Assassinat du 58ème président haïtien (Jovenel Moïse) Esquisse pour la création d’un Tribunal spécial ou d’une Chambre spéciale
Lundi 10 octobre 2022 ((rezonodwes.com))–
Sommaire
I. INTRODUCTION ………………………………………………………………………………….. 3
II. TRIBUNAUX SPÉCIAUX (TRIBUNAUX HYBRIDES/TRIBUNAUX PÉNAUX INTERNATIONAUX MIXTES)……………………………………………………………………….. 5
1. TRIBUNAUX HYBRIDES CREES PAR LES NATIONS UNIES (CONSEIL DE SECURITE) .. 5
1.1. Tribunal spécial pour le Liban………………………………………………………………. 5
1.2. Tribunal spécial pour la Sierra Leone …………………………………………………….. 6
1.3.Chambres extraordinaires des Tribunaux cambodgiens, appelées aussi
« Tribunal khmers rouges » …………………………………………………………………….. 6
2. TRIBUNAL HYBRIDE CREE PAR L’UNION EUROPEENNE……………………………………. 7
2.1. Chambres spécialisées pour le Kosovo…………………………………………………… 7
3.TRIBUNAUX HYBRIDES CREES PAR L’UNION AFRICAINE …………………………………. 7
3.1. Chambres extraordinaires africaines ………………………………………………………. 7
3.2. Cour pénale spéciale en République centrafricaine ………………………………….. 8
III. CONCLUSION …………………………………………………………………………………… 9
I. Introduction
Dans son rapport publié le 22 mars 2022 sous le titre « Assassinat du 58ème président haïtien, criminalité transnationale, contraintes juridiques et perspectives judiciaires », le Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme (CARDH) a expliqué que cet assassinat est un crime transnational au sens de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale et protocoles s’y rapportant, adoptée par l’Assemblée générale le 15 novembre 2000 (Résolution 55/25).
En effet, le président haïtien, Jovenel Moïse, a été torturé, puis assassiné par des mercenaires, pour la plupart des Colombiens, avec la complicité des « anciens » agents des services de renseignements américains et des nationaux, notamment des responsables de la sécurité présidentielle.
A ce propos, l’article 3 de ladite Convention stipule : une infraction est de nature transnationale si elle commises : i) dans plusieurs États ; ii) dans un État mais une partie substantielle de sa préparation, de sa planification, de sa conduite ou de son contrôle a eu lieu dans un autre État ; iii) dans un État mais implique un groupe criminel organisé qui se livre à des activités criminelles dans plusieurs États ; iv) dans un État mais a des effets substantiels dans un autre État.
Ici, il serait important de différencier le crime transnational du crime international. Ce dernier se réfère aux crimes contre l’humanité, crimes de guerre, crime de génocide et crime d’agression relevant de la compétence de la Cour pénale internationale (voir les articles 6, 7 et 8 du Statut de Rome1).
Cette contribution doctrinale du CARDH vient d’être corroborée par l’ordonnance du 31 août 2022 du 5ème juge d’instruction travaillant sur le dossier, dans laquelle il confirme la fin de son mandat de juge d’instruction2, conformément à l’article 7 de la loi du 26 juillet 1979 sur l’appel pénal.
L’ordonnance affirme que « S’agissant des crimes organisés, le recours à l’entraide judiciaire s’avère indispensable ».
En conséquence, le CARDH a poursuivi son plaidoyer en précisant que le droit haïtien n’est pas actuellement apte à réguler le procès de ce crime transnational.
Six limites, parmi d’autres, ont été relatées : i) le délai de trois mois attribué à l’instruction (article 7 de la loi du 26 juillet 1979 sur l’appel pénal) ; ii) deux enquêtes parallèles dans deux systèmes juridiques différents ( Common Law et Romano-germanique) ; iii) non-collégialité dans l’instruction selon la procédure pénale haïtienne ; iv) autorisation du président de la République pour poursuivre un fonctionnaire sous peine d’être destitué ; v) immunité parlementaire ; vi) compétence territoriale du juge (Compétence rationae loci)3.
Ainsi, le CARDH a plaidé pour une réforme du droit devant aboutir à la création d’un Tribunal spécial ou d’une Chambre spéciale pour effectivement réaliser le procès. Cette douzième contribution propose une vue globale des tribunaux spéciaux (hybrides) afin d’explorer celui qui paraît être le mieux adapté à la réalité haïtienne.
II. Tribunaux spéciaux (tribunaux hybrides/tribunaux pénaux internationaux mixtes)
Il convient, d’entrée de jeu, de différencier les tribunaux pénaux internationaux (TPI) des tribunaux hybrides. Les premiers participent au développement du droit pénal international aboutissant à la création de la Cour pénale internationale, juridiction permanente. Il s’agit des Tribunaux pénaux internationaux pour le Nuremberg, pour le Rwanda, pour l’Ex Yougoslavie…
Une juridiction hybride est un tribunal dans lequel siègent des magistrats internationaux et nationaux. Il est régi par le droit national en termes de procédure, d’application de peines…
Ce type de juridiction tente de concilier les intérêts de la justice internationale au principe du respect de la souveraineté nationale. Sur le plan financier, son coût est moins élevé par rapport au Tribunaux pénaux internationaux. Six tribunaux hybrides sont identifiés.
1. Tribunaux hybrides créés par les Nations unies (Conseil de sécurité)
1.1. Tribunal spécial pour le Liban
A la requête du gouvernement libanais, le Tribunal spécial pour le Liban a été institué par la Résolution 1757 du 30 mai 2007 du Conseil de sécurité pour poursuivre les responsables de l’attentat terroriste du 14 février 2005 à Beyrouth, faisant 22 morts dont l’ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, et des blessés. Ce tribunal a été installé à La Haye (Pays-Bas) le 1er mars 2009 et le procès s’est ouvert le 16 janvier 2014.
Le Tribunal a déclaré coupables par défaut Salim Ayyash, Hassan Merhi et Hussein Oneissi pour leur participation dans l’attentat et les a condamnés à cinq peines d’emprisonement à perpétuité (affaire STL-11-01). C’est la peine la plus sévère prévue par le Statut et le Règlement du Tribunal.
Le 1er juillet 2022, le Tribunal a entamé sa phase résiduelle : conservation de documents et archives, respect de ses obligations résiduelles envers les victimes et les témoins et traitement des demandes d’informations émanant d’autorités nationales.
1.2. Tribunal spécial pour la Sierra Leone
Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone a été créé par la Résolution 1315 du 14 août 2000 du Conseil de sécurité afin de poursuivre les responsables de la Sierra Leone pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre commis postérieurement aux accords d’Abidjan du 30 octobre 1996. Ce sont des crimes internationaux consacrés par le droit interne.
Le Tribunal a été installé au Sierra Leone en 2003 et a jugé et condamné neuf accusés (peines allant de 6 à 52 ans de prison) dont l’ancien président Charles Taylor. Notons que c’est le premier Tribunal hybride ayant jugé un chef d’État pour des crimes commis dans l’exercice de ses fonctions.
Fermé en 2013, il a été remplacé par un Tribunal résiduel qui s’occupe notamment des affaires d’outrages au tribunal, de protections de témoins et de la gestion des archives.
1.3. Chambres extraordinaires des Tribunaux cambodgiens, appelées aussi « Tribunal Khmers rouges »
Le régime Khmer rouge, installé au Cambodge le 17 avril 1975, a été renversé le 7 janvier 1979. Selon les estimations, au moins 1.7 million de citoyens ont péri de famine, de tortures, d’exécutions et de travaux forcés. Une guerre civile a succédé et s’est achevée en 1998 avec le démantèlement des structures politiques et militaires des Khmers rouges.
En 1997, le gouvernement du Cambodge a sollicité l’aide des Nations unies (l’ONU) pour la mise en place un procès dans l’idée de traduire en justice les hauts dirigeants Khmers rouges.
En 2001, l’Assemblée nationale cambodgienne a adopté une loi créant les Chambres extraordinaires. En raison des faiblesses de l’appareil judiciaire cambodgien et de la nature internationale des crimes perpétrés, un accord a été trouvé avec l’ONU en juin 2003, faisant des Chambres des instances indépendantes de l’ONU et du gouvernement cambodgien, qui appliquent le droit international.
Khieu Samphan, ancien chef d’État, et Nuon Chea, idéologue du régime, ont été condamnés à perpétuité pour crimes contre l’humanité le 7 août 2014 dans le premier procès du deuxième dossier. Cette peine a été confirmée en appel le 23 novembre 2016 par la Chambre de la Cour suprême. « Douch », ancien chef de camp, a aussi été condamné à perpétuité. Deux autres hauts responsables Khmers rouges n’ont pu être jugés : Ieng Sary, décédé le 14 mars 2013, et son épouse Ieng Thirith libérée en raison de son état de santé. Meas Muth a été mis en examen pour génocide et crimes contre l’humanité à la fin de 2015 après avoir été acquitté en 2011.
2. Tribunal hybride créé par l’Union européenne
2.1. Chambres spécialisées pour le Kosovo
Créées le 3 août 2011 suite à un rapport du Conseil de l’Europe du 7 janvier 2011 suivi d’un amendement de la Constitution Kosovar faisant état de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre commis entre le 1er janvier 1998 et le 31 décembre 2000, les Chambres spécialisées pour le Kosovor ont été mises en place à la Haye en 2015.
Les règles de procédure et de preuve ont été adoptées le 27 mars 2017 et les Chambres ont enregistré leur premier acte d’accusation en 2019.
3.Tribunaux hybrides créés par l’Union africaine
3.1. Chambres extraordinaires africaines
Suite à une décision4 de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, organisation intergouvernementale ouest-africaine créée le 28 mai 1975, les Chambres extraordinaires africaines ont été créés le 22 août 2012 par le Sénégal en accord avec l’Union africaine pour juger l’ex-président tchadien, Hissène Habré, accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre entre 1982 et 1990. Un accord spécifique avec le Tchad a permis aux magistrats du tribunal d’y mener leurs investigations.
Ces instances sont formées de juges africains et appliquent le droit pénal international (infractions). Cependant, la procédure repose sur le code de procédure sénégalais et l’infrastructure préexistante pour limiter les coûts et les retards supplémentaires.
Hissène Habré a été reconnu coupable et a été condamné à la prison à perpétuité le 30 juillet 2016. Cette condamnation a été confirmée en appel le 27 avril 2017.
3.2. Cour pénale spéciale en République centrafricaine
La Cour pénale spéciale en République centrafricaine a été créée par une loi du 3 juin 2015 afin d’enquêter, de poursuivre et de juger les violations graves des droits humains commises sur le territoire centrafricain depuis 2003.
En juillet 2014, le gouvernement centrafricain et les Nations unies ont développé un « projet conjoint d’appui à la lutte contre les violations de droits de l’homme et à la relance de la justice » qui soutient l’État de droit afin de lutter contre l’impunité. En outre, il faut souligner que le 5 décembre 2013, le Conseil de sécurité avait créé une commission d’enquête sur les violations commises en République centrafricaine concluant que toutes les parties au conflit ont commis des crimes graves.
En août 2014, l’initiative de créer un Tribunal pénal spécial a progressé avec la signature d’un protocole d’intention entre les autorités de transition et la Mission des Nations unies pour le Centrafrique (MINUSCA). En ce sens, un projet de loi a été approuvé par le Conseil des ministres et soumis au Conseil national de transition (CNT) le 6 février 2015. En mai 2015 au Forum de Bangui, cette juridiction spéciale a été demandée par la société civile, en particulier les organisations de défense des droits humains. Le 26 août 2016, le nouveau président élu après la transition, Faustin-Archange Touadéra, a signé avec l’ONU un projet d’accord créant la Cour pénale spéciale en République centrafricaine.
Le 30 juin 2017, un procureur spécial international et cinq magistrats nationaux ont été nommés au parquet du Tribunal et aux chambres d’instruction et d’accusation.
III. Conclusion
Les tribunaux hybrides présentent de nombreux avantages et permettent de concilier des préoccupations internes et internationales pour le progrès de la Justice.
Par rapport à la souveraineté nationale. Les Tribunaux hybrides peuvent être considérés comme des juridictions plus adaptées au principe du respect de la souveraineté nationale5. C’est un Tribunal internationalisé sur la base d’un accord avec les autorités nationales.
Par rapport au droit interne. Généralement, les Tribunaux hybrides suivent une procédure élaborée au niveau national incluant les peines. Certains restent attachés à la tradition juridique du pays concerné. Par exemple, les Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens fonctionnent selon le droit de la civil law/Romano-germanique. Il y a un juge d’instruction…
Au plan financier. Les Tribunaux hydriques ont un coût moins élevé que les Tribunaux internationaux. Il est plus facile de trouver une formule avec les Nations unies pour leur implantation, leur fonctionnement….
Compte tenu des limites du droit haïtien évoqué dans différents rapports du CARDH6, de la complexité du dossier de l’assassinat du président Jovenel Moïse, du dysfonctionnement de la justice haïtienne et du difficile contexte politique haïtien en collusion avec le contexte criminel, un Tribunal hybride parait être la meilleure option à explorer si réellement l’État haïtien et la coopération internationale, particulièrement les États-Unis d’Amérique, veulent réaliser le procès de l’assassinat du 58ème président haïtien en sa résidence par des mercenaires en accord avec des « anciens » agents des services de renseignements américains et des acteurs locaux ( service de sécurité présidentielle…).
2 : « ATTENDU QUE conformément aux dispositions de l’article sept (7) de la loi du 26 juillet sur l’appel pénal, le juge d’instruction saisi d’un dossier a un délai de trois mois, soit deux mois pour la conduite de l’instruction et un mois pour la rédaction de l’ordonnance de clôture. Par ces motifs disons et déclarons que nous ne pouvons pas respecter le délai de trois mois qui nous est imparti par l’article 7 de la loi du 26 juillet 1979 sur l’appel pénal compte tenu du fait que certaines formalités ne sont pas encore remplies ; ordonnons en conséquence la communication de la présente ordonnance au doyen et au commissaire du gouvernement près le tribunal de première instance de ce ressort pour les suites de droit ».
3 Pour une étude détaillée, voir : CARDH : « L’assassinat du 58ème président haïtien par des mercenaires, le caractère transnational du crime est reconnu », 6 septembre 2022.
4 En octobre 2008, Hissène Habré a déposé une plainte auprès de la Cour de la CEDEAO affirmant que son procès au Sénégal, sur la base des changements législatif entre 2007 et 2008 constituerait une violation du principe de non-rétroactivité du droit pénal. Le 18 novembre 2010, la Cour a rendu un arrêt déclarant qu’afin d’éviter de violer le principe de non-rétroactivité, Habré devrait être jugé devant « une juridiction spéciale ad hoc à caractère international ». Des experts en droit international ont unanimement mis en doute cette décision car le principe de non-rétroactivité, de façon explicite, ne s’applique pas à des actes qui, au moment de leur commission, étaient déjà interdits par le droit international conventionnel et coutumier (tortures, génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité). Néanmoins, l’arrêt de la Cour est contraignant pour le Sénégal. Les Chambres proposées répondent donc à cette exigence en créant une nouvelle structure au sein du système judiciaire sénégalais, à savoir le Tribunal Régional Hors Classe de Dakar et la Cour d’Appel de Dakar qui comprendront des juges africains et appliqueront le droit pénal international pour les infractions, mais qui reposeront sur le code de procédure sénégalais et l’infrastructure préexistante.
5 Selon l’article de la Charte des nations Unies, l’organisation repose sur le principe de l’égalité souveraine des États.
6« Assassinat du 58ème président haïtien Criminalité transnationale, contraintes juridiques et perspectives judiciaires », 22 mars 2022.
« L’assassinat du 58ème président haïtien par des mercenaires, Le caractère transnational du crime est reconnu », 6 septembre 2022.