Flashback, 21 mai 2021 | Robert Berrouët-Oriol – « Coup d’État constitutionnel » en Haïti : le double jeu de l’OEA et de l’ONU en appui au PHTK néoduvaliériste

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La société civile haïtienne, à travers ses voix diverses et ses manifestations publiques, est unanime dans son diagnostic du drame haïtien contemporain. Pour l’essentiel, ce drame se caractérise par la dégradation accélérée des conditions de vie de la population, la déliquescence de la situation sécuritaire au pays et l’amplification des enlèvements contre rançon perpétrés par les gangs armés réputés proches et/ou instrumentalisés par l’Exécutif néoduvaliériste issu du Parti haïtien tèt kale, le PHTK d’extrême droite de Martelly/Lamothe/Moïse/KPlim/Jouthe/Joseph.

La peur et l’anxiété se réinstallent dans les familles haïtiennes comme au temps de Papa Doc Duvalier à l’aune des assassinats ciblés, des disparitions et des pogroms exécutés en toute impunité dans les quartiers populaires. Ce drame se caractérise aussi par l’étiolement des institutions de l’État, la décapitation et l’affaiblissement du système judiciaire, la dilapidation des ressources financières de l’État, la gangstérisation de la gouvernance de l’État instituée par le dictateur François Duvalier et qui s’est exacerbée depuis la mainmise népotique des caïds du PHTK sur l’Exécutif suite aux élections frauduleuses des dix dernières années, ainsi que par le double jeu de l’ONU et de l’OEA en appui au PHTK néoduvaliériste. En quoi consiste ce double jeu ?

Comment sert-il d’appui à peine masqué de l’International au « coup d’État constitutionnel » dont a récemment fait état le juriste haïtien Patrick Pierre-Louis, membre du conseil de l’Ordre des avocats du Barreau de Port-au-Prince ?

Le diagnostic des organisations de la société civile haïtienne est conforme au vécu quotidien de la population partout au pays et les Haïtiens de toutes les catégories sociales en ont une connaissance à fleur de peau. Il est relayé avec constance par la presse haïtienne malgré les assauts subis par nombre de journalistes. Il se donne à voir notamment à travers les courageuses prises de position de la Fédération des Barreaux d’Haïti, celles des syndicats, des associations de juristes, des organismes des droits humains, des Églises protestante et catholique, etc. Ces prises de position ont gagné en intensité depuis que le PHTK, par l’intermédiaire de son « commis d’office », l’ex-président Jovenel Moïse, ouvertement soutenu par le Core Group, le Bureau des Nations Unies en Haïti (le BINUH) et l’OEA, a entrepris de faire voter illégalement par référendum, le 27 juin 2021, une « Constitution » liberticide et impunitaire d’inspiration tontonmakout rédigée en cachette par une petite confrérie de courtisans choisis pour leur fidélité au PHTK néoduvaliériste.

Et relayant le diagnostic de la société civile haïtienne, le journaliste Lemoine Bonneau, du Nouvelliste, dans un éditorial courageux daté du 20 mai 2021 et titré « Quelle sera la durée de vie de la Constitution de Jovenel Moïse ? », rappelle à juste titre deux évidences : d’une part, « En prenant les dispositions relatives à la création du Comité consultatif indépendant pour l’élaboration de la nouvelle constitution, Jovenel Moïse savait très bien qu’il allait faire face à la résistance de toutes les couches de la population. »

D’autre part, « Qu’il s’agisse du secteur privé des affaires, des confessions religieuses, des organisations de femmes, des partis politiques, des syndicats de toutes sortes, des organisations paysannes, des organisations de jeunesse et d’autres associations socioprofessionnelles, il n’y a jusqu’à présent aucune entité représentative de la société qui s’affirme en prenant fait et cause pour ce référendum prévu le 27 juin [2021] par le président Jovenel Moïse. » Cette juste et objective caractérisation de l’opposition de la majorité des Haïtiens au projet illégal de nouvelle « Constitution » de Jovenel Moïse a également été analysée et mise en contexte par Luckson Daréus, avocat au Barreau des Gonaïves, dans un article paru au National le 28 avril 2021 et intitulé « 2011 – 2021 : PHTK, dix ans de mauvaise gouvernance ». Le juriste pose avec clarté que « Joseph Michel Martelly était l’erreur à ne pas commettre, Jovenel Moïse était la limite à ne pas franchir a réagi sur son compte Twitter un citoyen engagé.

À lui seul, cette petite phrase résume la catastrophe socio-économique et politique et la descente aux enfers dans lesquels [a été] plongée Haïti au cours de la décennie 2011 – 2021, causées par un « cabinet » de gouvernements « PHTKistes » composé de corrompus véreux, de bandits/gangsters et d’incompétents (…) ». Et quant au projet de référendum en vue de l’adoption d’une nouvelle « Constitution » PHTKiste, la Cellule de réflexion et d’action nationale (Cran), dans une étude menée conjointement avec la Commission épiscopale nationale (catholique romaine) Justice et Paix (Ce-Jilap), estime que « Ce projet affaiblit la lutte contre l’impunité au lieu de la renforcer, mettent en garde la Cran et la Ce-Jilap, tout en soulignant combien la conjoncture actuelle, marquée par un climat de terreur, la violence d’État et une prolifération de gangs armés, ne se prête nullement à la tenue d’un référendum, interdit par la Constitution, ni à l’organisation d’élections (« La Cran et la Ce-Jilap déplorent l’absence de démocratie et de liberté citoyenne, dans le projet de nouvelle Constitution de Jovenel Moïse », AlterPresse, 5 mai 2021).

Les réflexions, analyses, prises de position et avis émis par plusieurs institutions de la société civile haïtienne, par des juristes et des constitutionnalistes sont en phase avec ceux des meilleurs analystes étrangers, parmi lesquels le politologue belge Frédéric Thomas, connu pour la rigueur de ses études et auteur, entre autres, de « Haïti : la communauté internationale à contre-courant » paru dans le bulletin d’information du CETRI (Université Louvain-la-Neuve, 9 février 2021), de « Les deux racines de la colère haïtienne » (CETRI, 30 janvier 2020) et de « Haïti : recommencer la révolution » (CADTM international, 30 mars 2021). Dans cette étude, l’auteur rappelle qu’« En 1985, la Banque mondiale estimait que dix-neuf familles détenaient la quasi-totalité des droits d’importation des principaux produits consommés en Haïti. Une vingtaine d’autres possédait les licences pour 92 autres marchandises importées ». Et quant à la configuration sociale des rapports économiques dominants au pays, Frédéric Thomas cible le rôle des oligarques qui, historiquement, se sont toujours retrouvés du côté du pouvoir politique : « Le pouvoir – tant économique que politique – de l’ensemble de la classe dominante en Haïti est fonction de cette structure d’un marché concentré et dépendant. Sa richesse ne vient pas de la production proprement dite, encore moins de la transformation des matières premières, mais de son quasi-monopole sur les importations et exportations. Elle exerce une telle domination qu’elle ne se donne pratiquement pas la peine de gouverner, sinon pour faire des affaires. De même qu’économiquement, elle est tout entière tournée vers le marché international – surtout états-unien –, culturellement, elle a adopté les us et coutumes de la classe d’affaires transnationale, et, politiquement, elle dépend beaucoup plus de Washington que de la souveraineté populaire ».

Cette configuration des rapports sociaux-économiques en Haïti, sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin dans cet article, se retrouve en arrière-plan de la récente « Résolution » du Parlement européen sur la situation haïtienne.

En effet, nombre d’idées-phare du diagnostic des organisations de la société civile haïtienne se retrouvent dans la « Résolution du Parlement européen du 20 mai 2021 sur la situation en Haïti (2021/2694(RSP) ». Cette Résolution, au paragraphe F, se démarque significativement du double jeu de l’OEA et de l’ONU en Haïti, notamment en ce qui a trait au référendum anticonstitutionnel du PHTK/Jovenel Moïse : « (…) le 6 mai 2021, l’Union [européenne] a annoncé qu’elle ne financerait pas l’organisation du référendum prévu le 27 juin 2021 en Haïti et n’enverrait pas d’observateurs pour en suivre le déroulement, jugeant le processus insuffisamment transparent et démocratique dans un pays durement touché par l’insécurité et l’instabilité politique ».

Dans le même document, au paragraphe E, le Parlement européen rappelle en ces termes l’opposition de la population haïtienne au projet anticonstitutionnel et illégal du PHTK/Jovenel Moïse : « considérant que, le 5 janvier 2021, le président Moïse a décrété qu’un référendum constitutionnel devait être organisé le 27 juin 2021 et qu’il a récemment confirmé sa décision malgré les protestations tant dans le pays que dans la communauté internationale ; que la réforme constitutionnelle proposée concentrerait davantage les pouvoirs exécutifs ; que l’article 284.3 de la Constitution haïtienne dispose que « toute consultation populaire tendant à modifier la Constitution par voie de référendum est formellement interdite » ; que, depuis lors, des milliers d’Haïtiens sont descendus dans la rue pour protester contre le référendum », la Résolution du Parlement européen consigne sans équivoque que cette institution transnationale refuse d’avaliser l’arnaque constitutionnelle du PHTK néoduvaliériste.

En cela, elle rejoint l’une des principales revendications de la société civile haïtienne et rompt avec les mises en scènes funambulesques d’une grande partie des membres du Core Group, et elle se distancie dudouble jeu de l’OEA et de l’ONU en Haïti dans le dossier haïtien.

Le double jeu de l’OEA et de l’ONU en Haïti

Dans l’actuelle conjoncture, en quoi consiste ce double jeu largement perçu comme tel par la majorité de la population haïtienne ? La réponse à cette question de fond nous est fournie par plusieurs articles récents de la presse haïtienne qui ont mis en lumière les apparentes contradictions relevées dans les déclarations successives de l’OEA et de l’ONU : tantôt elles « appuient » le projet de nouvelle « Constitution » du PHTK/Jovenel Moïse, tantôt elles « suggèrent » (de fait, elles dictent) des « conditions », elles réitèrent des pieuses demandes de « transparence » et d’« inclusion » d’acteurs politiques ouvertement réticents, et elles appellent au « dialogue » entre l’Exécutif néo-makout du PHTK –dont elles n’ignorent pas les véritables objectifs politiques–, et les instances de l’opposition sans se priver d’interpeller la société civile organisée qui est elle aussi vent debout contre l’arnaque anticonstitutionnelle des néoduvaliéristes.

Il s’agit pour l’ONU et l’OEA de fournir, aux « ayants droit » du système de gouvernance basé sur la « rente politico-financière » et la corruption, ainsi qu’aux grands argentiers d’une partie du secteur privé haïtien, la garantie qu’ils pourront, grâce à la cartomancie des élections dites « démocratiques » et « transparentes », continuer à brasser de juteuses « affaires » selon les paramètres de la division internationale du travail (Haïti est le premier grand exportateur de main-d’œuvre non qualifiée de toute la Caraïbe) et selon les règles de la haute finance internationale.

Le double jeu de l’OEA et de l’ONU en Haïti sert donc des intérêts à la fois politiques et financiers –il s’agit de préserver les puissants monopoles d’une partie du secteur privé haïtien, de cautionner et de garantir la « rente politico-financière » aux caïds du PHTK au pouvoir au nom de la « stabilité politique »–, sur fond de la quasi-impossibilité de résoudre, en excluant la majorité de la population, une crise de société multisectorielle dont les racines se trouvent dans les structures sociales inégalitaires du pays depuis deux siècles.

Et il est avéré que le caractère hautement inégalitaire de ces structures sociales a été exacerbé durant la dictature de François Duvalier et qu’il s’est consolidé au creux des pouvoirs populistes ayant occupé les sommets de l’Exécutif depuis la promulgation de la Constitution de 1987, y compris durant la sulfureuse période des OP (« organisations populaires » de base) de l’ère lavalassienne qui, armées et financées de manière occulte, ont contribué au renforcement de la criminalisation du pouvoir d’État durant la seconde présidence d’Aristide. Plusieurs analystes estiment, au fil de leurs enquêtes, que les gangs violents impliqués dans la généralisation de l’insécurité aujourd’hui en Haïti comprennent des reliquats armés de ces OP, d’anciens policiers véreux en pointe eux aussi dans le trafic de drogue, des quasi-miliciens issus du lumpenprolétariat et plus ou moins liés à plusieurs oligarques du secteur privé des affaires proches du PHTK, ainsi que des noyaux de groupes paramilitaires commandités et instrumentalisés par des parlementaires de diverses allégeances.

Cette configuration du narco-État haïtien, qui est en réalité celle d’un « État failli », est parfaitement connue de l’OEA et de l’ONU, et l’arnaque anticonstitutionnelle du PHTK/Jovenel Moïse qu’elles soutiennent doit être comprise dans cet entrelacs historique d’autant plus que l’« hyperprésidentialisme » d’essence duvaliériste qu’elles avalisent –au nom de la « normalisation institutionnelle » et du « renouveau démocratique » prônés par l’ONU–, s’apparie au projet constitutionnel du PHTK de pérenniser la « rente politico-financière » des détenteurs actuels du pouvoir et à leur garantir l’impunité.

Le double jeu de l’OEA s’est récemment illustré par l’envoi d’un « ballon d’essai » de l’OEA sous la plume d’un ancien responsable de cette institution en Haïti, Ricardo Seitenfus, auteur d’un article publié dans Le Nouvelliste du 30 avril 2021 sous le titre « Débat constitutionnel, la proposition de Ricardo Seitenfus». Nous avons analysé ce « ballon d’essai » de l’OEA dans notre article publié dans Le National le 4 mai 2021, « Le « référendum à choix multiples » de Ricardo Seitenfus au chevet du projet de « Constitution » néoduvaliériste du PHTK  en Haïti», texte dans lequel nous avons mis en évidence une tentative de « poker menteur » toxique que l’OEA, à la manière d’un funambule haut perché, a tenté de faire passer auprès de la population haïtienne sous couvert d’une bien improbable « alternative » au blocage institutionnel créé et entretenu par les caïds du PHTK ces dix dernières années.

Pour sa part, le Bureau des Nations Unies en Haïti (le BINUH), en quête d’une crédibilité qu’il n’a pas auprès de la population haïtienne, s’est exprimé dans un communiqué daté du 15 juin 2020 intitulé « La réforme constitutionnelle – Une opportunité pour relancer le pays ». Dans ce texte il promeut sa « neutralité » en Haïti avec une naïveté toute feinte : « Si le BINUH n’a aucunement vocation à se substituer aux institutions nationales dans l’interprétation de la Constitution, il considère toutefois que, dans un régime démocratique, les élections représentent la seule voie d’alternance au pouvoir et que les mandats qui en découlent doivent être respectés par tous les acteurs de la société. »

Et passant outre à l’artifice de sa « neutralité » dans le même texte, il apporte son soutien au projet de « Constitution » du PHTK néoduvaliériste dans des termes non équivoques : « Malgré ses effets néfastes sur l’ensemble de la vie nationale, la crise actuelle offre au pays une opportunité unique d’initier un cercle vertueux en rebâtissant des fondations solides et durables et en s’attaquant à l’un des nœuds gordiens qui entravent la marche en avant du pays. Une réforme constitutionnelle profonde permettrait de remédier aux défaillances du système de gouvernance actuel et de créer des conditions plus propices à la stabilité institutionnelle, à la bonne gouvernance, et au respect de l’état de droit (…). Dans le même communiqué daté du 15 juin 2020, le BINUH, dirigé par l’obscure Helen La Lime, joue manifestement double jeu et sur plusieurs tableaux en choisissant d’ignorer sans états d’âme les protestations massives de la société civile haïtienne vent debout contre l’arnaque anticonstitutionnelle du PHTK/Jovenel Moïse.

Ainsi, tout en assurant le pouvoir en place du soutien logistique, technique et financier (dont le montant n’est toujours pas dévoilé) au pseudo processus référendaire, il plaide en ces termes pour un « consensus minimal » entre le cartel mafieux de l’ex-président Jovenel Moïse et une société civile qui ne lui reconnaît aucune légitimité politique et constitutionnelle : « Malgré les efforts qui sont faits, le chemin vers la normalisation institutionnelle et le renouveau démocratique semble semé d’embûches et d’incertitudes. Un consensus minimal entre les différents acteurs politiques pourrait contribuer au succès du processus de réforme constitutionnelle ». 

Ici encore le détournement sémantique participe du double jeu du BINUH en Haïti lorsqu’il emploie l’expression « processus de réforme constitutionnelle » alors même qu’il sait que le PHTK a engagé non pas une réforme mais plutôt un processus de changement de Constitution auquel il prétend avoir alloué un budget de 40 millions de dollars –en dehors de l’avis légal de la Cour supérieure des comptes et du contrôle normatif du Parlement.

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