Dr. Claude Louis : Lettre ouverte au Premier Ministre, Dr. Ariel Henry

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Port au Prince, mercredi 13 avril 2022 ((rezonodwes.com))–

Monsieur Le Premier Ministre,

Je vous adresse cette lettre après beaucoup d’hésitations, en espérant que vous prendrez le temps de la lire jusqu’au bout.

J’en avais rédigé une lettre analogue à l’intention du Président Jovenel Moise, un an environ avant son assassinat. Je vis maintenant avec le profond regret de ne pas la lui avoir envoyée. Peut-être aurait-elle pu changer le cours des choses ?

Dans son contenu, je suggérais au Président de cesser ses discours propagandistes, le “voye monte”, d’arrêter d’être le « dénonciateur en chef » pour prendre des mesures à la hauteur de son statut afin de résoudre les vrais problèmes. J’ajoutais que toutes les conditions étaient réunies pour faire de lui un héros, à la hauteur de nos ancêtres, en renforçant le système judiciaire et la Police Nationale, en éliminant les gangs, en pacifiant le pays, mais aussi en formant un autre parti politique avec à sa tête un/e jeune intègre, dynamique et progressiste qu’il aurait aidé/e à accéder au pouvoir au travers d’élections justes et libres. Il aurait alors été assuré de gagner plus de la moitié des deux chambres pour faire passer un programme approuvé par toutes les forces vives de la Nation. Un changement profond aurait pu s’amorcer pour les 20 années suivantes. Haïti a soif d’hommes honnêtes et le Président Jovenel Moïse en serait sorti grandi. Il lui fallait finalement comprendre et accepter qu’on n’arriverait pas à faire du neuf avec du vieux, hélas !

Après les investigations autour de son assassinat, au moins avons-nous compris que l’injustice et l’insécurité finissent un jour par atteindre ceux-là même qui les cautionnent.

Un ami proche m’a conseillé de ne pas exprimer mon point de vue si je tenais à garder la vie sauve. Mais je n’ai jamais craint la mort. Du fait de l’absence d’hôpitaux et de centres de réanimation infantile pouvant assurer la prise en charge de nourrissons en détresse à la suite de complications materno-foetales ou périnatales, de l’absence de service ambulancier adéquatement équipé, la survie du petit garçon des reclus de Kenscoff ne le doit qu’au surnaturel.

J’aspire à rendre l’âme le moment venu, avec le sentiment du devoir accompli, en laissant derrière moi des enfants et mentorés devenus d’honnêtes citoyens, capables de rendre ce monde meilleur, en agissant avec justice et pour le bien-être de tous.

Je ne souhaite pas me taire sous prétexte que je suis à l’abri, exerçant la profession de médecin aux Etats Unis. Aucun remède n’est en mesure de soulager ma douleur thoracique de nature spasmodique lorsqu’elle survient. Il ne s’agit pas ici d’un infarctus du myocarde (je fais ce qu’il faut pour être en excellente forme physique et en très bonne santé), mais de douleurs provenant des neurones de l’amygdale centrale, actifs chaque fois que le code 509 s’affiche sur mon téléphone : c’est un ami qui m’informe du nombre de personnes kidnappées ; un nouveau médecin, un collègue, un “Ti malere” cachectique à qui l’on réclame une rançon inimaginable en milliers de dollars US ; un professeur adoré par plus d’un, assassiné ; un jeune à peine revenu dans le pays après des études supérieures, assassiné sans raison, laissant derrière lui une épouse et deux fillettes ; l’assassinat de Gregory St Hilaire au local même de l’université en Octobre 2020, qui réclamait seulement de meilleures conditions de travail et une nomination ; l’exécution d’Antoinette Duclair qui s’insurgeait contre la corruption et dénonçait les bandits légaux (ces mêmes bandits qui la nuit-même ont parcouru une rue entière, massacrant plus d’une douzaine de jeunes afin de brouiller les pistes d’une éventuelle enquête sérieuse) …

C’est cette même douleur qui m’a déchiré la poitrine le 3 avril 2000, après qu’on a ôté la vie d’un vrai patriote, Jean Leopold Dominique, qui ne demandait que du bien-être pour les plus démunis.

Idem lorsque j’ai appris que le Maitre Monferrier Dorval a subi le même sort dans sa voiture en rentrant chez lui.

Le malaise survient chaque fois que par les réseaux sociaux, quelqu’un que je connais à peine ou pas du tout me demande de lui envoyer de l’argent pour régler les frais de scolarité de ses enfants, des frais de consultations, de médicaments ou d’intervention chirurgicale pour lui ou ses proches…

A chaque fois qu’à la télévision, un groupe d’Haïtiens dénutris est montré capturé en rentrant clandestinement sur les côtes de Floride, ou encore que son petit voilier s’enfonce dans des eaux agitées au beau milieu de la nuit (tout petit, ‘Raket de Rodrigue Milien’ fut l’une de mes chansons préférées) ; quand tout récemment, on montrait nos compatriotes chassés par des hommes à cheval au Texas. Ces douleurs surviennent chaque fois que le pays s’enfonce dans cette misère planifiée par un petit groupe au péril de la grande majorité de la population.

Je ne peux vous rendre totalement responsable de l’état actuel de ce pays Monsieur le Premier Ministre. Le mal qui ronge Haïti ne date pas d’aujourd’hui. D’ailleurs je ne vous connais qu’au travers de quelques collègues étudiants. Mes amis de la faculté de médecine de l’UEH témoignaient de votre maitrise inégalable de la neurologie ; « li tèlman gen bèt, tèt li sanble pati », disaient-ils.

Il y a près de dix ans, j’ai appris que vous aviez sauvé la vie d’une dame que je connais, dont le sombre pronostic était tombé avec le diagnostic de tumeur cérébrale. Je vous suis reconnaissant d’avoir formé ces collègues mais aussi d’avoir sauvé la vie de dizaines voire de centaines de patients.

Je ne me positionne pas comme votre adversaire Mr. le Premier Ministre, mais en tant que citoyen indigné par l’état de son pays. Si c’est vous qui gérez les affaires d’Haïti, vous devez des réponses claires et honnêtes aux questions pertinentes que la majorité du peuple n’ose poser, craignant pour sa sécurité et celle de sa famille. Nous avons commis l’erreur d’assassiner notre libérateur et la nature nous a punis. Plus de deux siècles après sa mort, Dessalines nous a finalement pardonnés. Il est donc temps de reprendre la voie que les ancêtres nous ont tracée.

Je vous reproche d’avoir fait équipe avec un groupe de criminels notoires, d’incompétents et de corrompus qui ont dévalisé notre trésor public pendant plus d’une décennie, et d’avoir accepté de prendre la tête d’un pays en feu sans aucun plan de sortie de crise.

Mr. Le Premier Ministre, neurochirurgien de profession, j’ose croire que vous ne dissimuleriez pas la découverte de métastases hépatiques et pulmonaires à un de vos patients atteint d’une tumeur cérébrale peu différenciée et agressive, dans le seul but de gagner quelques milliers de dollars en lui proposant une intervention chirurgicale sachant pertinemment qu’il mourrait peu de temps après.

Je ne vous l’apprends pas, Haïti souffre d’un cancer primaire ayant métastasé à tous ses organes vitaux. Ce cancer étant la corruption, une biopsie au niveau de notre système judiciaire, de la PNH, de la DGI, de nos douanes et ports, nos différents ministères, notre parlement, notre système scolaire, les riches oligarques vautours, nos religions importées et toutes les institutions étatiques en général, confirmera la propagation de ces mêmes cellules cancéreuses de corruption.

Mon exposé précédant n’a pour but que d’introduire les questions suivantes : lorsqu’on vous a proposé le poste de premier ministre dans un système pourri, pourquoi avez-vous accepté ? Pourquoi vous ? Quel est le bilan de votre parcours à la direction du ministère de la Santé Publique, aux ministères des Affaires Sociales et de l’intérieur ? Qu’avez-vous fait ces huit derniers mois pour améliorer la situation du pays ?

L’indifférence de nos gouvernements face à la population qui croupit dans la misère la plus atroce amène les étrangers et nos oligarques à traiter les fils de Toussaint et de Dessalines comme des sous-hommes.

Ils pensent que tout traitre ayant un prix, le politicien Haïtien est donc corruptible, indépendamment de son niveau d’éducation. On se moquera toujours de nous lorsque nous brandirons la pancarte de “Première République Noire du monde” car la bravoure et l’intelligence de nos ancêtres ne nous ont pas été génétiquement transmises. De fortes mutations ont dû avoir lieu au cours des deux derniers siècles.

Les vrais traitres sont ceux qui complotent contre la jeunesse de leur pays en lui brisant ses rêves. Alors qu’ils achètent des immeubles de luxe en Europe, au Canada, aux Etats Unis, en République Dominicaine et qu’ils envoient leurs enfants étudier dans des universités étrangères avec nos maigres recettes, près de la moitié de notre population est analphabète.

On sait qu’aucun développement n’est possible sans une jeunesse forte. Or, vivre en Haïti est tellement insupportable pour les personnes intègres, que les jeunes, et notamment ceux qui seraient susceptibles de participer à la reconstruction du pays, préfèrent le quitter. Ils partent pour le Chili, le Brésil, les USA, la République Dominicaine, … mais ne vous demandez-vous pas pourquoi la République Dominicaine ne partage pas nos difficultés ? Je vois au moins deux raisons à cela :

– 1) la corruption y est moins importante car la population a un niveau d’éducation minimum lui permettant de revendiquer ce qui lui revient de droit ;

– 2) la République Dominicaine n’a pas commis le crime odieux de se défendre puis se débarrasser de ses bourreaux, ce qui représente la plus grande insulte à la suprématie blanche. Toussaint, Dessalines, Christophe, Capois et tous les autres généraux Haïtiens leur ont prouvé qu’il n’existe pas de race supérieure, et cela, ils ne nous le pardonneront jamais.

Monsieur le premier Ministre, vous le savez mieux que moi, nombreuses sont les pathologies neurodégénératives et psychiatriques, les problèmes de balances de neurorécepteurs qui nous donnent une fausse impression de la réalité. Il est difficile pour un médecin de se diagnostiquer lui-même : si vous ne voyez que du chaos à Martissant, la Saline, la Croix des Bouquets, Grand Ravine, Cité Soleil et dans tout le pays, c’est qu’il y a une liste de diagnostics différentiels dont je n’ose discuter ici. Je vous suggère cependant de demander un avis à un confrère ayant du recul sur la situation, et qui n’appartient donc ni à votre gouvernement ni à votre entourage.

Seuls les haïtiens peuvent faire évoluer leur destin, leur patrie. On ne peut compter sur le Core Groupe pour nous sortir de la crise. Notre pays ne pourra se transformer tant que resteront en place les personnes qui vous ont propulsé chef du gouvernement et vous entourent.

Est-il nécessaire de vous rappeler qu’au cours de ces 10 dernières années, le budget alloué aux politiciens représentait plus que le quadruple de celui de la santé de onze millions d’individus, cher docteur ?

En 2022, sous votre régime, j’ai vu la police bastonner les gens qui revendiquaient un salaire juste tandis qu’un an plus tôt, elle laissait des bandits circuler dans les rues avec de lourdes armes de guerre sans intervenir. D’où proviennent ces armes ? Par quels ports sont-elles entrées dans le pays ? En tant que Premier Ministre, vous ne pouvez l’ignorer. Pourquoi notre force de police n’arrive-t-elle pas à éradiquer ces gangs ?

Au cours des deux dernières décennies, des groupes de jeunes manifestants réclamant de meilleures conditions de vie, d’éducation, de sécurité et des opportunités d’emplois, sont souvent battus par des policiers qui ont pourtant vocation de les protéger et les servir. La police ne peut être utilisée à des fins politiques et mafieuses. Son rôle est de protéger toute la population.

L’auteur Simon Wood a dit que la honte doit être excisée comme un cancer. Mais celui-ci est difficile à éliminer lorsqu’il enveloppe le cœur. En Haïti, les politiciens et les oligarques richissimes sans aucun prestige n’hésitent pas à mettre toute la Nation à genoux pour s’enrichir sur le sang et la boue. Ils représentent ces cancers enveloppant le cœur, dont l’excision peut entrainer des complications graves, mais vaut la peine d’être tentée !

Enfin Mr. Le Premier Ministre, sous quelle base morale un groupe comprenant un diplomate Français arrive à nous dicter notre destin alors que le gouvernement français nous a rançonné de plus de 28 milliards de dollars pour tuer notre rêve de peuple libre et que sous ses yeux, nous crevons encore dans la misère ? Que l’ONU, jouissant de son immunité juridique et ayant refusé de dédommager les familles d’une dizaine de milliers de victimes du choléra (y compris mon oncle adoré), nous impose maintenant ses vertus ? Que des diplomates américains choisissent nos élus quand un président Américain a lui-même publiquement admis avoir anéanti notre production nationale au profit de ses proches, sans qu’aucun dédommagement ni soutien pour redresser notre production ne soit déclenché ?

A mon humble avis, tous nous prennent encore pour des esclaves, des soumis.  Nous ne portons plus les chaines à nos chevilles ni poignets mais dans nos têtes.

Savez-vous Monsieur le Premier Ministre que la majorité des abolitionnistes blancs ont pris la défense des esclaves noirs non pas parce qu’ils les aimaient, mais parce qu’ils les croyaient inférieurs et pensaient donc devoir leur venir en aide ?

Le médecin phrénologue du Kentucky, Charles Cadwell et son ami français Pierre Marie Dumontier, ont étudié empiriquement le crane des populations africaines, à la recherche de fossettes qu’ils ont à tort attribuées à la soumission. Le nègre étant soumis, il ne prendrait jamais les armes, pensaient-ils. Son peuple ne saurait jamais s’organiser. Il a été créé pour l’esclavage et la servitude.

Aujourd’hui, bien que la phrénologie soit contredite par la science moderne, le réflexe phrénologique du colonisateur reste présent dans la politique raciste de ces étrangers envers nous. Est-ce entièrement leur faute, alors nous refusons nous-même de nous considérer comme des hommes et femmes capables de nous diriger ?

Malgré tout votre bagage intellectuel, ne vous faites pas d’illusion cher Premier Ministre : s’ils vous maintiennent dans votre position, vous demeurez leur serviteur, leur esclave. Vous respectez leurs désidératas plutôt que de défendre le peuple Haïtien qui ne demande qu’à vivre dans la dignité.

En conclusion, et afin de soulager les Haïtiens souffrant tous du syndrome anxieux dû au dysfonctionnement de ce système corrompu, voici les points qu’il serait selon moi nécessaires de prioriser ces 6 à 12 prochains mois :

1) Pacifier le pays pour arrêter cette descente aux enfers ;

2) Renforcer le système judiciaire et restructurer la PNH ;

3) Ouvrir une enquête sérieuse sur les assassinats du Président Jovenel Moïse, de Maitre Monferrier Dorval et de toutes les autres victimes de l’insécurité, plus particulièrement des policiers assassinés dans l’exercice de leur fonction ;

4) Ouvrir une enquête sur la mauvaise gestion des fonds publics (y compris ceux du PetroCaribe), traduire en justice les coupables, et investir ces fonds, une fois récupérés, dans des programmes précis ;

5) Trouver ceux qui fournissent les armes aux gangs et les traduire en justice ;

6) Organiser des élections crédibles dans les plus brefs délais. Si cette démarche s’avère impossible à cause du climat, favoriser la formation d’un gouvernement de transition composé de nouveaux visages, de personnes honnêtes, compétentes, dont les noms ne figurent pas sur la liste exhaustive des politiques des 20 dernières années.

Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Le peuple ne veut plus de promesses vides et de faux appels à la négociation pour faire passer le temps, mais attend des actions concrètes de la part de votre gouvernement.

Si vous ne pouvez garantir la sécurité et le bien-être du peuple, je vous renvoie vers mes recommandations que votre prédécesseur n’a pas eu l’opportunité de lire.

Peut-être que vous, Mr le Premier Ministre, deviendrez un héros. Il n’est encore pas trop tard.

« Lè mond lan blye vizaj ou, se zak ou kap rete etènèl », nous chante D-FI(Powèt Revolte), donc à vous de choisir de devenir « imòtèl ».

Que Dieu et nos Ancêtres bénissent Haïti.

Respectueusement,

Dr. Claude Louis, MD. Author
Email : claudanovMD@gmail.com

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