30 juin 2024
Quatrième extrait du roman de Robert Lodimus  »Le Sang de la Prophétie »
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Quatrième extrait du roman de Robert Lodimus  »Le Sang de la Prophétie »

Chapitre V

Le drame

« Le droit naturel de la Nature entière et conséquemment de chaque individu s’étend jusqu’où va sa puissance. » 

                                          (Baruch de Spinoza) 

    Élianise était prête depuis longtemps à entreprendre sa ballade à Narayama, la montagne sacrée où selon  la nouvelle de l’écrivain japonais Shichirō  Fukazawa, une légende adaptée au cinéma par Shôhei Imamura, les porteurs allaient abandonner les vieillards pour qu’ils purifiassent leurs âmes avant de mourir dans le froid et dans la solitude, après une lutte courageuse, douloureuse et silencieuse menée contre la famine et la soif. Comme s’il devenait honteux pour les habitants de ce village intemporel d’atteindre une tranche d’âge trop avancée, de jouer au fildefériste trop longtemps sur la corde raide de l’existence. Pour Élianise, l’équivalente de Narayama était la Guinée. Les dieux de la mythologie africaine prédirent que, comme le prophète Hénoch, son corps ne séjournera pas dans les combes ténébreuses de la mort. Enveloppé dans un linceul noir, – la couleur symbolique de l’héroïsme, de l’intelligence, de la loyauté, de la solidarité et de la résilience –, il s’envolera pour la Guinée où les princes spirituels qui règnent sur les landes magiques, ésotériques lui réservaient un manoir construit avec des briquettes d’or. Cela devait se passer le jour de l’extermination de l’« oiseau de malheur ». En tout cas, l’idée du trépas n’imprimait aucun signe de frayeur sur le visage ridé d’Élianise. Au contraire, n’avait-elle pas hâte d’aller se reposer auprès de son oncle Assé assassiné froidement par les carnassiers venus du Nord. Son sang, pour la même cause, fut mélangé avec celui de Péralte, de Batraville  et de milliers d’autres? Ne serait-elle pas ravie, la vieille dame, de se promener avec marraine Cira dans la selva des croyances mystérieuses de l’Afrique? L’anamnèse d’Élianise révélait des souvenirs douloureux, qui s’arc-boutaient contre les murailles immatérielles du temps. Quel temps? Une époque redoutable où les dents des crève-la-faim claquèrent dans une température de misère sibérienne! Où les pouilleux étaient écrasés comme des vers de terre sous les galoches de l’injustice. La « Négresse » et le « Nègre »  de cette terre, à l’instar de Sanite Bélair, Jeanne d’Arc, Zoïa Kosmodemianskaïa, étaient en train de payer l’arrogance de leur inclination pour la Liberté. 

    Les événements dont Élianise avait gardé souvenance brassèrent sa cervelle éplorée. Avant le drame de sexe éhonté qui embruma l’orbe de sa jeunesse, Léonide portait fièrement les amulettes de sa pudeur dans ses robes paysannes amidonnées. Au clair de lune, elle allait fermer le cercle des adultes et des enfants autour de sa grande tante Jeannette qui leur contait des histoires à faire frémir le diable. Ses rires aux éclats résonnaient dans la savane enduite de couches épaisses d’obscurité. Les couettes qu’elle se faisait le dimanche matin pour se rendre à l’oratoire conféraient à sa personne le privilège d’une beauté naturelle et attrayante. Lorsque serait venu le temps pour elle de se choisir un compagnon, Léonide n’aurait pas suivi l’exemple de sa cousine Mélanie. Elle aurait jeté son dévolu sur un garçon travailleur et honnête, qui originait de son milieu social, au lieu de céder sous les prestations de charme coquin et frivole des gringalets de la Place du marché.

    Léonide promenait sa grâce indolente et racée, l’élégance de sa beauté aphrodisiaque dans les sentiers longs et étroits qui conduisirent de la campagne à la ville. On aurait dit une guirlande de jasmins frais qui avait poussé sur une haie morte. La Hatte Rocher, avec sa façade de léproserie, ne correspondait pas à la dimension de sa féminité légendaire. Certains auraient dit carrément une « Michaëla », le personnage insolite de Guy des Cars, la bourgeoise devenue écuyère, après que les aléas de la vie l’avaient fait  échouer dans les baraques roulantes des saltimbanques de Hermann Kier. Une espèce de « dame du cirque » dépouillée des saris de la noblesse. 

    Estella racontait toujours, lorsqu’elle avait bu du clairin trempé dans les graines de tamarin chez Dada, que le père de sa fille unique était un commerçant du bord de mer. Un arabe déraciné que l’islam transplanta dans ce pays des Caraïbes. Ce Rachid, chassé de Haïl par Ibn Saoud, était arrivé dans la rade du Cap à bord d’un bateau de croisière et il  avait décidé de ne pas reprendre la mer. Le père Ashmir s’installa avec sa femme, ses deux garçonnets et sa fillette dans la cité de l’indépendance et ouvrit un  commerce moyen de gros et de détail dans les milieux compradores. Des années plus tard, Ashmir décéda d’un cancer du poumon. Ses enfants et son épouse héritèrent de sa demi-douzaine d’épiceries. 

    Léonide n’était pas le fruit de la passion amoureuse. Elle fut plutôt le produit d’une œuvre hybride, guidée et conçue par un instinct de bestialité indécente. 

    Ce samedi d’eau bénite, la jeune Estella, comme à l’accoutumée, était allée offrir des cacahuètes grillées à Rached Ashmir, à son magasin de tissus dont l’intérieur présentait l’aspect désordonné d’un bric à brac. C’était presque l’heure de la fermeture. Profitant du moment d’accalmie, l’homme s’approcha de la jeune paysanne en souriant, et sans invitation, se mit à tripoter ses mamelons. Comme un félidé, Rached Ashmir attira sa proie derrière le comptoir, se jeta sur elle, et son animalité la dépucela sur le plancher en bois, recouvert de quelques franges de tapis chinois. Léonide naquit neuf mois après l’agression sexuelle sauvage et audacieuse. 

    C’était une journée de septembre. Le vent frais venu des montagnes de « Case Soleil » fouettait le visage défait du village endormi. La nuit opaque, sans la moindre clarté lunaire, allait être témoin d’un drame bouleversant. La fumée blanche montait du toit en chaume de la vieille cabane et pourléchait déjà les babines du ciel. Bientôt, ce fut un brasier vif et incontrôlable. La maisonnette brûlait comme une torche au milieu de l’Habitation La Rosée. La petite populace accourait de toutes parts avec des seaux remplis d’eau, dans l’espoir de diminuer l’ardeur des flammes. Mais hélas! Sans succès. Les femmes criaient : « Estella, Léonide, Espérandieu… » Aucun signe de vie! Aucune réponse! Le glaive de la prophétie malfaisante avait encore frappé mortellement La Rosée. Au milieu des cris d’épouvante et des onomatopées de déchirement, s’élevaient sournoisement les hululements narquois d’un hibou furtif…     

Chapitre VI

Les persécutions

«  Les faits parlent d’eux-mêmes… »

                                                                 (Plaute)

     Cette journée de la fin du mois de juillet fondait comme une cire de gâteau sous la chaleur caniculaire! Les portes et les fenêtres des ajoupas restèrent grandement ouvertes, ne serait-ce que pour essayer de happer le moindre filet d’air libéré de l’éther. Sans aucun doute, le ciel en colère s’apprêtait à faire une nouvelle algarade aux paysans intrépides du village, qui avaient continué, malgré vents et marées, à remuer le sol de la décrépitude, à la recherche d’un petit grain de survie, dans l’espoir de parvenir à détourner l’ange du trépassement de la berme de leur quotidienneté malaisée. Ces paladins de la paysannerie étaient persuadés que l’aquilon des tracasseries aurait fini par cesser de souffler, et l’autan blanc, source de désobligeance et de forclusion, par se calmer. Alors, ils attendaient, tous, stoïquement, la complétude de la prophétie de transmutation humaine des déités tutélaires. Les indigents de la Hatte Rocher firent des lieux de leur dépérissement, où ils avaient, longtemps déjà, planté leurs pénates, la tripe même de leur existence décatie. Ces derniers n’avaient pas baissé pavillon devant les journées emblayées de mauvaises passes, recelées d’inconvénients, inondées de tribulations et capitonnées d’épreuves. Jamais, ils n’auraient  abdiqué leur résilience et leur espérance sous la contention du malvivre. Ils étaient devenus, en leur âme et conscience, le vieux Joad qui refusa d’abandonner ses montagnes, ses vallées et ses arbres, dans « Les raisins de la colère » de John Steinbeck, adapté au cinéma par John Ford en 1940. Et pourtant, ces vaillants cambroussards, ces braves pedzouilles briffaient leur « débine » comme les chiqueurs. Malgré la difficile et pénible factualité, ces âmes égarées dans la rugosité du paysage parvenaient à se rebiffer contre toutes les inclinaisons de l’émigration captieuse, saupoudrée d’effarement et d’ébahissement. Les moujiks de la Caraïbe ne cédaient pas sous la tentation fallacieuse de la vermée. Chaque jour, comme les carouges ou les mésanges qui se nourrissent des vers, ils extrayaient leur subsistance de survie des entrailles des terres abîmées farouchement par la siccité endémique. Pourtant, il venait de pleuvoir durant sept jours. Sept jours que la pluie n’avait pas arrêté de descendre du ciel pour remplir le lit des ravins transformés en torrents dévastateurs. Et puis, il y eut 48 heures de répit avant que le fléau eût menacé de revenir avec son lot de problèmes, son cortège de désastres, sa procession d’adversités, sa cohorte de calamités et sa mélasse de contrariétés. On aurait dit franchement et sans exagération que le démon, en cet endroit cafardeux, s’y était installé avec son laboratoire de malfaisance, son industrie de nuisance, sa plantation de cruauté. Sept longues années s’étaient écoulées depuis que les « esprits » étaient venus chercher Gracieuse pour l’accompagner dans son voyage sans retour au royaume des morts. Pourtant, l’ombre de la défunte planait encore sur le village et elle continuait à hanter sans répit la mémoire bouleversée de la vieille Élianise. Celle-ci ne parvenait vraiment pas à se remettre tout à fait des chagrins causés par la disparition de sa cousine angélique… Depuis le décès de Gracieuse, son indispensable compagne, la matriarche débonnaire avait abandonné l’habitude d’aller s’asseoir à l’endroit où le crépuscule du soir, durant plus de cinquante ans, était devenu le témoin privilégié de leurs blagues, de leurs souvenirs, de leurs appréhensions et de leurs préoccupations.  

    Ce jour-là, Élianise s’éveilla tôt, avant que le coq chantât. Il faisait encore sombre sur l’Habitation. La lune était retenue prisonnière toute la nuit derrière les nuages opaques. Sur la natte en jonc mince, tressé, où elle déposa son corps faible et fatigué, Élianise guettait avec impatience le lever du jour. Les premiers rayons du soleil traversaient enfin les fentes de la fenêtre bancale de la cabane dès les premiers instants de l’aurore pour déposer quelques lueurs pâles sur le panneau branlant, en terre battue, qui soutenait une porte fabriquée avec des morceaux de planches brutes, et qui défiait toutes les notions théoriques de la géométrie euclidienne. Elle n’était ni carrée, ni rectangulaire, ni triangulaire; en fait, rien de ce qui aurait pu la situer dans une logique de calcul géométral. Élianise eut tout d’abord le temps de penser à sa nièce Rosalie qui allait lui apporter comme d’habitude du café chaud dans une cafetière émaillée, plus que centenaire. Le vieux récipient appartenait aux parents d’Élianise, et elle-même, n’avait jamais voulu s’en séparer. En quelque sorte, il était devenu pour elle un objet sentimental, qui lui rappelait des souvenirs de son enfance et de sa puberté, à l’époque où sa  mère et son père étaient encore reliés au cordon ombilical de la vie. Rosalie lui servait également un quartier de cassave de manioc qu’elle trempait dans son café fumant, qu’elle mâchait lentement pour protéger les quelques dents que ses gencives fragiles avaient encore pu garder, et qu’elle avalait péniblement. Tout juste avant l’angélus, Rosalie sera de retour du petit marché de Bois d’Orme, où elle se rendit trois fois par semaine pour vendre quelques maigres denrées. Elle préparera un souper tardif pour Dieufort, Osiris et sa tante, un repas paysan traditionnel : petit mil arrosé de purée de pois congo, figue-banane verte trempée dans une sauce incolore de hareng saur, farine de maïs mélangée aux tomates, patate douce accompagnée de tranches d’avocat… 

     Quoiqu’elle se fût retrouvée souvent coincée dans des avalanches de calamités, bien qu’elle se fût sentie ébranlée, à plusieurs égards, par toutes ces paroles sibyllines, annonciatrices d’une escalade de prophéties dantesques, eschatologiques, Élianise était parvenue tant bien que mal à accepter, et surtout à supporter avec sagesse, l’état affaiblissant et incommode de son corps vieillissant. Avec toutes les années de revers qu’elle essuyait et qu’elle avalait comme du calomel, le temps, – du point de vue de vieillissement morphologique –, avait fait en elle son œuvre délétère. Élianise était, pour ainsi dire, devenue l’ombre de son anatomie de jeunesse, et même de ce qu’elle était à l’époque où elle marchait dans les bottines de la fleur de l’âge. Ses cheveux brûlés par le soleil de la savane de la Hatte-Rocher n’étaient pas de cette blancheur immaculée étincelante, comme ceux des personnes âgées des familles bourgeoises installées dans la ville, et que l’on voyait,  soutenues par leurs proches, défiler tous les dimanches sur les perrons de la cathédrale pour assister à la messe de 6 heures ou de 8 heures. Les siens offraient plutôt l’impression d’avoir été peints avec des pinceaux trempés d’abord dans des couleurs foncées, qui n’avaient pas été nettoyés avant d’être réutilisés par l’Artiste de la Création. Quatre-vingt-onze années à vivoter dans ce village au tempérament à la fois hargneux et atrabilaire. Élianise répétait toujours en se croisant les bras sur sa poitrine osseuse : « J’y suis née, j’y mourrai…! » Elle y mourra certainement comme tous les autres qui n’avaient jamais cédé à la tentation de partir loin, pour essayer d’échapper aux fantômes de la batterie de martyrisation : disette, chômage, maladie, analphabétisme, appauvrissement… En effet, Élianise et Gracieuse avaient toujours refusé de suivre l’exemple des garçons de Clercine, Antoine et Dieudonné, pour aller s’installer et se perdre dans le tohu-bohu des mœurs citadines et courir le risque de finir comme tous ceux qui avaient choisi de fuir les lieux sacrés des croyances ancestrales. Elles se remémoraient incessamment de la fin tragique que connurent Clercine, une cousine germaine et ses sept filles, Mélanie, Francine, Simone, Altagrâce, Émilie, Rénette, et Félicia, à bord du voilier qui fit naufrage dans la baie du Môle St-Nicolas, en plein milieu de la nuit, sans qu’aucun passager y eût survécu. Les habitants racontaient que c’était « Agwe Tawoyo » qui avait voulu punir Clercine de son insolence envers les « esprits » qu’elle refusait de servir, de la même manière que Cira, Déborah, Gracieuse, Élianise et les autres membres de la famille adoptèrent et pratiquèrent le rituel vaudou. 

    Quant à Antoine et Dieudonné, ils furent assassinés à coups de machettes en République Dominicaine dans leur paillasse. Une mort atroce…! Ce jour-là, des militaires de l’armée de Trujillo [24] ratissaient toute la région à la recherche d’un certain Pablo Alfredo Guillén qui avait administré une raclée à l’un des leurs. Ce « salopiaud » en uniforme de kaki jaune avait tripoté de ses mains sales et calleuses le « derche » de Celia. À seize reprises, les poings robustes du « campesino » s’abattirent sur les mâchoires de l’insolent. Le contingent des militaires dépêché sur les lieux du scandale massacra la moitié des paysans du pueblito. Antoine et Dieudonné n’eurent pas le temps de rejoindre les fuyards retranchés dans le Bahoruco [25]. Après vingt heures de coupe ardue dans les cannaies du milliardaire américain, Andrew Peterson Leman, le poids de la fatigue les avait vaincus. Le sang chaud de leurs deux corps massacrés, déchiquetés éclaboussa le visage poupin de Morphée, se mélangea avec celui des innombrables victimes, et se dilua dans le lac Enriquillo. Une flottaison de corps sans vie en dérive vers la frontière des deux pays qui partagent l’île. Les croassements des corbeaux qui volaient à tire-d’aile ouvraient les festivités gastronomiques des vautours pour une période indéterminée. La parade des chacals s’ébranla au rythme frénétique des sous-êtres agonisants. Cette course effrénée des parias atterrés pour échapper aux fusils d’assaut, aux baïonnettes, aux machettes et aux poignards se révéla sans issue. Au bout du long couloir d’épouvante, la grange de la mort surgit brusquement, ouvrit sa gueule à l’image des crocodiles des marais, et s’en mit plein la panse. 

    Alfredo Guillén devint Rodrigue [26] ; mais contrairement au classique cornélien, il était un « Rodrigue » qui se portait à la défense de l’honneur de son épouse offensée, Celia Gomez, sa « Chimène » dans les bons comme dans les mauvais jours. 

    Le sens de l’honneur pulvérisa, comme toujours, la prudence de la  sagesse et la phobie de la mort. Et la hardiesse l’emporta sur la crainte de la défaite et la frayeur du néant.  « Il vaut mieux courir au trépas. »

    Le bouclier humain de Celia devint une passoire de chair. Tel un arbre géant abattu dans la forêt, le corps de trente-trois ans du paysan écrasa la terre caillouteuse. Celia rendit son dernier soupir sur le dos large et puissant de son « Roméo » protecteur : l’homme qu’elle accepta de suivre à l’âge de dix-neuf ans, contre la volonté de ses parents prétentieux, et qu’elle aima fidèlement jusqu’au dernier jour de sa vie, même sans lui donner ou obtenir de lui un enfant. 

    Gracieuse disait souvent : « Chache lavi detwi lavi (chercher la vie détruit la vie). Clercine avait appris la nouvelle cinq ans après… Le congo ne l’avait pas fait exprès. La vieille trépassa instantanément. Céradieu regrettait sincèrement le malheur que sa révélation causât à la famille déjà éprouvée. 

    « – Bon Dieu! Pourquoi je n’avais pas fermé ma grande gueule? » 

    Clercine explosa sous le saisissement. Et elle décéda sur le champ.     

    « – Antoine, mon petit Antoine…! Dieudonné…! Seigneur, pourquoi m’as-tu laissée vivre pour voir mourir mes deux enfants? Je ne sais même pas où ils sont enterrés. Je ne peux même pas demander au père Almandor de chanter un libera sur leur fosse pour le repos de leur âme. Pitié la Vierge Marie! Pitié les « loas » de Guinée… ! Papa Legba, ouvre le chemin devant tes deux garçons…! » 

    Ti Charles, le houngan de « Tête de l’eau », ne l’avait-il pas prédit ? Les « loas » étaient fâchés contre Clercine. Ils ne voulaient plus lui accorder leur protection. Cette sacrée habitude de Clercine d’assister à la messe  dominicale de 16 heures du curé Sébastien Richelieu ne plaisait pas du tout aux « mystères ». Et puis, quelle stupide idée de faire abattre le grand figuier derrière le grenier qui était censé être le guide protecteur, le porte-chance de tous les habitants de la Hatte Rocher, notamment ceux de La Rosée! 

« Ho! Ho! Ho! 

La dame a détruit la maison des loas … 

Les  loas  sont fâchés. 

C’est moi Linglessou Bassin-sang. 

Vous direz à Clercine 

Qu’elle paiera cher cette insolence… 

Les  « mystères »  n’ont plus de toit…

Les « mystères » sont jetés dans la savane

Comme des animaux sans pâturage.

Les « mystères » sont traités

Comme des bêtes sauvages.

C’est moi Linglessou Bassin-sang.

Les « mystères » n’ont plus de refuge 

Pour se reposer…

Ho! Ho! Ho!

Ils sont en colère… »

C’est moi Linglessou,

L’ «esprit » dangereux 

Qui mange la chair,

Et qui boit le sang

Des vivants effrontés!

C’est moi Linglessou Bassin-sang.

Je n’ai pas peur

Des vents, du feu et des eaux.

    Clercine voulait se soustraire du fatum qui avait voilé marraine Cira. Cette journée-là, les marines de Woodrow Wilson étaient arrivés au village sans sonner les cloches. Ces rustauds du Nord, engendrés par le serpent « Apophis », n’avaient manifesté aucun élan d’apitoiement, aucun soupçon d’aperception, aucun sentiment de compassion, aucune manifestation de miséricorde à l’égard des enfants, des vieillards, des adultes et des animaux domestiques présents sur le théâtre de la tragédie, dirait-on, de Virgile ou  de Jean Racine, laquelle tragédie, à cette époque-là, s’apparentait à la dékoulakisation de la Russie stalinienne. Seulement, dans ce cas-ci, les victimes de l’hécatombe ne vivaient pas, comme les koulaks, dans un environnement de fastuosité. N’étaient-ce pas les mêmes envahisseurs tortionnaires qui allaient assombrir des années plus tard le ciel nippon avec l’engin meurtrier du physicien américain Jules Robert Oppenheimer? Un acte haineux de destruction des vies et des biens jamais égalé jusqu’à présent dans l’histoire réelle de l’humanité. Et qui dépasse même la terreur ensanglantée littéralisée par Serguei Mikhaïlovitch Eisenstein dans le film « La Grève ».  

     Les bouchers, pareils aux barbares d’Attila le Hun, arrosèrent les cases de kérosène et ils y mirent le feu en ricanant comme le Diable de Victor Hugo dans « La Fin de Satan », œuvre posthume publiée en 1886. Les gentes persécutées, tyrannisées, qui tentaient de sortir des maisonnettes incendiées, napalmisées, carbonisées, entraînant avec eux des gosses paniqués, recevaient une décharge de fusils mitrailleurs dans toutes les parties de leur corps. La lueur de la braise illumina toute la vallée, et les flammes s’élargirent sur des kilomètres à la ronde. Aucun survivant cette journée-là parmi les prosélytes, les séides et les grands initiés de l’Habitation la Rosée! Le gorille casqué et botté qui semblait être le chef des haschischins hurlait sans arrêt en anglais: 

    «– Burn it all! Kill them all! They will learn what superstition is, these niggas! (Brûlez tout! Tuez-les tous! On va leur apprendre la superstition à ces salauds de nègres!) »

    Marraine Cira tomba à genoux, joignit ses deux mains tremblotantes et halitueuses dans un geste de désespérance. À quelques pas d’elle gisaient une centaine de cadavres environ, noyés dans des flaques de sang. Au regard des États occidentaux, les macchabées avaient commis un crime inexpiable, irrémissible, celui d’embrasser dévotieusement les cultures de leurs aïeux. Ces martyrs, victimes de l’indigence, croyaient pouvoir manifester librement leur foi et leurs croyances en la religion vaudoue qu’ils avaient héritée eux-mêmes de l’alma mater, à l’instar des luthérianistes de l’Angleterre, des vaticanistes de l’Italie, des bouddhistes de l’Inde, des polythéistes de l’Égypte, des islamistes des pays du Proche-Orient et du Moyen-Orient et des judaïstes d’Israël… La fumée blanchâtre monta dans le firmament chargé de nuages gris. Mais il ne plut pas. Il ne pleuvait pas encore. Le ciel atterré retenait ses larmes de douleur horrifique pour permettre au drame de s’installer dans le paroxysme de la frayeur sauvage.

    « Pas un seul coup de feu, précisa le plus haut gradé des salopards. Le commandant ne veut pas alerter les autres sorciers de la région. Il faut renverser, brûler « tous les autels du fétichisme ». Le vaudou est une religion satanique. Tous ses pratiquants doivent disparaître avec lui sur ce territoire contrôlé par nos forces: ordre formel de la Maison Blanche, du Département d’État et du Pentagone! »

    Ce mois de juillet de l’année 1915 était particulièrement chaud et nébuleux. Il pleuvait de sang et de larmes tous les matins. Les marines de l’Amérique du Nord apportèrent avec eux tous les maux échappés de la boîte de Pandore dans ce petit pays de la Caraïbe : prostitution, pédophilie, viol, bestialité, torture, racisme, assassinat, épidémie, traîtrise, hostilité, haine, égocentrisme, cruauté, barbarisme… Et même le jeu funeste de la roulette russe! Des nuées d’hirondelles envahissaient le ciel penaud, et leur chant de malheurs se mêlait aux échos des voix contestataires, qui maudissaient la présence des prédateurs allochtones sur le territoire. Ce mois de juillet 1915 renversa tout ce qu’il restait à la population – désormais considérée comme aborigène – de leurs droits naturels, selon la thèse du juriste néerlandais Hugo Grotius sur le « droit des gens primaires », l’approche philosophique de Thomas Hobbes, la conception méthodique de Jean-Jacques Rousseau relatives au même sujet. Ces penseurs contractualistes ont défini ce qu’ils appellent les 4 droits naturels, et qui sont éloquemment spécifiés dans la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 », à savoir: « la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. » 

     La Hatte-Rocher était une terre de rébellion. Ses hommes et ses femmes des générations passées avaient combattu, survécu ou péri à la Crête-à-Pierrot et la Butte Charrier à Vertières. Mieux que quiconque, leur postérité considérait le « Vivre ou Mourir » comme un legs des vaillants combattants de la liberté. C’était, pour ainsi dire, comme dans le récit idéologique de Maxime Gorki, La Mère, ou le roman palpitant d’Émile Zola, Germinal. Ces gens-là étaient disposés à « mourir  ou à vivre», pour la seule raison de continuer à archiver jalousement les divers acquis historiques. Tous, n’avaient-ils pas refusé d’obtempérer aux diktats du reliquat raciste de l’armée des États confédérés dirigée par Robert Lee, qui leur commandait d’abdiquer leurs us et coutumes? Aucune puissance méphistophélique ne pouvait s’arroger l’autorité de leur enlever la liberté de pratiquer le culte des aînés, la prérogative de révérer leurs déesses et d’idolâtrer leurs dieux. 

     Cependant, il faut le reconnaître et le dire, la fin de cette année 1915 était loin de ressembler à celles des époques précédentes. Un vent de tristesse avait balayé l’atmosphère de gaieté qui étreignait habituellement le hameau, comme il en était coutume à pareille époque, pour commémorer la naissance d’Emmanuel, Celui qu’on avait baptisé le « Fils de l’Homme », sans que les croyants fanatiques eux-mêmes ne sachent trop pourquoi…! Dans les rues de la ville, les bruits des pas pesants des brodequins remplacèrent les cris stridents des enfants qui avaient l’habitude de guetter la venue du Père Noël. Hélas! aucune ronde joyeuse sous le clair de lune! Plus de comptines de Louis Victor Simon, Jean-Baptiste Lully, Jean-Philippe Rameau et de tous les autres. Les Yankees de Woodrow Wilson régnaient comme des despotes sur les êtres et les choses. 

« Trois fois passera

C’est le dernier 

Qui restera

J’ai perdu… »

    D’ailleurs, il n’y avait même pas de clair de lune! Il n’y avait plus rien à perdre! Les compatriotes avaient tout perdu. Déjà tout perdu, disaient-ils, avec la circulaire de Me Auguste Montas, commissaire du gouvernement près le tribunal civil de Port-au-Prince. Maudite circulaire! « L’ignorance et la superstition étant les deux maux qui ont empêché le peuple … d’évoluer, de sages et énergiques mesures doivent être mises en œuvre pour les combattre et les extirper du sein de la masse. » Les gens qui avaient lu cette stupidité dans Le Matin du 13 décembre 1915, deux jours avant le vol spectaculaire des épargnes des citoyens, – des lingots d’or estimés à 500 000 dollars des États-Unis –, durent tomber à la renverse…!

    « L’ignorance et la superstition étant les deux maux…! » Pourquoi pas la colonisation et l’esclavage, l’exploitation économique, la persécution politique, l’aliénation culturelle, toutes les armes puissantes utilisées par les Européens pour détruire l’Afrique et leurs descendants transplantés en Amérique ? Ces mois de juillet et de décembre 1915 fracassèrent toute la charpente qui soutenait l’espoir de ce peuple devenu officiellement libre, indépendant et souverain depuis le 1er janvier 1804, sur la Place d’armes des Gonaïves. Les Yankees partirent dix-neuf ans plus tard, en 1934, après avoir pillé les trésors de l’État, assassiné les cacos qui défendaient leur patrie, et massacré les paysans de Marchaterre dans le Sud du pays, le 6 décembre 1929, qui vociféraient des injures graves contre les envahisseurs, qui criaient « À bas la misère », comme les martyrs du Dimanche Rouge en 1905 en Russie, et qui exigeaient la levée des scellés sur les distilleries de « Quatre Chemins ». Ils étaient finalement partis, les éventreurs qui perpétuaient la doctrine de 1823 du président James Monroe. Mais, malheureusement, leurs bottes restèrent. Et fait étonnant, elles sont chaussées aujourd’hui encore par des « valets » engraissés comme des porcs dans les enclos des néocolonisants. 

        Les prêtres et les prêtresses de La Rosée conservaient une contenance morale, cultivaient une responsabilité historique, perpétuaient un devoir de mémoire auprès des descendants de l’Habitation la Rosée. La connaissance des événements marquants, l’expérimentation des mœurs et la déférence aux traditions étaient retransmises de père et de mère en fils ou en fille par les pratiques de l’oralité héritées des cultures africaines. Les faits historiques, qu’ils fussent ponctués de bonheur ou de malheur, se relayaient, comme cela se fait dans le vaudouisme, d’une génération à l’autre. Un village symbolique, guidé par la sagesse des vaticinateurs, ne pouvait pas maintenir sa population dans un environnement amnésiant, c’est-à-dire caractérisé par l’oubli ou l’ignorance du passé. 

    De temps en temps, devant les adolescents, les fillettes et les garçonnets coalisés à la tombée de l’Angélus du soir, un « Grand Sage » ouvrait une page  du livre d’histoire immémoriale ou contemporaine de La Hatte-Rocher. Les témoignages funestes qui découlèrent du massacre de 1915 faisaient toujours tressaillir les jeunes et les vieux. Tous les cheveux se dressèrent sur la tête de l’auditoire étriqué. « Foutre tonnerre! »,  lâcha Orélus. Comprenez bien, les chiffres officieux avaient mentionné près de 50 mille victimes parmi les masses misérabilisées.

    Lui aussi, Aurélus, après l’assassinat vil du commandant Péralte [30],  continua la résistance aux côtés de Benoît Batraville [31]. Tombé dans une embuscade non loin de Pont Rouge [32], il fut arrêté par les marines en compagnie d’une soixantaine de camarades. Ils s’étaient embusqués dans les bois pour attendre l’arrivée des renforts avant l’attaque qu’ils avaient planifiée et projetée sur la capitale. Beaucoup d’unités conduites par des lieutenants de Batraville, et qui convergeaient vers Port-au-Prince pour prendre part à la bataille, furent anéanties sous les tirs nourris de la puissance ennemie, avant même d’arriver à destination. Neuf années de prison et de travaux forcés pour ces « cacos », vaillants guérilleros, nobles et honorables défenseurs de la Liberté. 108 mois de bagne pour Aurélus et ses collègues révolutionnaires, réduits à concasser des roches dures dans la montagne, qui servaient à construire des terrassements et des piliers de ponts… Mille deux cent quatre-vingt quinze interminables jours, dallés de fatigue excessive, pavés de chagrins intenses, carrelés de remords rageurs, à couper des arbres pour dégager des espaces routiers au moyen desquels les richesses naturelles de la République conquise, mais non soumise, transitèrent par les principaux ports pour être acheminées illégalement, sans contrôle des autorités soi-disant légitimes, aux États-Unis d’Amérique. 

    Le passé glorieux, c’était tout ce qu’il restait en guise d’objet de satisfaction à l’oncle Aurélus que la pauvreté avait réduit de la même façon que du lait oublié dans une casserole sur le feu. Appuyé de toutes ses forces sur les deux cannes de « bayahondes » qui lui servaient de béquilles pour marcher, Aurélus raconta pour la nième fois son histoire à la petite assistance composée d’enfants et de jeunes adultes. Et jamais ils  n’en étaient rassasiés… Jamais non plus ils n’en étaient lassés… Ils pleurèrent à certains endroits. Et applaudirent à d’autres. Perdre ou gagner, qu’importe! Ce qui compte, selon le romancier haïtien Jacques Roumain, c’est le sacrifice de l’homme. Nous insistons nous-mêmes sur le sacrificisme humain guidé par le courage inébranlable que seul le sentiment du patriotisme insuffle…

Robert Lodimus

Le Sang de la Prophétie

(À suivre)

Prochain extrait : Le massacre

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