Mot de l’auteur
Chère lectrice,
Cher lecteur,
La Hatte Rocher n’est pas le produit d’un affabulateur convulsif. Ce village existe bel et bien à l’extrémité nord-ouest des Gonaïves, la Cité de l’indépendance. La description de cette région sauvage avec ses cactus, un canton pareil aux paysages du Far West, ne découle pas de l’imagination fertile. La sécheresse, l’indigence, l’analphabétisme…, rien de tout cela n’a été inventé pour les besoins de la cause. Il s’agit réellement d’un endroit tangible, d’un emplacement visible, où la vie et la mort se battent sans répit à coups de pelle.
Les composantes fictives telles que l’Habitation La Rosée, les personnages et les événements – dont la plupart se déroulent quand même dans un environnement historique inaltérable – jouent un rôle majeur dans la structure narrative et la construction logique du récit.
La Hatte Rocher, berceau de la misère et de l’illettrisme, représente dans cet ouvrage le Bethléem du Nouveau Testament, duquel l’on disait ironiquement : « Qu’est ce qui pouvait provenir de bien d’un pareil endroit…? » Malgré cela, Bethléem n’a-t-il pas surpris le monde? N’est-il pas devenu le lieu de naissance du « Messie », le théâtre vivant du « christianisme », comme La Hatte Rocher, dans cette œuvre romanesque, symbolise une terre de naissance de la « Liberté » dans les Amériques?
Robert Lodimus
Robert Lodimus
Le sang de la Prophétie
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Roman
Chapitre I
Les funérailles
« Ceux qui prétendent détenir la vérité sont ceux qui ont abandonné
la poursuite du chemin vers elle. La vérité ne se possède pas, elle
se cherche. »
(Albert Jacquard)
Les taudis en bois pourrissant s’enfoncèrent dans les eaux étales. Les riverains se recroquevillèrent dans leur nid de solitude. Une solitude, disons-le, presque létale qui renforça les craintes émouvantes d’une fin prochaine du monde… Seules les résonnances ponctuées des toux faibles et aiguës de quelques enfants et vieillards qui provenaient de certains gîtes, à cause du climat déréglé, se mêlaient aux sifflements des vents et aux vacarmes provoqués par la violence des gouttes de pluie au contact du sol étranglé, à cause de l’abondance des eaux. La moiteur alourdissait davantage l’air chaud du mois de septembre. Pourtant, on était en automne. Après tout, il fallait le reconnaître, c’était un pays qui ne possédait plus rien. Pas même les « quatre saisons » qui ont tissé une bonne partie de la toile de gloire du célèbre compositeur italien Antonio Lucio Vivaldi. Les larmes du ciel morose grossirent durant trois jours, et sans répit, le ravin, ordinairement sec, qui scinde le paysage comme les murailles de Chine. Le gaufroir de la vie sillonna les cœurs des villageois d’infélicité. De ce champ de baraquement, avec les regards diffus, on aurait dit des lys funéraires attachés à des piloris de souffrances : un paysage sauvage, morne, cafardeux, situé « loin de la ville, loin des palais de roi, loin de la cour servile, loin de la foule vile…», pour citer Victor Hugo hors contexte ; un village couvert d’une pâleur de consomption qui portait sa poisse comme des pénitents et des ascètes. Les vers d’Émile Nelligan traduisirent mieux l’état d’âme qui prévalait dans cette région prosaïque et décadente, où les habitants tiraient le diable par la queue, pour ne pas s’abandonner à la torture d’une mort lente et certaine:
« Nous avons tant de désespoirs
Que notre sabot est triste.
Les meurt-de-faim et les artistes
N’ont pour tout bien que leurs cœurs contrits. »
Et dire que l’on n’aurait même pas été surpris, si toutefois quelqu’un avait affirmé sous une poussée de verbalisme confus que ces paroles du poète de « Les Déicides », pour prouver leur justesse, leur véracité et leur raison d’être, se fussent échappées ce jour-là du prieuré spirituel pour entreprendre un voyage imaginaire au cimetière de La Hatte Rocher, et que les mots remplis de meurtrissures et de douleurs, arrivés comme par enchantement en ces lieux de circonstance morose, se fussent désagrégés pour se répandre comme des graines de roroli sur le cercueil de la vieille femme de La Rosée, endormie depuis deux jours dans son cardigan ésotérique. Après avoir bercé trop longtemps son « âme contrite », la pauvre créature avait fini par dire à la manière de Dan Millman : « La mort n’est pas triste; ce qui est triste, c’est que les gens ne vivent pas vraiment. »
Gracieuse partit fumer sa pipe de manglier au pays des sapinettes immaculées. Le cœur, tel le moteur d’un vieux bolide, cogna dans l’encolure de la « faim extrême » et de l’adversité. Le mouvement de l’indépendance laissa flétrir l’onagre de ses promesses et de ses rêves. Et ce fut le poète Charles Nokan qui sonna le tocsin des années plus tard :
« Mon pays vient d’accoucher
D’une certaine indépendance
Et déjà son ventre porte une révolution. »
Gracieuse disparut à quatre-vingt-cinq ans, sans jamais parvenir à se hisser dans la charrette de la Tabaski [1] pour déposer ses vœux dans les mains mutilées de Zumbi [2].
L’effet de mithridatisation de la misère ayant cessé, Gracieuse quitta, avec un total soulagement, l’univers des « damnés de la terre ». Les temps qui passèrent comme des mottes de nuages poussés par le vent ne parvenaient pas à démagnétiser le long chant de tristesse qui traversait tout le village de La Hatte Rocher.
Un dais de feuilles mortes servait de sarcophage à la défunte. Le croque-mort y planta une croix artisanale de mancenillier pour marquer l’endroit de l’inhumation. Les pleureuses se turent. Le convoi funèbre était composé d’une vingtaine de paysans des deux sexes, empaillés dans leurs accoutrements de circonstance. Une octogénaire toute penaude, à l’allure d’une sorcière dans un conte de fée, déployée dans une robe de soie blanche, fatiguée, se détacha de la petite foule pour se rapprocher de la fosse en terre battue. Elle étendit ses bras débiles et frissonnants en direction de l’emplacement sépulcral et marmonna des paroles confuses. Sa voix éraillée gronda un rituel vaudou qui transporta son corps entier dans un univers mystique de frénésie et de bizarrerie. La vieille dame pirouetta sur ses frêles talons, puis invita l’assistance à se manifester. Les voix de la chorale improvisée se mêlèrent de façon inégale :
Gracieuse tu t’en vas
Quand reviendras-tu nous voir
Gracieuse tu t’en vas
Seule et fatiguée
Vers la terre sacrée
Des esprits de nos pères
Gracieuse le voyage sera long
Que les anges devant toi
Débroussaillent les sentiers
Qui conduisent à la gloire immortelle
Gracieuse tu t’en vas
Quand reviendras-tu nous voir
Au revoir, au revoir Gracieuse
Au revoir Gracieuse
Au revoir, au revoir Gracieuse
Au revoir…
Le petit cimetière était aménagé sur les versants raides de la Vallée des frères Sully. Il fallait couper par le ravin pour y accéder. L’endroit fut baptisé ainsi à la mémoire de deux adolescents assassinés par un contingent de l’armée de l’occupation de 1915 qui patrouillait dans la montagne, à la recherche des cacos de la guérilla de Péralte, fers de lance de la résistance des indigènes contre la présence des envahisseurs Yankees sur le sol de la patrie dessalinienne. Ils venaient d’infliger une lourde défaite à une cinquantaine de marines et s’étaient emparés de leurs armes et de leurs munitions. Les gamins innocents furent criblés de balles, alors qu’ils amassaient des brindilles pour allumer le feu de la cuisson du maigre repas de la journée que leur mère s’apprêtait à préparer… Avant de disparaître, les meurtriers laissèrent les corps ensanglantés à moitié nus des deux gamins de douze et quatorze ans suspendus aux pieds, donc la tête en bas, par une corde attachée à une branche d’un figuier stérile, comme celui maudit par Jésus dans la Bible des colonisants. La foudroyante nouvelle rendit incessamment folle la maman des deux jeunes victimes. Et elle-même, la pauvre veuve Madeleine, ne survécut pas longtemps à la terrible douleur que lui avait causée le drame de l’assassinat.
Gracieuse n’avait plus besoin de la présence des vivants pour troubler son « requiem aeternam ». Son âme bourlinguait déjà dans les gouffres des ténèbres à la recherche des lieux mystiques et invisibles de son ultime demeure au royaume secret des divinités de ses aïeuls.
Le ciel se couvrit une fois de plus. La poitrine du firmament était lacérée par les lignes de feu que formaient les éclairs branchus. De grosses gouttes de pluie recommençaient à mitrailler la terre du goulag caribéen, cette petite portion de terre où les trombes de la misère humaine s’élevaient jusqu’au faîte de la décadence démesurée. Le cortège clairsemé, trempé jusqu’aux os, avait repris le chemin serpentant en sens inverse. Dieufort donna le bras à Élianise qui trébucha à deux reprises dans les flaques de boue gluante. Le village entier, en signe d’une sincère reconnaissance, de témoignage d’une intense affection et en guise de manifestation d’un profond respect envers la défunte, avait suivi jusqu’au cimetière Séraphin le cercueil recouvert d’un drapeau vert, brodé de symboles cabalistiques observés dans les quatre extrémités qui léchaient presque les babines de la terre, le centre dominé par le portrait de la divinité Legba. Les deux matriarches, Gracieuse et Élianise, étaient une source de réconfort pour les paysans de La Hatte Rocher et elles formaient également pour tous, à elles seules, une digue de protection contre les forces du mal qui menaçaient de détruire à tout moment la « vie », au sens général, sur l’Habitation La Rosée. Depuis la disparition mystérieuse du grand « Sage », fondateur du village, les « esprits méchants » multipliaient les assauts de persécutions contre les afrodescendants de la famille La Rosée. Le diable aux sept cornes avaient juré de les décimer jusqu’au dernier et de désertifier cet endroit sacré, symbole de résistance, de fraternité, de bravoure, de résilience, de spiritualité, de mutualisme, de révolte, de liberté universelle…
À quatre-vingt-quatre ans, la mémoire d’Élianise était encore, par sa fidélité, comparable aux pellicules bien conservées, sur lesquelles Vertov [4] imprima les différentes phases de la « révolution d’octobre ». Cependant, ses cheveux en poils de mouton et les quelques dents jaunies par le tabac qui pendaient dans ses gencives comme des pics de pierre rivés dans une gorge caverneuse lui conférèrent l’aspect d’un personnage fantasmagorique venu tout droit de l’univers de Frankenstein [5]. Mais la bonté et la générosité qui se dégageaient de ce vieux corps abîmé par le temps et par les calamités pouvaient se mesurer à l’aune de l’océan immense. Un altruisme exagéré et d’une dimension infinie. Élianise avait tout donné aux siens et aux autres, sans rien attendre elle-même en retour de personne, sinon que l’éclosion de ce jour de repos sempiternel dans cet univers métaphysique qui viendra concrétiser la promesse indéniable des « esprits » envers elle, en guise d’une « récompense après la vie », quand même bien méritée. À la manière de Bertolt Brecht, elle fut parvenue à comprendre, en qualité d’être humain, à son niveau bien sûr, que l’on eût eu pour devoir de saisir la truelle du changement, d’une façon ou d’une autre, dans un sens ou dans un autre, et chacun, selon ses convictions idéologiques, selon ses moyens, selon la force dont on dispose, pour contribuer à laisser ce monde meilleur derrière soi, au moment où on aura franchi la dernière étape du grand voyage terrestre.
« Je vous le dis :
Souciez-vous en quittant ce monde,
Non d’avoir été bon, cela ne suffit pas,
Mais de quitter un monde bon [6]. »
La baraque d’Élianise, la vieille spirite, était construite au pied de la colline qui dominait l’Habitation La Rosée. Elle se reposait à l’ombre des trois caïmitiers mystiques. Des troncs d’arbres morts disposés pêle-mêle, les uns par-dessus les autres, servaient de clôture à l’Habitation élevée comme un cénotaphe dans l’aire morose de La Hatte Rocher, et cela, malgré la présence des descendants des douze derniers survivants de cette « prophétie », semblable à celle d’Agabus ou de Sophonie, qui continuait à traquer, à persécuter et à décimer les membres de cette famille exceptionnelle.
Dans ses moments de chagrins intenses, Élianise se souvint toujours des paroles de son frère aîné, Marcellus, le matin du dimanche de Pâques, jour de la résurrection du Christ crucifié – on ne sait plus combien de fois– où celui-ci était venu annoncer à leur mère qu’il avait finalement pris la décision de quitter le pays. De s’expatrierà jamais. Tout devenait pour lui insupportable. Son existence se vidait jour après jour, comme les tonneaux de Bacchus.
« – Maman, disait Marcellus, la région n’offre aucune chance aux petites gens comme nous. Le gouvernement est en train de détruire les terres des paysans avec ces foutues plantes que les Américains du Nord appellent « hévéa ». Les « Blancs » des États-Unisnous forcent à couper nos arbres fruitiers : cocotiers, manguiers, avocatiers, orangers, dattiers, chadèquiers, quenepiers, cirouelliers … Et ils cultivent leurs saletés empoisonnées à la place. L’État et les étrangers astreignent les pauvres à la corvée. Ceux qui osent élever la voix pour protester vont en prison, lorsqu’ils ne sont pas exécutés, tués cruellement comme des trimardeurs sans aveu. Ces méchants fils de chien disent toujours qu’il faut les maltraiter pour les empêcher de donner des mauvais exemples aux affaneurs paysans, complètement soumis et dépersonnalisés. Les gendarmes ont emmené Philogène qui voulait lancer un mouvement de grève à Shada pour dénoncer les trois agronomes « américains », Bill, Jefferson et Peter, qui ont violé l’adolescente de quinze ans, la benjamine d’un ouvrier agricole qui s’appelait Timoclès. Personne n’a jamais su ce qu’il est advenu de Philogène, ce campagnard honnête, originaire de Grande Saline, et qui n’avait aucun parent connu dans la région. Mérilien, le mécanicien, a raconté à Davilmar que Philogène a été assassiné comme Horace et Petit Homme à la croisée des chemins pour avoir giflé et bousculé les « Blancs » qui ont botté les fesses des deux manœuvres-balais, Présandieu et Henriot. »
Ce jour-là Marielle, la mère d’Élianise, haussa les épaules d’un air désemparé. Probablement, elle répétait en elle-même : « Je ne reverrai plus mon garçon de vingt-deux ans. Encore un autre « chrétien vivant » que le pays va perdre définitivement…Il prendra femme là-bas, me donnera des petits enfants que je ne serrerai jamais dans mes bras…»
Bon nombre de campagnards qui avaient décidé, pour les mêmes désagréments, de marcher sur les talons de l’exode, comme les Rois Mages suivirent l’étoile mystérieuse de l’Orient, – mais pour une autre raison –, n’étaient jamais revenus au village. La barque du retour avait peut-être échoué contre un iceberg de désillusions et de désenchantements. Car ici est affreux, et là-bas est hideux. Et à dire vrai : il n’y a que les lieux qui changent et non pas les mots, quand il s’agit de décrire les mêmes malheurs et de traduire les mêmes souffrances, d’un océan à l’autre.
Marielle sentait une boule de feu lui monter soudain à la gorge. Le halètement de sa poitrine trahissait son trouble de déséquilibre instantané. Sa cervelle bourdonnante, tout près d’exploser, ne pouvait plus contenir la trémulation de ses doigts crochus, boudinés. Affalée dans le vieux fauteuil centenaire, une de ces complaintes de Guinée saisissait les lèvres chevrotantes de la reine des fées créoles.
Agwe Tawoyo
Dieu de la mer
Maître des îles
Wayo, Wayo
Tangue la barque
Des vaillants guerriers
Sur les eaux des Caraïbes
Agwe Tawoyo
En sacrifice expiatoire
Accepte les larmes abondantes
De nos douleurs
Sur la fureur de l’océan
Étends ton glaive
Et livre passage
Aux filles et aux fils méprisés
De l’Afrique morcelée
Agwe Tawoyo
Anye, anyewo
Agwe Tawoyo
Agwe Tawoyo
Anye, anyewo
La misère est amère
Livre passage
À tes serviteurs
Agwe Tawoyo
Agwe Tawoyo
Anye, anyewo
Marielle enfonça son visage déprimé dans le creux de ses deux mains, comme si elle voulait attirer sur elle la prépotence de la commisération des dieux dahoméens.
« – Marcellus, disait-elle, tu ne peux pas partir sans demander ta direction aux « mystères », sans obtenir la permission des « loas », sans bénéficier de la protection d’«Aida Wedo ». Ils sont notre force, notre lumière, nos yeux et notre guide. Demain, nous devons organiser une grande cérémonie pour les « invisibles » à l’entrée du village, près de la grotte Mackandal. »
« – Maman, à quoi cela va-t-il servir? C’est gaspiller pour rien tes maigres économies. Que peuvent faire Simbie-la-Source, Saint-Jacques le Majeur, Legba, Erzurlie Dantor, Ayizan… pour changer le sort des négresses et des nègres? Ils sont sourds et muets. Totalement impuissants à nos tribulations… Les richesses de la terre se trouvent entre les mains d’un petit groupe de familles privilégiées. C’est vraiment une minorité qui profite des avantages de la vie. Les individus pauvres comme nous qui représentons la plus grande partie des habitants de la terre ne font que ramasser des miettes sous la table des bourgeois pour essayer de survivre, de résister aux secousses de la disette qui nous écrase. Ces gens-là vont tous les dimanches à l’église. Ils déposent quelques centimes dans l’aumônière ou dans le tronc, juste pour se donner bonne conscience. Dès la naissance, la nature leur a tout donné. Avant-hier, j’ai entendu Maître Augustin Lachance, le vieil avocat qui a fait libérer Losange, sans réclamer des honoraires, raconter à sa femme Lolita que l’État est injuste envers les miséreux. Tôt ou tard, disait-il, et je le cite mot à mot, les murailles de la « Révolution » viendront achever les travaux de construction de l’indépendance et de la souveraineté de la nation, interrompus par la mort de l’empereur Jean-Jacques Dessalines. Mérinord, le fils de la défunte Paula, ta cousine germaine, m’a expliqué ce que cela voulait dire dans le langage des « philosophes ». Mérinord disait qu’il allait retourner en Afrique, pour vivre avec les gens de sa race. Il pense que les « Blancs » feront tout pour nous chasser de cette terre. »
« – Que de grandes paroles Marcellus! Tu dois faire attention à ta bouche, mon fils. Il ne faut pas forcer les « loas » à te tourner le dos. Demain matin, au premier chant du coq, au pipirite chantant, tu vas chercher du clairin, des chandelles, du maïs en grain, des pistaches, du riz, des haricots chez commère Maricia. Et n’oublie surtout pas d’annoncer la nouvelle au reste de la famille à Phaéton. Ils doivent être tous présents demain, dès la tombée de la nuit. »
*
* *
Les éclats de rire des gosses se mêlaient aux aboiements des chiens rendus excités par la foule dense et mouvante des invités. Sous la tonnelle couverte de larges feuilles de palmiers, fraîchement dressée pour la cérémonie, les femmes hounsi Kanzo vêtues de leurs longues robes lactescentes, les tailles ceinturées de foulards d’une blancheur tout aussi éclatante, s’agenouillaient autour du poteau enroulé de franges de tissus qui rappelaient la palette du célèbre peintre et sculpteur Michel Ange [6]. Le bokor Aristil portait bien ses soixante-dix-sept ans. Son visage disgracieux, sectionné par des rides profondes, semblables à des lignes de tranchées, d’un noir opaque et huileux, ses yeux étincelants, d’une rougeur vive, rendaient le décor encore plus frénétique. C’était une nuit sans lune. « A moonless night », comme disent les anglophones. Père Aristil s’agenouilla lentement et traça des « vèvè » avec de la farine de maïs sur le sol cendreux. Un frisson syncopal secoua les épaules des hounsi kanzo et leurs chants rituels s’amalgamèrent avec le casser-tambour des batteurs déchaînés. L’assistance répétait en chœur le refrain de la chanson :
Nous sommes des pèlerins
Venus de la lointaine Afrique
Nous ne craignons ni la pluie ni le vent
Nous sommes les enfants de marraine Cira
Et de maîtresse Déborah
Nous chantons
Nous invoquons les « mystères »
Pour que demain à la Hatte Rocher
Il fasse jour
Nous sommes des pèlerins
Égarés sur la terre desmartyrs
Nous retrouverons le chemin
De la montagne sacrée
Où se repose le Cacique Henri [7]
Ô Agwe
Rendez-nous notre guerrier Caonabo …
Malgré les apparences, la Hatte Rocher était devenue une espèce de « Terre des oracles ». Les rites, les cérémonies vaudou symbolisaient l’espérance rédemptrice et la délivrance collective. Les paysans gardaient l’espoir que l’amas des mauvais souvenirs et l’épidémie des indicibles souffrances qui engraissaient les graines de misère toutes les nuits, et qui les faisaient croître à l’aube des matins sans soleil, seraient un jour enrayés de leur village éprouvé comme Job, l’arrière petit-fils du prophète Isaac.
Le lendemain de la cérémonie mystique pour impétrer l’assistance et la protection des « loas » du Dahomey, devenu le Bénin actuel depuis le 1er août 1960, Marcellus, baluchon sur l’épaule, fit ses adieux à sa mère Marielle, sa sœur Élianise, son frère Osiris, aux autres membres de la famille, tous en pleurs, et tourna définitivement le dos à l’Habitation La Rosée. Il n’avait pas voulu révéler sa destination… Et il ne revint plus…! Même pour conduire Marielle à sa dernière demeure. Les langues palabreuses avaient laissé croire que Marcellus et son cousin Mérinord vivaient quelque part sur le continent africain.
Robert Lodimus
(Premier extrait du roman Le Sang de la Prophétie)
(À suivre)

