Ayiti – Exit | Un complot collectif, national et international – Aux origines du cordon sanitaire (5 de 8)

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Ayiti – Exit – Aux origines du cordon sanitaire (5 de 8) | Un complot collectif, national et international

Par Alin Louis Hall

Samedi 27 novembre 2021 ((rezonodwes.com))–

Selon Madiou, les nombreuses maitresses de l’empereur émargent du Trésor public. A la vérité, Dessalines est-il le seul à gaspiller les deniers publics. D’autres généraux dont Geffrard s’adonnent à des pratiques similaires. Cependant, sur la question sensible des monopoles, Dessalines crée des heureux en priorisant ses favoris et surtout des mécontents qui ne bénéficient pas de la largesse de l’empereur[1].  Qui sont ces mécontents ? Quelle est leur capacité de nuisance ? À la lumière du rapport Roberjot Lartigue, que conclure lorsque des journaux étrangers annoncent la mort de Dessalines un an avant le 17 octobre 1806 ? Un vrai travail d’investigation se pose devant nous à partir de l’éclairage de Deborah Jenson.

En effet, dans Beyond the Slave Narrative : Politics, Sex, and Manuscripts in the Haitian Revolution, les révélations de Deborah Jenson méritent toute notre attention. Si l’on emprunte son jugement, l’assassinat de Dessalines résulte de l’ambition des généraux rivaux et de leur connivence avec la population [2]. Mais, comment interpréter que Dessalines devienne une figure de division parmi ses compatriotes qui l’assassinent alors que ces derniers jurent de lui obéir aveuglément, le proclament gouverneur général à vie, puis empereur à vie ? Seulement voilà que Deborah Jenson atteste que les rumeurs sur la mort de Dessalines circulent déjà dès automne[3] 1805 en Europe comme aux Etats-Unis. Sur l’implication directe de Pétion, Christophe, Gérin, Bonnet et les francs-maçons, les sources s’accordent. Mais, les différents courants de pensée n’arrivent pas à se départager sur la facilite déroutante avec laquelle les principaux auteurs de l’assassinat du Pont-Rouge récupèrent le rejet de la politique agraire de Dessalines et, en moins d’une semaine, transforment la grogne de Port-Salut en crime d’État.

Autrement dit, quelle est cette main cachée qui met en place cette logistique bien lubrifiée ? Par-delà la thèse coloriste si chère aux Haïtiens, comment expliquer que des journaux américains annoncent déjà vers la fin de 1805 la mort imminente de Dessalines ? En effet, dans son édition du 9 octobre 1805, le Commercial Advertiser de New York rapporte : « L’Éditeur du Petit Censeur dans son dernier numéro annonce pour certaine la mort de Sa Majesté Impériale Dessalines Empereur d’Haïti. » En effet, cette information se répand comme une trainée de poudre. Le 14 du même mois, c’est au tour de l’Independent Chronicle du Massassuchets de fournir des détails étranges, précisant que la conspiration vise à remplacer Dessalines par Christophe, étant donné que l’empereur, contrairement à Napoléon, renonce à la succession héréditaire. Mais, le lendemain, le New-York Gazette s’empresse de rectifier qu’il s’agit de fausse rumeur.

Cette information est relayée par d’autres journaux américains. Etonnement, lors du vrai coup d’état, la presse américaine est moins enthousiaste et la couverture médiatique est d’un silence retentissant. Néanmoins, pour arriver au crime du Pont-Rouge, il importe de revenir sur la carrière de Dessalines et ses contentieux jamais liquidés avec les différentes factions. Il convient surtout de remonter aux sources qui abreuvent l’érosion de cette quasi-unanimité du culte Dessalines en 1806. Après la guerre du Sud où il exécute avec brio une sanglante partition, il est promu général de division par Toussaint, victorieux de Rigaud. Il devient automatiquement un des grands bénéficiaires de l’apartheid noiriste louverturien. Il faut toujours se rappeler que, depuis l’embrasement général de 1791, les colons abandonnent les plantations. Ainsi, les généraux noirs de Louverture, victorieux des officiers mulâtres contraints à se réfugier en métropole pour la plupart, deviennent les grands fermiers des propriétés des colons. A son compte, Dessalines exploite lui-même une trentaine de plantations[4]. Aussi, participe-t-il activement à la répression sur les cultivateurs libérés par la proclamation de l’abolition de l’esclavage. Le pacte louverturien vise à remobiliser la main d’œuvre sur les habitations des anciens colons.

A ce stade, il est de bon ton de revenir sur les détails familiers de l’exécution de Moyse Louverture. Ce dernier est un neveu de Toussaint qui n’hésite pas à sacrifier son propre sang. Accusé d’avoir soulevé les cultivateurs congos, le général Moyse est condamné par un tribunal militaire sans être entendu et exécuté le 29 novembre 1801. Un an plus tard, les contradictions du pacte louverturien ressurgissent et aboutissent à un autre soulèvement de cultivateurs. Le général Charles Belair, un autre neveu de Toussaint Louverture, assume la direction. Dessalines se met en campagne contre Charles Belair. Il l’arrête et le fait juger, ainsi que son épouse, par un jury militaire qui les condamne à exécution le 15 octobre 1802 sous l’accusation d’appui au soulèvement des Congos. Le jury militaire est dirigé par le général de division, chef de l’état-major de l’armée française Charles Dugua, assisté des généraux Dubarquier, Abbé, et Claparède et du général créole mulâtre Augustin Clervaux [5].

L’énigme Dessalines augmente à l’arrivée de l’expédition Leclerc auquel il oppose une résistance farouche avant de se démarquer de Louverture. Toutefois, la déportation de ce dernier le 7 juin 1802 précédée de celle d’André Rigaud le 28 mars 1802 assurément invite Dessalines à certains questionnements. Doit-il se soumettre au capitaine général. Pragmatisme ou instinct de conservation ? Plusieurs écoles de pensée s’affrontent. Trahison ou marronage ? Les interprétations sont diverses surtout que l’on sait que Dessalines est également au courant du bannissement de 14 autres officiers noirs de l’état-major de Toussaint Louverture. Ces derniers sont tous déportés en même temps que leur chef et vont tous mourir dans les cachots de la Guyane. En prenant la décision d’arrêter Toussaint Louverture, Le général Leclerc, décide de publier dans les journaux, plus particulièrement dans la Gazette officielle de Saint-Domingue, le 10 juin 1802, une proclamation suivie de la lettre de Toussaint Louverture au citoyen Jean-Pierre Fontaine en date du 26 mai 1802 [6].

Leclerc dit dans cette proclamation :

« Toussaint conspirait ; vous en jugerez par une lettre ci-jointe adressée au citoyen Fontaine. Je n’ai pas dû compromettre la tranquillité de la colonie. Je l’ai fait arrêter, embarquer et je l’envoie en France, où il rendra compte de sa conduite au Gouvernement français. Dans une lettre adressée au citoyen Fontaine, il s’emporte en invectives contre le général Christophe, et il se plaint que le général Dessalines l’a abandonné. Il avait défendu à Sylla de mettre bas les armes, et aux cultivateurs de ne travailler à d’autres plantations qu’à celles de leurs vivres.

Il avait envoyé un de ses complices au général Dessalines, pour l’engager à ne pas se soumettre de bonne foi : le général Dessalines me l’a déclaré. Il comptait beaucoup à Saint-Marc sur Manissait : il est arrêté. J’ai sévi contre ce grand coupable, et j’ordonne aux généraux de division de l’armée, de faire rentrer de vive force, tous les cultivateurs qui sont encore en armes dans les montagnes. …….

Le chef de l’état-major fera imprimer, publier et afficher le présent ordre avec la lettre du général Toussaint et l’enverra de suite à toute l’armée et dans toute la colonie. »

Leclerc publie également une lettre dans laquelle Toussaint Louverture invite le citoyen Fontaine à poursuivre la lutte en appuyant la résistance des soldats-cultivateurs.  Lisons le général Toussaint Louverture :

« Vous ne me donnez pas de nouvelles, citoyen. Tachez de rester au Cap le plus longtemps que vous pourrez. On dit la santé du général Leclerc mauvaise à la Tortue, dont il faut avoir grand soin de m’instruire. Il faudrait voir pour des a … de la Nouvelle. Quant à la farine, dont il nous en faudrait comme de cette dernière, on ne l’enverrait pas sans avoir passé à la Saona, pour connaître le point où on pourrait en sureté le mettre.

Si vous voyez le général en chef, dites bien que les cultivateurs ne veulent plus m’obéir. On voudrait faire travailler à Héricourt, dont le gérant ne doit pas le faire.

Je vous demande si on peut gagner quelqu’un près du général en chef afin de rendre D…. libre : il me serait bien utile, par son crédit, à la Nouvelle et ailleurs. Faites dire à Gingembre qu’il ne doit pas quitter le Borgne, où il ne faut pas que les cultivateurs travaillent. »

La publication de ces documents par Leclerc invite à toujours revenir sur le manque de confiance entre les pères fondateurs. Tout le monde sait à quoi s’en tenir avec les « trois cents rigaudins » revenus dans les soutes de l’expédition Leclerc d’une part et avec Dessalines et Christophe qui viennent de trahir Louverture d’autre part. La situation est complexe. Le 27 mai 1802, Dessalines demande des instructions à Rochambeau sur le sort à réserver aux déserteurs noirs des 4e et de 18e semi-brigades[7]. Il se montre impitoyable envers les bandes de Congos au point où certains d’entre eux tels que Cagnet, Jacques Tellier, préfèrent se soumettre aux Français que de se rendre à Dessalines. La cruauté de Dessalines envers les Congos est telle que Leclerc écrit Bonaparte le 16 septembre 1802 :

« Dessalines est dans ce moment le boucher des noirs. C’est par lui que je fais exécuter toutes les mesures odieuses. Je le garderai tant que j’en aurai besoin. J’ai mis auprès de lui deux aides de camp qui le surveillent et qui lui parlent constamment du bonheur que l’on a en France d’avoir de la fortune. Il m’a déjà prié de ne pas le laisser à Saint-Domingue après moi[8]. »

Pendant ce temps, les chefs Congos tels que Jean-Joseph Laplume et Louis Labelinaye restent fidèles aux Français jusqu’à la fin. Le premier est quand même déporté par Rochambeau et meurt à Cadix en 1803 tandis que le second s’embarque avec sa famille et ses domestiques après la bataille de Vertières et l’évacuation du Cap par les Français. Labelinaye revient en Haïti en 1816 et est réintégré dans l’armée de Pétion au grade de colonel. Jean-Pierre Fontaine auquel la correspondance de Toussaint est adressée est déporté avec l’ancien maitre de Saint-Domingue le 16 juin 1802 ainsi que Gingembre Trop Fort. Comme nous l’avons mentionné plus haut, les deux (Fontaine et Gingembre Trop Fort) ainsi que 14 membres de l’état-major de Toussaint Louverture sont envoyés en prison à Cayenne en Guyane française[9].

Pour comprendre la mécanique mortifère de l’époque, l’éclairage de Thomas Madiou permet de cerner la torpeur générale qui accouche les arrangements boiteux aussi bien que les pactes dégradants. En ce sens, la complexité de la relation entre les Français et Dessalines lors de la rencontre de ce dernier avec Leclerc en 1802 est parfaitement résumée par Madiou en ces termes :

« Leclerc l’accueillit avec affabilité. Il lui dit qu’il comptait sur son énergie pour l’extermination des brigands et le maintien de l’ordre. « Le tonnerre les pulvérisera » répondit Dessalines. Leclerc lui fit don d’une magnifique paire de pistolets, d’un beau sabre d’honneur et de 800 piastres. Le capitaine-général lui demanda si Toussaint ne l’avait pas engagé à ne pas se soumettre à la France. Cette question surprit Dessalines qui répondit affirmativement : l’éloignement de Toussaint de la colonie ne pouvait désormais que lui être agréable. Le dévouement à la cause de son ancien chef était alors contraire à ses intérêts. Toussaint était déjà oublié. Dessalines, dans cette entrevue, se montra heureusement indifférent à son sort ; s’il s’était apitoyé sur lui, il aurait été arrêté et embarqué pour la France. Leclerc le vit disposé à ne pas contrarier l’arrestation de l’ancien gouverneur, et à combattre ceux qui prendraient les armes pour le venger[10]. »

Ensuite, au nom de la France, il est l’un des bras armés de la féroce répression contre ceux qui refusent d’abandonner la lutte et élimine beaucoup de bossales radicaux qui contestent le leadership créole.  La campagne de 1803, comme nous le verrons plus loin, ne dissipe les contentieux entre Dessalines et les Congos. Au contraire, l’élimination des chefs congos qui avaient refusé de déposer les armes fut systématique pendant l’année 1803 et continua même après le 1er Janvier 1804. On connait les conséquences de cette gangrène et surtout du vacuum éthique dans lequel émerge la nouvelle société. Au risque de nous répéter, l’acte de l’indépendance ne fait aucune référence à la notion la plus élémentaire de droit coutumier ou français. Pourtant, le document dans lequel les généraux nomment Dessalines gouverneur général à vie met en orbite la toute-puissance dessalinienne. Toujours est-il, c’est notre point de vue que la transe du 18 novembre et la victoire sur les forces du mal portent un Dessalines enivré à prendre une lourde responsabilité. De la proclamation du principal père fondateur au peuple haïtien, retenons ce passage d’une grande prémonition : 

« …et si tu refusais ou recevais en murmurant les lois que le génie qui veille à tes destins me dictera pour ton bonheur, tu mériterais le sort des peuples ingrats. »

Bien entendu, les généraux jurent « d’obéir aveuglement aux lois émanées de son autorité ». Dans une ambiance pareille, ce n’est pas étonnant que le 1er janvier 1805, au cours de la célébration de la fête de l’indépendance à Marchand, Christophe, généralissime de l’armée, instruisit les troupes en parade de s’agenouiller devant Dessalines[11]. On s’explique ainsi, comme la constitution de 1801 élaborée sans la participation d’un seul noir, la constitution de la première expérience d’autodétermination d’Afro-descendants en Amérique consacre le retour du pouvoir absolu à vie. Les articles 19 à 37 de la constitution de 1805 stipulent la priorité est donnée à la concentration de tous les pouvoirs exécutif et législatif entre les mains de l’empereur.

Après le départ des colons et le massacre des Français, Dessalines se retrouve seul face aux anciens libres, les bénéficiaires directs du vide. Subitement, Dessalines dont l’entourage est essentiellement composé de mulâtres, sauf Etienne Mentor, redécouvre par enchantement son affinité pour les bossales et cultivateurs congos que, hier encore, il combattait au nom de la France et du leadership créole. Sur ce soubresaut, c’est notre tour de spéculer que l’empereur commence à se rendre compte de sa vulnérabilité. Hélas ! A notre avis, ce volteface arrive trop tard. On en veut pour preuve les témoignages qui nous sont parvenus qui établissent clairement que la popularité de Dessalines est à son niveau le plus bas. C’est la conclusion qui s’impose à la lecture des détails sordides de la réaction de la populace qui s’abat sur son cadavre au Pont-Rouge. Après une guerre d’élimination systématiquement menée contre les Sans-Souci, Lamour Dérance et les autres chefs congos, Dessalines n’a aucun cordon ombilical avec le noyau dur qui n’avait jamais déposé les armes. Le résultat de l’élimination des chefs bossales émonde significativement les branches sur lesquelles sa stratégie de construction d’un État puissant fort et riche doit s’asseoir.   

Alors, l’amertume envahit l’empereur qui est contraint de prendre des mesures conservatoires contre les activités lucratives qui échappent au contrôle du pouvoir d’État. Sans grand succès, il tente de freiner la coupe des bois de campêche pour l’exportation. Ce phénomène grandissant n’avait pas manqué d’alarmer, on se le rappelle, les autorités coloniales qui avaient constaté, depuis 1798, l’essor inquiétant de cette pratique aux dépens des cultures[12].  Dans l’entendement des nouvelles autorités haïtiennes, le contexte géopolitique hostile exige la construction rapide d’un État riche et puissant pour protéger et défendre l’indépendance. Cette préoccupation est parfaitement exprimée dans la proclamation du 28 avril 1804 de Dessalines lorsqu’il révèle l’axe central de sa stratégie militaire : « Au premier coup de canons d’alarmes, les villes disparaissent et la nation est debout ! » 

Cependant, au moment où Dessalines opte pour l’exportation et la redynamisation de l’industrie sucrière, les élites créoles noires et mulâtres contournent plutôt le fisc en produisant le tafia destiné à la consommation locale[13]. Pour cette raison, l’empereur décide d’interdire l’implantation, sans autorisation, de nouvelles « guildives ». Dans la plaine des Cayes, il trace l’exemple sur celle de sa maitresse et détruit toutes les opérations de guildiverie. Pourtant, malgré un marasme économique de plus en plus exaspérant, Thomas Madiou rapporte que Dessalines dépense de manière scandaleuse. Ses vingt maitresses, chacune dans une grande ville différente, reçoivent une allocation régulière à partir du Trésor Public rapporte Thomas Madiou. Or, dans une lettre en date du 27 avril 1805 au général de brigade Jean-Louis François, le général de division Nicolas Geffrard et commandant en chef du département du Sud décrit la précarité de la situation en ces termes :

« A l’égard des vivres pour la nourriture des troupes, vous êtes autorisé à en faire prendre sur les habitations affermées, en fournissant un bon. S’il y avait de l’argent en caisse, je vous en aurais envoyé pour acheter des vivres ; malheureusement la plus grande pénurie règne en ce moment »[14]

Pendant ce temps, sur le plan géopolitique, la situation prend une tournure encore moins favorable pour le jeune État. Après l’acquisition de La Louisiane, les Américains commencent à envisager les prochaines étapes de leur expansion continentale.  Dans l’optique de Thomas Jefferson, les relations commerciales avec Haïti risquent d’aliéner les alliés objectifs du monde atlantique. En anticipation, les deux Chambres du Congrès américain votent le 20 février 1806 l’embargo interdisant tout commerce avec Haïti.

Pour les indécrottables esprits qui doutent de l’ambivalence dans laquelle naissent les relations haitiano-américaines, il importe de toujours revenir sur la montée en puissance des forces anti-esclavagistes. En conséquence, l’intensité de la marche obligée vers l’Indépendance occasionne plusieurs grandes vagues d’émigration vers Cuba, Porto-Rico et les Etats-Unis. Cet exode massif se produit en dix-huit ans de violence. Mais, qui sont les principaux bénéficiaires des troubles à Saint-Domingue ? Selon Louis Narcisse Baudry des Lozières, près de vingt mille réfugiés français de Saint-Domingue fuient en Amérique de 1789 à 1806, essentiellement pour le Sud des États-Unis, qui compte peu d’habitants à cette époque. Dans Second voyage à La Louisiane, son constat est sans appel lorsqu’il écrit :

« […] les malheurs de Saint-Domingue ont poussé à la Louisiane beaucoup de réfugiés, et ces infortunés qui fuyaient une terre de désolation ont porté avec eux l’industrie qui manquait à la Louisiane, pour ce genre de culture, et maintenant ce produit est plus considérable que jamais. Ces êtres intéressans, qui s’échapèrent de la terre ingrate de Saint-Domingue, ou plutôt qui s’esquivaient de la méchanceté naturelle et sans distinction, des nègres stupidemment révoltés, et de celles des blancs, qui avaient l’infamie de les conseiller, enrichirent la Louisiane de leurs idées, sur la culture de la canne et la fabrication du sucre[15]. »

De Saint-Domingue à la Géorgie, les réfugiés introduisent la révolution du coton. A Cuba, la révolution du café. Rien qu’à Baracoa, port développé par la société du Français Lorenzo Mousnier, on recense plus de cent familles de l’Anse-à-Veau qui contribuent au plan d’eau de la ville, au développement du cacao et du café, et à la création d’une usine d’huile de noix de coco[16]. Profitant de sa gigantesque poussée esclavagiste alimentée par les réfugiés de Saint-Domingue, Cuba récupère entretemps la technologie de l’industrie sucrière et améliore ainsi sa production. Comme si cela ne suffit pas, le prix du sucre sur le marché atlantique commence à fluctuer en raison de l’offre et de la demande. L’année 1806 est celle de tous les dangers pour l’empereur qui, ne pouvant vendre son sucre en proie aux chocs externes, devient un homme de plus en plus isolé[17]. L’embargo américain et l’isolationnisme des puissances du monde atlantique bloquent l’accès direct d’Haïti au marché international.

Pour contourner le cordon sanitaire, le dirigisme économique dessalinien publie un décret enjoignant les capitaines de navires de prendre leurs cargaisons par tiers de café, de coton et d’un sucre. Pendant ce temps, les créoles noirs et mulâtres ainsi que la masse afro-paysanne contournent les mesures de l’empereur. Ce qui certainement intoxique une situation que les contradictions et intérêts mesquins enveniment et compliquent chaque jour. Selon Madiou, la contrebande s’organise à visières levées. Les autorités secondaires baignent dans la corruption avec les commerçants étrangers qui bénéficient de la main levée des douaniers à l’importation comme à l’exportation[18]. Une situation qui n’a rien perdu de son actualité.

Le général Empereur recourt donc à la force militaire pour exiger des capitaines de navires étrangers la consignation à tour de rôle de leurs cargaisons à des négociants de la place[19]. Là encore, le principal fondateur se fourvoie. D’une manière générale, de gros intérêts derrière cette corruption s’installent durablement. Depuis, il s’agit du même navet en rotation permanente battant tous les records et qui nous remet dans le contexte de cette obsession pour l’argent facile et rapide des autorités militaires et élites créoles. On s’explique ainsi cette connivence préjudiciable à la construction de l’État-Nation entre les autorités secondaires, les militaires et les commerçants étrangers. La société postcoloniale ne s’est jamais investie de la mission historique de rattraper l’écart technologique industriel résultant des troubles de la longue guerre de l’indépendance.  Face à la concurrence cubaine sur le marché mondial du sucre, l’indolence et l’insouciance se sont imposées.

Pour bien illustrer la gangrène de la corruption, il importe de faire une plongée de mémoire dans certaines traditions bien ancrées dans les consciences publiques, particulièrement dans le Sud. On se rappelle que l’Ile-à-Vache, en face de la plaine du fond des Cayes, fut le repère des corsaires et pirates anglais. En fait, l’histoire de la péninsule du sud est intimement liée à la Jamaïque britannique à proximité et avec laquelle elle entretient depuis toujours toutes sortes de trafic licite et illicite. On peut également parler du commerçant anglais Thomas Thuat établi à Jacmel depuis une trentaine d’années. De 1804 à 1806, par la contrebande ce dernier accumule une richesse considérable. Il est obligé de verser son dû au fisc. Mais, les réseaux de la contrebande sont si solidement implantés que les récidivistes bravent la réputation de Dessalines. L’ire et le bras vengeur du général Empereur ne souffrent d’aucuns préjugés. Selon Madiou, Thuat est pris une seconde fois et fusillé à Jacmel sur ordre de Dessalines lui-même en tournée d’inspection dans le Sud.

Lors de cette tournée administrative, de Miragoâne aux Cayes en passant par les villes côtières, Dessalines fait brûler un volume important de bois de campêche interdit d’exportation. Décidé à aller jusqu’au bout, le 1er septembre 1806, l’empereur publie un décret qui renforce celui du 24 juillet. Cette mesure fait injonction aux tribunaux et aux notaires d’obtenir un certificat de vérification de l’administrateur principal de la division avant passation de tout acte de testament, de donation, de vente, etc… Dans la ville des Cayes, le 8 septembre, sur ordre de l’empereur, Inginac vérifie les comptes des commerçants Duncan MacIntosh et Fopfengartner établis aux Cayes. Après vérification, MacIntosh est contraint de payer cent-vingt mille gourdes et Fopfengartner soixante mille gourdes[20] de taxes dues à l’État. Dans l’intervalle, commentant la mort de Nicolas Geffrard survenu brusquement le 31 mai, Dessalines ne dissimule pas sa grande stupéfaction lorsqu’il découvre qu’on fait circuler une souscription en faveur de Rigaud.  Déporté en France avant Louverture et sous haute surveillance des autorités françaises, ce dernier est en sérieuses difficultés financières. Dessalines, toujours méfiant envers Geffrard, devient convaincu que ce dernier mort subitement et le Sud travaillent activement pour le retour de Rigaud.


[1] Gazette politique et commerciale d’Haïti, numéro 43, Cap-Haitien, jeudi 6 novembre 1806, p. 169.

[2] Jenson, Deborah. Beyond the Slave Narrative: Politics, Sex, and Manuscripts in the Haitian Revolution. Liverpool University Press, 2011., pp. 156-157, http://www.jstor.org/stable/j.ctt18mbbx1.

[3] Mois de Septembre, Octobre et Novembre 1805

[4]  Beaubrun Ardouin, Études sur l’histoire d’Haïti, Deuxième édition, Tome Septième, Livre Deuxième, Chapitre V, (Paris, 1856), P-au-P, 1958, p. 8 ; Pamphile de Lacroix, La Révolution de Haïti – Mémoires pour servir à l’histoire de la révolution de Saint- Domingue (1819), Paris, Karthala, p. 275 ; Robert Debs Heinl, Nancy Gordon Heinl and Michael Heinl, Written in Blood : The Story of the Haitian People, 1492-1995, University Press of America, 2005, p.90

[5] « Jugement du général de brigade Charles Belair et de Sanite sa femme », Gazette officielle de Saint-Domingue, numéro 32, Cap-Français, 9 octobre 1802, p. 2-3. Lire aussi Lieutenant Pierre Mestre, Le général Claparède : sa vie militaire, ses campagnes, Paris, Paul Dupont Éditeur, 1899, p. 88-89.

[6] Gazette officielle de Saint-Domingue, numéro 1, Cap-Français, 23 juin 1802, p. 2-3. Les deux lettres sont reproduites dans Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome II, P-au-P, Deschamps, 1989, p. 324 et 328

[7] University of Florida, Rochambeau Papers, no. 415, 27 mai 1802

[8] Yves Bénot et Marcel Dorigny, Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises – Aux origines d’Haïti, Maisonneuve et Larose, 2003, p. 567.

[9] Jean Destrem, Les déportations du Consulat et de l’Empire, Paris, 1885, p. 280 et 507.

[10] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome II 1799-1803, P-au-P, Deschamps, 1989, p. 321.

[11] Thomas Madiou, Histoire d’Haiti, 1989, Tome III, p. 235.

[12] France. A. N. CC9A24. Arrêté relatif à l’exportation du bois de campêche, 7 frimaire et 14 nivôse, an 8.

[13] Décret impérial sur les guildives (2 mai 1806)

[14]Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome III. p 282.

[15] Louis Narcisse Baudry des Lozières, Second voyage à la Louisiane, faisant suite au premier de 1794 à 1798, Volume 1, Chez Charles, Imprimeur, A Paris, 1803, pp.78.79

[16] Ibid.

[17] Noel Deer, History of Sugar. London, Chapman and Hall, 1950.p. 536

[18]Thomas Madiou, Histoire d’Haiti, 1989, Tome III, l. 40, p. 318-319.

[19] Ordonnances des 15 octobre 1804 et 1 août 1805.

[20] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome III p. 354-355

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