Le LIV INIK AN KREYÒL et la problématique des outils didactiques en langue créole dans l’École haïtienne

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Entrevue exclusive avec Luné Roc Pierre Louis

Par Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue

Montréal, le 25 août 2023

L’annonce du ministère de l’Éducation nationale relative au LIV INIK AN KREYÒL qui devait être introduit à la mi-juin 2023 dans les écoles du pays à hauteur de 1 million d’exemplaires à distribuer gratuitement a retenu l’attention des directeurs d’écoles et des enseignants. S’il est éventuellement avéré –comme le soutiennent plusieurs directeurs d’écoles et nombre d’enseignants–, que la diffusion massive du LIV INIK AN KREYÒL n’a pas encore débuté au début du mois d’août 2023, de nombreuses questions demeurent ouvertes. D’abord en quoi consiste le LIV INIK AN KREYÒL ? À quels objectifs pédagogiques doit-il répondre ? Par qui a-t-il été élaboré et édité ? Les organisations professionnelles d’enseignants ont-elles été associées à la conception de ce nouvel outil pédagogique ? L’expertise de l’École normale supérieure et de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti a-t-elle été sollicitée à l’étape de la conceptualisation et de la validation du LIV INIK AN KREYÒL ? À combien s’élève le financement global de ce projet au ministère de l’Éducation nationale ? Sur le plan de la didactique créole et de la didactisation du créole, qu’est-ce qui caractérise le LIV INIK AN KREYÒL ? Comment expliquer que le projet de LIV INIK AN KREYÒL ait pu être mis en route en dehors d’une politique linguistique éducative nationale qui se fait toujours attendre ? C’est pour répondre à cet ensemble de questions que la présente entrevue exclusive a été conduite avec Luné Roc Pierre Louis, enseignant-chercheur à la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti. Mais avant d’accéder aux réponses de cette entrevue, il est utile de replacer la complexe question de l’usage du créole au sein de l’apprentissage scolaire dans son contexte historique, pédagogique et institutionnel.

Le linguiste Renauld Govain, doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, est l’auteur d’une étude fort instructive, « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques » (revue Contextes et didactiques, 17 | 2021). Mettant en lumière l’antériorité des débats sur le créole, Renauld Govain nous instruit que « (…) le Général Guérin, secrétaire du Président Alexandre Pétion (1807-1818), proposait d’utiliser le CH [créole haïtien] comme langue d’enseignement à l’école primaire. En 1898, Georges Sylvain aurait déclaré que si le créole était introduit dans les écoles primaires, rurales et urbaines, le problème de l’organisation de l’enseignement populaire haïtien connaîtrait une nette amélioration (cité par Vaval 1911) ». Dans les années 1940, la perspective de l’usage du créole dans l’enseignement a été posée notamment par Christian Beaulieu, compagnon de lutte de Jacques Roumain et auteur de « Pour écrire le créole » (Les Griots, 1939). Il fut l’un des premiers, à cette époque, à réclamer l’utilisation du créole à des fins pédagogiques. De manière plus programmatique, la question de l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien a été posée avec la réforme Bernard de 1979, mise en veilleuse en 1987, et qui faisait du créole langue d’enseignement et langue enseignée (voir notre article « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? » (Le National, 11 novembre 2021). De la mise en veilleuse de la réforme Bernard en 1987 à aujourd’hui, l’État haïtien n’a toujours pas fourni un bilan analytique détaillé de cette première grande réforme du système éducatif national (voir notre article « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire » (Le National, 17 mars 2021). Toujours sur le plan historique, les contributeurs du livre « Haïti : couleurs, croyances, créole » ont noté qu’« À partir de l’occupation américaine (…) on commença à réclamer l’utilisation du créole dans une vaste campagne d’alphabétisation du peuple. Que l’on puisse également produire des œuvres littéraires sérieuses et des études scientifiques en créole semblait prématuré [sic]. Il est vrai qu’une Académie créole fut fondée en 1947, sous la présidence de Charles-Fernand Pressoir et la vice-présidence de Jean Price-Mars. Mais, après sa séance inaugurale, dont Haïti Journal rend compte le 10 février, elle semble ne s’être plus jamais réunie. 1956 vit la création, sous la présidence de Lamartinière Honorat, d’un Institut de langue créole, société culturelle dont les statuts furent publiés dans Panorama (nouvelle série, mars 1956, pp. 35-38). Son but était « de promouvoir le développement de la langue créole et de la culture populaire nationale ». Cet Institut de langue créole se proposait, entre autres tâches, de « publier une histoire complète de la langue créole et une revue littéraire créole » et de « préparer l’édition d’une grammaire et d’un dictionnaire créoles ». Ces projets non plus n’aboutirent pas. » (« Haïti : couleurs, croyances, créole », sous la direction de Léon-François Hoffmann, Éditions du Cidihca, 1989).

Alors même que le ministère de l’Éducation nationale, sans se référer à un quelconque bilan analytique de la réforme Bernard de 1979, se revendique de ses « orientations stratégiques » dans plusieurs documents officiels, c’est encore le linguiste Renauld Govain qui fournit un éclairage de premier plan sur les lacunes et les limites de cette réforme : « La réforme de 1979 a certes introduit le CH [créole haïtien] à l’école à la fois comme langue d’enseignement et langue enseignée, mais elle ne s’est pas donné les moyens de l’application de cette mesure : les outils et matériels didactiques nécessaires à cela n’ont pas été développés et toutes les écoles de la république n’ont pas été amenées à comprendre qu’elles devaient se plier à la mesure parce qu’elle est une mesure officielle s’inscrivant dans une dynamique de régulation du système scolaire. Cette introduction est un pas en avant pour la valorisation de la langue mais ne suffit pas pour l’aider à dépasser les représentations négatives dont elle est l’objet depuis la naissance de l’État d’Haïti. On pourrait même imaginer que cela participe à la cristallisation des idées reçues consistant à faire croire que le CH est inapte à exprimer des réalités relevant d’un certain niveau d’abstraction car il n’y a guère de manuels ou d’autres outils didactiques. Or, les manuels didactiques sont à même de montrer que la langue est capable d’abstraction, le discours didactique étant modelé de façon telle qu’il est différent du discours vernaculaire des activités de tous les jours. En outre, sur un plan plus théorique, il n’a été conçu aucun dispositif didactique, voire méthodologique sur la langue en vue de la rendre plus apte à remplir son rôle de langue d’enseignement. Il est donc plus que nécessaire de mettre à disposition des praticiens des orientations théoriques en termes de didactique du créole langue maternelle. La question de didactisation de la langue reste donc pendante » (Renauld Govain, « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques » (revue Contextes et didactiques, 17 | 2021). Cette pertinente réflexion de Renauld Govain sur la didactisation de la langue créole a été amplement élargie et approfondie dans l’article qu’il a rédigé avec la collaboration de Guerlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle » paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). 

Ces dernières années, plusieurs éditeurs de manuels scolaires, en Haïti, ont consenti de remarquables efforts pour produire et diffuser des outils didactiques en langue créole (livres de didactique et de communication créole et livres ciblant les matières scolaires). Ainsi, les Éditions Pédagogie nouvelle, Canapé Vert, Henri Deschamps, Zémès, C3, CUC-Université Caraïbe ont-elles introduit plusieurs titres sur le marché du livre sans attendre l’adoption, au ministère de l’Éducation nationale, d’une véritable politique nationale du livre, du manuel scolaire et d’autres matériels didactiques. En Floride, EducaVision s’est lancé dans la production de livres bilingues anglais-créole mais l’on ne dispose pas de données permettant de savoir ni d’évaluer leur éventuelle diffusion dans les écoles d’Haïti. 

C’est donc dans ce contexte général qu’est apparu le projet de LIV INIK AN KREYÒL. En raison de l’importance qu’il semble devoir revêtir pour l’ensemble du système éducatif national, en dépit du fait que 80% des écoles du pays sont financées et administrées par le secteur privé de l’éducation (l’État ne répond qu’à 20% de l’offre scolaire), le projet de LIV INIK AN KREYÒL doit faire l’objet d’une réflexion analytique approfondie. La présente entrevue exclusive entend y contribuer.

Q/ Robert Berrouët-Oriol (RB-O) : Pouvez-vous expliquer, compte-tenu de votre expérience d’enseignant-chercheur et de votre connaissance du marché du livre scolaire en Haïti, en quoi consiste précisément le LIV INIK AN KREYÒL ? À quels objectifs pédagogiques entend-il répondre ? S’agit-il d’un ouvrage recommandé, optionnel ou obligatoire dans toutes les écoles du pays ? 

R/ Luné Roc Pierre Louis (LRPL) : Le livre unique en créole, qu’il convient mieux d’appeler le livre inique, est un Janus à double visage. C’est un ouvrage dit obligatoire selon la propagande officielle, mais entendons-nous, en Haïti, les lois, les décrets, les arrêtés ou les circulaires peuvent prévoir, tandis que la réalité est autre. Dès la Constitution du 6 août 1874 dans les dispositions de son article 33, il est prévu l’école primaire obligatoire et gratuite, mais jusqu’à ce jour, cette disposition, reprise dans les autres constitutions sous une forme ou sous une autre, n’est jamais d’application. Cela dit, la propagande officielle dans les médias de Port-au-Prince ne suffisent pas à rendre un ouvrage obligatoire. Le problème n’a jamais été une question de langue, mais d’abord une question d’accès à l’éducation dans l’ensemble. Pas assez de places pour tous les enfants en âge de scolarisation d’une part et lorsque des enfants finissent par avoir l’accès, les instituteurs et les maîtres ne sont pas qualifiés. Qui dit école dit maître. Sans disposer de maîtres qualifiés, les objectifs pédagogiques ne sont que des mots vides, si jamais il y en a, car certains manuels scolaires n’ont pas grand-chose à voir avec ce que devraient être des manuels scolaires. C’est bien pire dans le cas du Liv inik an kreyòl qui entend avant tout répondre à une propagande populiste, laquelle entend à son tour promouvoir un nivellement bon teint. La propagande du ministre de l’Éducation Nesmy Manigat ne fait que reprendre des clichés et stéréotypes populistes, folkloristes, obscurantistes, mais ne peut jamais dire sur quel effectif de maîtres qualifiés pour même tenter d’implémenter le projet pour ainsi dire. Bref, recommandé, optionnel ou obligatoire, tout peut se dire, tout se vaut dans le cadre de ce manuel, car tout dépendra, in fine, du caprice des uns et des autres.

RB-O : Selon les informations dont vous disposez en ce qui a trait au marché du livre scolaire en Haïti, par qui le LIV INIK AN KREYÒL a-t-il été élaboré et édité ? Existe-il UN SEUL LIV INIK AN KREYÒL ou chacun des sept éditeurs retenus pour élaborer et éditer le livre a-t-il rédigé et édité son propre livre unique, ce qui laisserait croire, dans cette hypothèse, qu’il existerait actuellement SEPT VERSIONS DISTINCTES DU LIV INIK AN KREYÒL ?

LRPL : Le livre unique est un dispositif qui entend sécréter l’idéologie d’un nivellement par le bas en vue de contrecarrer l’insolence de tout ce qui échappe au pur contrôle ministériel. Il n’est pas lieu de parler d’éditeur mais d’imprimeur ou de reproducteur, ce qui implique une version unique. L’objet réducteur de ce dispositif est plutôt donné en pâture à une équipe prolétarisée du ministère. 

RB-O : Un nombre indéterminé d’enseignants et de directeurs d’écoles s’opposent déjà, selon nos informations, à l’arrivée du LIV INIK AN KREYÒL dans les écoles du pays. Ils soutiennent que cet ouvrage risque d’enfermer l’apprentissage des matières scolaires dans le format étroit d’un condensé unique de 300 pages là où les élèves devraient pouvoir disposer d’un large éventail de ressources didactiques diversifiées et couvrant toutes les matières scolaires. Qu’en pensez-vous ?

LRPL : Ces enseignants et directeurs d’établissements scolaires voient juste. Le livre unique est une forme d’iniquité qui entend faire prévaloir un confinement pédagogique, l’enfermement dans une soupe chinoise de 300 pages. Et ce n’est pas tout. L’enjeu est que plus que jamais n’importe qui peut désormais se targuer d’être instituteur, enseignant, directeur d’école.

RB-O : À votre connaissance, le ministère de l’Éducation nationale a-t-il mis sur pied un mécanisme de contrôle de l’implantation du LIV INIK AN KREYÒL dans l’ensemble des écoles du pays et si oui quelles en sont les caractéristiques ?

LRPL : J’ai beau affirmer dans une question antérieure que le MENFP entend sécréter l’idéologie d’un nivellement par la promotion d’un folklorisme bon teint, mais au fond, ce qui importe surtout pour le ministère avec le ministre Nesmy Manigat en tête, c’est la propagande. Que le projet, dans la réalité, marche ou pas, ce n’est pas là l’important pour le ministère, ce qui importe pour lui, c’est l’occupation de l’espace médiatique et des webinaires dans des espaces fonctionnant comme de véritables fanclubs. Les médias, ainsi que les fanatiques en parlent, voilà le pari gagné.

RB-O : Selon vous, les organisations professionnelles d’enseignants ont-elles été associées à la conception de ce nouvel outil pédagogique ?

LRPL : Pas nécessairement, mais en tant que structures de débrouillardise, ceteris paribus, le MENFP dispose de toutes les formules pour obtenir leur collaboration et par là leur silence. La plupart sont formés de folkloristes de même étoffe que le ministère, ils se rejoignent sans forme de procès.

RB-O : Comment expliquer que l’expertise de l’École normale supérieure et de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti n’ait pas été sollicitée à l’étape de la conceptualisation et de la validation du LIV INIK AN KREYÒL ?

LRPL : C’est simple. Le ministère de l’Éducation estime mieux de ne pas solliciter ces entités de l’UEH dans une visée institutionnelle, parce qu’il trouve déjà à bas prix des gens provenant de ces mêmes entités. Qui pis est, l’École normale supérieure offre certes une formation minimale fort livresque avec peu de productions écrites, comme cela se fait davantage à la Faculté des sciences humaines, mais toujours est-il que l’ENS peine à se faire valoir comme promotrice de l’éducation, de l’instruction, de l’enseignement à proprement parler en Haïti. En d’autres termes, elle brille par son absence sur cette question en Haïti dont les enjeux sont pourtant de taille. 

RB-O : Le livre scolaire unique a été expérimenté dans certains pays d’Afrique, notamment au Cameroun où il fut dans un premier temps introduit puis recalé pour ensuite être à nouveau diffusé dans les écoles conformément aux directives du Conseil national d’agrément des manuels scolaires et des matériels didactiques. À votre connaissance, le LIV INIK AN KREYÒL a-t-il fait l’objet d’un projet-pilote de validation dans des écoles-cibles avant d’être promu à une diffusion massive dans les écoles d’Haïti ?

LRPL : Ce dispositif est pour le moment matière à propagande, mais qui cherche à capter des opinions, à orienter des points de vue. C’est la raison pour laquelle certains opposants au gouvernement se transforment en propagandistes pro-Manigat. 

RB-O : Disposez-vous de données relatives au financement global de ce projet au ministère de l’Éducation nationale ? Celui-ci s’est-il formellement engagé à acheter de chacun des sept éditeurs retenus pour élaborer et éditer le LIV INIK AN KREYÒL un nombre préétabli d’ouvrages qu’il entend distribuer gratuitement dans les écoles du pays ? 

LRPL : Je n’ai aucune idée du financement, ni du type de marché, si passation de marché il y avait. Le coût devrait être fort élevé, car en plus des ouvrages à imprimer, la propagande médiatique d’un côté, les spots publicitaires classiques de l’autre, tout cela coûte et cela n’est pas limité dans le temps. Le ministère ne pourra nullement dire combien de maîtres il contribue à former sur l’année. L’UNESCO fait également du bruit par ses webinaires, mais combien de maîtres contribue-t-elle à former ?

RB-O : Sur le registre combien essentiel de la didactique créole, qu’est-ce qui caractérise le LIV INIK AN KREYÒL ? De quelle manière, sur le plan de la didactique créole, le LIV INIK AN KREYÒL se démarque-t-il des ouvrages précédents rédigés en créole depuis environ vingt ans ? Sur le plan de la méthodologie, les rédacteurs du LIV INIK AN KREYÒL disposent-ils d’un protocole unique et normalisé de rédaction du contenu de l’ouvrage ?

LRPL : La différence entre le livre unique et les livres antérieurs est que cet ouvrage met tout ensemble en créole. Ce livre va davantage encourager la paresse des maîtres celant déjà la macule d’un manque de formation. L’école est entre temps déjà devenue élitiste, en ce sens qu’avant la scolarisation universelle, tous les enfants n’y eurent pas accès. De nos jours, en vertu de la scolarisation universelle, l’accès à l’école est censé être libre mais peu d’enfants apprennent au plein sens du mot, i.e. atteignent le niveau minimal qu’ils devraient acquérir en fin de cycle. Seuls les parents avisés vont se soucier du constat que désormais ils ne peuvent plus se fermer les yeux et compter sur l’école. A fortiori, avec le livre unique, sinon le livre inique, c’est l’ensevelissement de l’école qui s’annonce en Haïti. Peut-être dans un avenir très proche dira-t-on : ecce quomodo moritur schola. Requiescat in pace.

RB-O : Merci d’avoir aimablement répondu aux questions de cette entrevue.

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