 1987 qui dispose que « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution » dans une perspective républicaine et citoyenne, « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langueS et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens. » Le segment « par l’acceptation de la communauté de langueS et de culture » –langues s’écrit au pluriel–, confirme la reconnaissance de notre patrimoine linguistique historique doté de deux langues, le créole et le français, et cette reconnaissance est consacrée par leur co-officialisation à l’article 5 du texte constitutionnel. Le choix du terme « communauté » sert à désigner la communauté nationale, donc la nation historiquement constituée, et l’emploi du pluriel au mot « langueS » confirme le constat que l’Assemblée constituante de 1987 a pris acte de la coexistence, certes inégalitaire, de nos deux langues au sein de la communauté nationale. La reconnaissance ainsi consacrée de notre patrimoine linguistique historique doté de deux langues, le créole et le français, induit une obligation : ce sont les deux langues présentes de manière inégalitaire dans le corps social haïtien qui doivent être simultanément aménagées. La simultanéité de l’aménagement de nos deux langues officielles trouve de la sorte ses fondements dans le texte constitutionnel (articles 5 et 40) qui, dans aucun de ses énoncés, ne préconise l’aménagement d’une seule langue au détriment d’une autre.
De manière tout aussi essentielle, notre vision de l’aménagement simultané du créole et du français s’arrime aux droits citoyens désignés dans le « Préambule » et visés par la garantie qu’accorde le texte constitutionnel aux libertés fondamentales : « Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective ». L’appariement des libertés fondamentales aux droits humains est au cœur même de notre vision de l’aménagement du créole et du français et en fait une vision citoyenne et constitutionnelle : il ne s’agit pas d’une « cause » à défendre par une « croisade » ou par une « militance » tous azimuts mais bien de droits linguistiques à mettre en œuvre (voir notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti », Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018). Au creux de la Constitution de 1987, l’aménagement du créole et du français en Haïti s’apparie donc au grand ensemble des droits citoyens et aux libertés fondamentales, notamment le droit à l’éducation. Dans le texte constitutionnel, cet appariement est consigné au « Titre III » : « Du citoyen – Des droits et devoirs fondamentaux » / Chapitre II – « Des droits fondamentaux », section F, « De l’éducation et de l’enseignement ». Les articles pertinents relevant de l’éducation et de l’enseignement figurent au tableau ci-après.
TABLEAU 2 / Constitution de 1987 — Section F : « Des droits fondamentaux » – « De l’éducation et de l’enseignement »
Articles | Énoncé |
32 | L’État garantit le droit à l’éducation. Il veille à la formation physique, intellectuelle, morale, professionnelle, sociale et civique de la population. |
32.2 | La première charge de l’État et des collectivités territoriales est la scolarisation massive, seule capable de permettre le développement du pays. L’État encourage et facilite l’initiative privée en ce domaine. |
32.7 | L’État doit veiller à ce que chaque collectivité territoriale, section communale, commune, département soit doté d’établissements d’enseignement indispensables, adaptés aux besoins de son développement, sans toutefois porter préjudice à la priorité de l’enseignement agricole, professionnel, coopératif et technique qui doit être largement diffusé. |
32.9 | L’État et les collectivités territoriales ont pour devoir de prendre toutes les dispositions nécessaires en vue d’intensifier la campagne d’alphabétisation des masses. Ils encouragent toutes les initiatives privées tendant à cette fin. |
Dans l’expression « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques », chacun des termes (« bilinguisme », « équité », « droits linguistiques ») est porteur de traits définitoires distincts mais liés.
Alors même que le terme « équité » comprend les sèmes définitoires de « Caractère de ce qui est fait avec justice et impartialité » (Le Larousse), les termes « bilingue » et « bilinguisme » sont le lieu d’âpres débats notionnels contradictoires et l’objet de cet article n’est pas d’en exposer les grandes avenues ni les principales tendances. La réflexion que nous proposons aujourd’hui en partage s’attache plutôt au bilinguisme en tant que politique d’État tout en gardant à l’esprit que « Des 195 États souverains, 54 sont officiellement bilingues, c’est-à-dire 27,6 % des pays du monde pour une population regroupant environ deux milliards de personnes » (Jacques Leclerc, « L’aménagement linguistique dans le monde », Québec, CEFAN, Université Laval).
Le dictionnaire Le Robert définit comme suit le terme « bilinguisme » : « Caractère bilingue (d’un pays, d’une région, de ses habitants). Le bilinguisme en Belgique, au Québec (personnes). Qualité de bilingue. Le bilinguisme parfait est rare ». Pour sa part, Le Larousse consigne la définition suivante : « Situation d’un individu parlant couramment deux langues différentes (bilinguisme individuel) ; situation d’une communauté où se pratiquent concurremment deux langues ». Ranka Bijeljac-Babic, de l’Université de Poitiers, introduit des éléments de définition en ces termes : « Les termes « bilingue », « bilinguisme » désignent différents phénomènes selon qu’ils décrivent un individu, une communauté ou un mode de communication. Une personne est bilingue si elle utilise deux langues de façon régulière ; une société est bilingue si elle utilise une langue dans un contexte et l’autre dans un contexte différent. » (« Enfant bilingue / De la petite enfance à l’école », Éditions Odile Jacob, 2017). Le bilinguisme de société évoqué dans le dernier segment de cette définition est contestable et il rappelle l’opposition de nombre de linguistes au concept de diglossie appliqué à la situation linguistique haïtienne (voir l’excellent article de Yves Dejean, « Diglossia revisited: French and Creole in Haiti », revue, Word, 34 : 3, 1983 ; voir aussi « Diglossie et interlecte », par Lambert-Félix Prudent, revue Langages, 1981 / 61. NOTE – Le numéro 61 (1981) de la revue Langages est consacré au « Bilinguisme et diglossie », sous la direction de Jean-Baptiste Marcellesi).
Sans entrer dans les détails, il est utile de mentionner l’éclairage que propose le linguiste-aménagiste québécois Jean-Claude Corbeil lorsqu’il établit une « Distinction entre bilinguisme en tant que projet individuel et bilinguisme en tant que projet collectif / Distinction entre bilinguisme institutionnel et bilinguisme fonctionnel ». Ainsi, « L’objectif du bilinguisme de langue commune est de donner à l’individu une aisance linguistique en langue seconde qui lui permet, par exemple, d’entretenir une conversation courante, de lire, d’aller au cinéma, de faire ses courses, de manger au restaurant, en somme les gestes les plus familiers de la vie quotidienne. (…) C’est le vocabulaire surtout qui caractérise le bilinguisme de langue spécialisée : il s’agit, ici, d’acquérir le vocabulaire d’une science, d’un métier, d’une technique, ou encore un ensemble de vocabulaires qui constituent la langue d’une entreprise. Le bilinguisme est institutionnel s’institue lorsque la société tend à vouloir faire de chaque individu un individu bilingue tant de langue commune que de langue spécialisée » (voir le livre-phare du linguiste québécois Jean-Claude Corbeil : « L’embarras des langues / Origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise », Éditions Québec-Amérique, 2007).
Dans le droit fil de ces différents éclairages notionnels, nous entendons par « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » la future politique d’État d’aménagement des deux langues officielles d’Haïti conformément à la Constitution de 1987 et qui s’articule sur deux versants indissociables :
- À l’échelle de l’État, le bilinguisme institutionnel instaure la parité effective et mesurable entre nos deux langues officielles (articles 5 et 40 de la Constitution de 1987) et il garantit, dans la sphère publique, l’obligation de l’État d’effectuer toutes ses prestations, orales et écrites, en créole et en français, et d’élaborer/diffuser tous ses documents administratifs dans les deux langues officielles du pays. Le bilinguisme institutionnel se réfère ainsi en amont aux droits linguistiques collectifs ainsi qu’à l’« aptitude d’un service public à fournir à la population et à son propre personnel des services dans les deux langues officielles » (sources : Centre de traduction et de terminologie juridiques (CTTJ), Faculté de droit, Université de Moncton, et Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien).
- Le bilinguisme individuel recouvre le « droit à la langue » (le droit à l’acquisition et à la maîtrise des deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti) ; le « droit à la langue maternelle » (le droit à la maîtrise et à l’utilisation de la langue maternelle créole dans toutes les situations de communication) et qui est étroitement lié aux obligations de l’État sur le registre du bilinguisme institutionnel.
- En tant que politique d’État, le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » que nous préconisons au coeur de l’aménagement linguistique en Haïti constitue sur plusieurs plans une avancée majeure. Il est conforme au « Préambule » et aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, il est en lien direct avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, et il s’articule à la perspective centrale en jurilinguistique selon laquelle les droits linguistiques, dans leur universalité, sont à la fois individuels et collectifs. Dans cette optique, le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » renvoie à toute la problématique du rôle de l’État en matière de mise en œuvre des droits linguistiques et quant aux garanties constitutionnelles qu’il faut obligatoirement leur accorder.
De manière articulée, et en lien avec la réalité historique de notre patrimoine linguistique historique bilingue et en conformité avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, l’énoncé de politique linguistique nationale que l’État aura à adopter, EN CE QUI A TRAIT AU CRÉOLE, devra notamment :
- définir explicitement le « droit à la langue » et le « droit à la langue maternelle créole » à parité statutaire avec le français aux côtés duquel le créole sera aménagé ;
- consigner et expliciter le statut du créole dans l’Administration publique, dans les rapports entre l’État et ses administrés, dans les médias et dans le système éducatif national ;
- consigner et expliciter les fonctions institutionnelles du créole : fonction de communication dans l’Administration publique, le secteur privé et les médias, signalétique publique, affichage publicitaire, droit d’être servi en créole partout dans l’Administration publique, droit de disposer de tous les documents personnels et administratifs en créole (passeport, carte d’identité nationale, contrats, documents de biens immobiliers et terriens, etc.) –notamment et explicitement, le droit pour tout citoyen de se faire servir en créole, à l’oral et à l’écrit, dans tous les services publics et privés ;
- édicter les balises de production et de diffusion en créole de tous les documents émanant de l’État et encadrer juridiquement l’obligation de rédiger/traduire en créole les textes fondamentaux de la République d’Haïti (lois, chartes ministérielles, ordonnances, règlements, décrets, arrêtés, conventions internationales, code civil, code rural, code du travail, etc.) ;
- consigner les balises du cadre légal de la généralisation obligatoire de l’utilisation du créole dans la totalité du système éducatif national à titre de langue d’enseignement et de langue enseignée, de la maternelle à l’enseignement fondamental, du secondaire à l’université. Ceci impliquera l’obligation pour le ministère de l’Éducation national de mettre à la disposition des écoles le curriculum national en langue créole pour l’enseignement du créole à tous les niveaux du cursus de l’École haïtienne ; l’obligation pour ce ministère de garantir la possibilité que tout écolier et étudiant haïtien puisse être évalué dans la langue de son choix, particulièrement au niveau des épreuves officielles de l’École fondamentale et de l’École secondaire ;
- édicter les balises de formation et de certification obligatoire des enseignants du créole, ainsi que celles relatives à la production de matériel pédagogique, didactique et lexicographique de qualité en créole pour les écoles et l’université ; cela impliquera que le ministère de l’Éducation donnera –par règlement d’application obligatoire–, la priorité à la production et la mise à disposition du matériel d’enseignement et de formation en créole et/ou bilingue à tous les niveaux du système d’enseignement et de formation. La priorité à la production et la mise à disposition du matériel d’enseignement et de formation en créole ne doivent en aucun cas s’accompagner de la relégation et/ou du « déchouquage » du matériel pédagogique et didactique destinés à un enseignement rigoureux du français dans l’École haïtienne.
Annexe A
« Proclamation de Dessalines », Gonaïves, 1er janvier 1804
Rédigé en français, ce document historique est considéré par les historiens comme étant le premier document officiel du nouvel État, Haïti, issu de la victorieuse guerre anticoloniale. La version originale numérisée de ce document est entreposée aux Archives nationales du Royaume-Uni à Londres (« Catalogue Reference : co/137/111 »). Nous en avons établi une version Word à partir du fac-similé de l’original qui porte le titre « Proclamation de Dessalines ».
« LE GÉNÉRAL EN CHEF, AU PEUPLE CITOYEN D’HAYTI
Citoyens,
Ce n’est pas assez d’avoir expulsé de votre pays les barbares qui l’ont ensanglanté depuis deux siècles ; ce n’est pas assez d’avoir mis un frein aux factions toujours renaissantes qui se jouaient tour-à-tour du fantôme de liberté que la France exposait à vos yeux ; il faut par un dernier acte d’autorité nationale, assurer à jamais l’empire de la liberté dans le pays qui nous a vu naître ; il faut ravir au gouvernement inhumain qui tient depuis long-tems nos esprits dans la torpeur la plus humiliante, tout espoir de nous réasservir ; il faut enfin vivre indépendans ou mourir. Indépendance, ou la mort… que ces mots sacrés nous rallient, et qu’ils soient le signal des combats et de notre réunion.
Citoyens, mes compatriotes, j’ai rassemblé dans ce jour solennel ces militaires courageux,
qui, à la veille de recueillir les derniers soupirs de la liberté, ont prodigué leur sang pour le sauver ; ces Généraux qui ont guidé vos efforts contre la tyrannie, n’ont point encore assez fait pour votre bonheur… le nom français lugubre encore nos contrées.
Tout y retrace le souvenir des cruautés de ce peuple barbare ; nos lois, nos mœurs, nos villes, tout encore porte l’empreinte française ; que dis-je, il existe des Français dans notre Isle, et vous vous croyez libres et indépendans de cette République qui a combattu toutes les nations, il est vrai ; mais qui n’a jamais vaincu que celles qui ont voulu être libres.
Eh quoi ! victimes pendant quatorze ans de notre crédulité et de notre indulgence ; vaincus, non par des armées françaises, mais par la pipeuse éloquence des proclamations de leurs agens ; quand nous lasserons-nous de respirer le même air qu’eux ? Qu’avons-nous de commun avec ce peuple bourreau ? Sa cruauté comparée à notre patiente modé- ration ; sa couleur à la nôtre, l’étendue des mers qui nous séparent, notre climat vengeur nous disent assez qu’ils ne sont pas nos frères, qu’ils ne le deviendront jamais, et que s’ils trouvent un asile parmi nous, ils seront encore les machinateurs de nos troubles et de nos divisions.
Citoyens Indigènes, hommes, femmes, filles et enfans, portez vos regards sur toutes les parties de cette Isle, cherchez-y, vous vos épouses, vous vos maris, vous vos frères, vous vos sœurs ; que dis-je, cherchez-y vos enfans, vos enfans à la mamele ? Que sont-ils devenus. Je frémis de le dire… la proie de ces vautours. Au lieu de ces victimes intéressantes, votre œil consterné n’apperçoit que leurs assassins ; que les tigres dégouttant encore de leur sang, et dont l’affreuse présence vous reproche votre insensibilité et votre coupable lenteur à les venger. Quattendez-vous pour appaiser leurs mânes ; songez que vous avez voulu que vos restes reposassent auprès de ceux de vos pères, quand vous avez chassé la tyraonie ; descendrez-vous dans leurs tombes, sans les avoir vengés? Non, leurs ossemens repousseraient les vôtres.
Et vous hommes précieux, Généraux intrépides qui, insensibles à vos propres malheurs, avez ressuscité la liberté en lui prodiguant tout votre sang ; sachez que vous n’avez rien fait, si vous ne donnez aux nations un exemple terrible, mais juste, de la vengeance que doit exercer un peuple fier d’avoir recouvré sa liberté, et jaloux de la maintenir ; effrayons tous ceux qui oseraient tenter de nous la ravir encore : commençons par les Français… Qu’ils frémissent en abordant nos côtes, sinon par le souvenir des cruautés qu’ils y ont exercées, au moins par la résolution terrible que nous allons prendre de dévouer à la mort, quiconque né Français, souillerait de son pied sacrilège le territoire de la liberté.
Nous avons osé être libres, osons l’être par nous-mêmes et pour nous-mêmes ; imitons l’enfant qui grandit : son propre poids brise la lisière qui lui devient inutile et l’entrave dans sa marche. Quel peuple a combattu pour nous ! Quel peuple voudrait recueillir les fruits de nos travaux ? Et quelle déshonorante absurdité que de vaincre pour être esclaves.
Esclaves ! …laissons aux Français cette épithète qualificative ; ils ont vaincu pour cesser d’être libres.
Marchons sur d’autres traces, imitons ces peuples qui, portant leurs sollicitudes jusques sur l’avenir et appréhendant de laisser à la postérité l’exemple de la lâcheté, ont préféré être exterminés que rayés du nombre des peuples libres.
Gardons-nous cependant que l’esprit de prosélytisme ne détruise notre ouvrage ; laissons en paix respirer nos voisins, qu’ils vivent paisiblement sous l’égide des lois qu’ils se sont faites, et n’allons pas, boutes-feu révolutionnaires, nous érigeant en législateurs des Antilles, faire consister notre gloire à troubler le repos des Isles qui nous avoisinent ; elles n’ont point, comme celles que nous habitons, été arrosées du sang innocent de leurs habitans ; ils n’ont point de vengeance à exercer contre l’autorité qui les protège.
Heureuses de n’avoir jamais connu les fléaux qui nous ont détruit, elles ne peuvent que faire des vœux pour notre prospérité.
Paix à nos voisins, mais anathème au nom français, haine éternelle à la France : voilà notre cri.
Indigènes d’Hayti ! mon heureuse destinée me réservait à être un jour la sentinelle qui dût veiller à la garde de l’idole à laquelle vous sacrifiez : j’ai veillé, combattu, quelquefois seul ; et si j’ai été assez heureux que de remettre en vos mains le dépôt sacré que vous m’avez confié, songez que c’est à vous maintenant à le conserver. En combattant pour votre liberté j’ai travaillé à mon propre bonheur. Avant de la consolider par des lois qui assurent votre libre individualité, vos Chefs, que j’assemble ici, et moi-même nous vous devons la dernière preuve de notre dévouement.
Généraux, et vous Chefs, réunis ici près de moi pour le bonheur de notre pays, le jour est arrivé, ce jour qui doit éterniser notre gloire, notre indépendance.
S’il pouvait exister parmi nous un cœur tiède, qu’il s’éloigne et tremble de prononcer le serment qui doit nous unir.
Jurons à l’univers entier, à la postérité, à nous-mêmes de renoncer à jamais à la France, et de mourir plutôt que de vivre sous sa domination. De combattre jusqu’au dernier soupir pour l’indépendance de notre pays.
Et toi, peuple trop long-tems infortuné, témoin du serment que nous prononçons, souviens toi que c’est sur ta constance et ton courage que j’ai compté quand je me suis lancé dans la carrière de la liberté pour y combattre le despotisme et la tyrannie contre lesquels tu luttais depuis quatorze ans ; rappelle-toi que j’ai tout sacrifié pour voler à ta défense, parens, enfans , fortune , et que maintenant je ne suis riche que de ta liberté ; que mon nom est devenu en horreur à tous les peuples qui veulent l’esclavage, et que les despotes et les tyrans ne le prononcent qu’en maudissant le jour qui m’a vu naître ; et si jamais tu refusais ou recevais en murmurant les lois que le génie qui veille à tes destins me dictera pour ton bonheur, tu mériterais le sort des peuples ingrats. Mais loin de moi cette affreuse idée ; tu seras le soutien de la liberté que tu chéris, l’appui du Chef qui te commande.
Prête donc entre ses mains le serment de vivre libre et indépendant, et de préférer la mort à tout ce qui tendrait à te remettre sous le joug. Jure enfin, de poursuivre à jamais les traîtres et les ennemis de ton indépendance.
FAIT au Quartier-général des Gonaïves, le premier janvier, mil huit cent quatre, l’An premier de l’Indépendance. »
« Signé, J. J. DESSALINES »