Elections 2016, pertes et profits! par Claude Carré

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Port-au-Prince, samedi 3 novembre 2016 (rezonodwes.com).- Du 29 novembre 1987, un jour avant les élections d’alors noyées dans le sang par les « zenglendo » paramilitaires à aujourd’hui, 29 novembre 2016, un jour après les élections qui portent[1] au pouvoir Jovenel Moise, le candidat du PHTK ; cela fait exactement 29 ans (tiens-tiens !). 29 ans c’est beaucoup. La société haïtienne, en dépit de ce que pensent certains, a beaucoup évolué : les crises et l’instabilité sont encore nos marques de fabrique, mais entre-temps, nous nageons avec peine dans une démocratie très bancale malgré certaines avancées et le paysage politique s’est considérablement recoloré. Il est tout aussi vrai que notre dépendance vis-à-vis de l’étranger s’est approfondie, que notre vulnérabilité aux aléas environnementaux s’est aggravée, que l’Etat et notre économie sont pratiquement au fond de l’abîme…




Comme après chaque élection majeure, je préfère prendre du recul. J’invite les lecteurs de mes chroniques à consulter mon ouvrage « Traumas, débris et labyrinthes » aux éditions de l’UEH où un chapitre est consacré à la victoire de Michel Martelly en 2011, que je pourrais publier à nouveau le cas échéant. J’avais alors dressé un tableau sur les élections depuis 1998 que je reprends ci-dessous en y ajoutant les deux derniers résultats de 2015 et 2016.
Petite histoire des élections après 86
Voici un tableau synoptique des élections de 1988 à nos jours. Très instructif pour celui qui a la patience de le scruter puisqu’il nous permet de suivre l’évolution des luttes politiques, des choix de l’électorat, et ainsi rendre compte de la recoloration progressive du paysage politique.
Tableau comparatif des élections présidentielles depuis 1988
– Leslie Manigat [1988] est une percée de la droite modérée soutenue par les militaires de l’ancien régime duvaliériste suite au massacre de la ruelle Vaillant du 29 novembre 1987 qui avait pour but de faire avorter les premières élections à suffrage universel du pays. En manque de légitimité, Manigat est, dans l’indifférence générale, vite « déposé » par ces mêmes militaires trop jaloux de leur pouvoir. Le taux de participation est bas, 36% selon les chiffres officiels mais beaucoup plus faible en réalité, et pour cause, puisqu’elles étaient entachées du sang des victimes du 29 novembre et avaient été boycottées par l’opposition démocratique.
De 1990 à 2010/11 (pendant 20 ans donc) les lavalasiens (la gauche anarcho-populiste) dominent largement les débats. – JB Aristide vs M Bazin [1990].
Sur un taux de participation de 50% Aristide triomphe avec 67.48% avec plus de 1 millions de voix contre pas plus de 225.000 pour le perdant représentant des classes moyennes et candidat « chouchou » de Washington. A cette étape était à l’ordre du jour la lutte contre les nostalgiques de la dictature qui avaient depuis la chute de Duvalier en 86 entravé l’aboutissement des aspirations démocratiques. Le règne d’Aristide est de très courte durée cependant, l’armée de Cedras et Michel François le renverse en 1991 dans un coup d’état sanglant. – Les américains le remettent sur le fauteuil en 1994. R. Préval son «frère-marasa » est élu en 1995 avec 994.599 voix représentant 87% du suffrage (disait-on). L’opposition, de droite pour la plupart, avait boycotté ces élections. Préval de l’époque est en manque de légitimité mais le peuple perçoit bien qu’il n’est que la doublure d’Aristide et comme de fait. – En 2000, Aristide revient avec, dit-on : 91% des suffrages (2.632.534 voix) et 78% comme taux de participation. Second triomphe qui n’aboutira pas pourtant à la conclusion de son second mandat. Par suite d’une gouvernance catastrophique, la « chimérisation » et la « gangstérisation » de la vie politique qu’il pratique, ses dérives dictatoriales anti-démocratiques, Il est à nouveau renversé puis exilé en Afrique du sud en 2004 par une coalition revancharde : les GNbistes de droite soutenus par les américains et des groupuscules de gauche déçus de l’ « Aristidisme » suite à une mobilisation populaire et une lutte armée partie de la république voisine.
– R. Préval vs L. Manigat [2006]. Pourtant en 2006 Préval, son « marasa », entre-temps retraité à Marmelade, prend tout le monde par surprise, revient en force, amasse 51.15% des voix (1.235.428) et ne laisse que 13% à son rival Leslie Manigat (encore lui) avec un taux de participation avoisinant les 60%. « Le chien retourne à son vomi » a eu à brailler ce dernier au bord du délire. Aristide lui ne reviendra en Haïti qu’à la fin du mandat de Préval qui voyant le triomphe imminent de Martelly aux élections de 2010/11 le fait rentrer au pays jouant ainsi sa dernière carte.
De 2011 à 2016, 5 ans, la droite populiste prend le relais et mène la danse.
Préval peine à terminer son second mandat de 2006. Il pratique un « laisser-grennen » qui va lui être finalement fatal. Après le tremblement de terre de 2010 très mal géré par son gouvernement, le peuple se dissocie de lui, de cette gauche lavalasienne anarchiste, corrompue, « chimérique » et décevante, et cherche désormais son sauveur ailleurs quoique sans grand enthousiasme.
– M. Martelly vs M. Manigat (l’épouse de Leslie) [2011]. Après un premier tour très controversé Martelly (hissé à la deuxième place par l’international contre Jude Celestin le poulain de Préval) gagne, au second tour, avec 68% des voix cumulant 716.980 votes avec un taux de participation maigre qui tombe à 22%. C’est l’ascension d’une droite plus à droite encore que le « Manigatisme ». Martelly, ancien macoute, gnbiste militant, nostalgique du Duvaliérisme et de l’armée répressive, mais chanteur populaire-vulgaire et « président du compas », accède au pouvoir à la grande surprise de plus d’un. Ceci entraîne un manque de légitimité certain de sa présidence. Son mandat est très tumultueux, une nouvelle camarilla corrompue et arriviste liée à l’internationale et qui a tendance à court-circuiter les bourgeois locaux se constitue rapidement autour du populiste débonnaire et vulgaire. Il ne peut réaliser les élections et celles qu’il arrive à tenir sont rejetées par l’opposition puis annulées par un comité de vérification mis en place sous un gouvernement de transition, dominé par des lavalassiens et autres opposants, qui lui succède.
– Jovenel Moise vs J. Célestin [2015]. L’ex-poulain de Préval, le silencieux et « renfrognard » Célestin, est de nouveau battu par le poulain de Martelly, Jovenel Moise, un inconnu surnommé « nèg bannann », par 32.% (508.761) contre 25% (392.782) des voix, le taux de participation est faible : 27%. Mais les élections sont entachées d’irrégularités et de fraudes, (comme toutes les précédentes d’ailleurs). Célestin refuse d’aller à l’abattoir du second tour. L’opposition forte du manque de légitimité, de l’inexpérience de Martelly obtient l’annulation du premier tour une fois que le mandat du président ait pris fin et ce, malgré les très fortes pressions de l’international.
– Jovenel Moise vs J. Celestin [2016]. Le premier tour roule une seconde fois sous l’égide d’un gouvernement de transition avec un nouveau CEP. Mais les mêmes tendances non seulement persistent mais se sont entre temps renforcées. Le taux d’abstention est encore plus bas (21%) et Jovenel Moise récolte 55% des voix (595.430), soit 23% et 86.669 votes de plus qu’en 2015. Tandis que le « renfrognard » perd 180.000 voix et que même les autres candidats Moise Jean Charles et Maryse Narcisse perdent aussi des voix: plus de 100.000 pour le premier et près de 10.000 pour le second. Avant de tirer toutes les conclusions de ce survol, j’analyse d’abord les raisons conjoncturelles de la victoire de l’un et de la défaite des autres.
Profits et pertes – la droite triomphe
Ainsi, c’est établit. Le paysage politique est maintenant dominé par la droite non-modérée. Entre 2015 et 2016 la tendance s’est renforcée. Jovenel domine les débats malgré la transition Privert qui lui était hostile. A quoi donc est dû son succès, voici un premier inventaire :
– Il a beaucoup d’argent à sa disposition. Il est l’homme de la nouvelle camarilla qui a émergé avec l’arrivée de Martelly au pouvoir plus celui de certaines forces internationales. Il circule en hélicoptère et dépense sans compter.




– La firme d’Antonio Solas (qui était responsable également de la campagne de Martelly) a grandement contribué à façonner son image : « homme-banane » à l’aspect et au langage paysan, susceptible de plaire à une partie du peuple, qui a « réussi » sa bananeraie à la force de ses poignets (même s’il a reçu pour ce faire une subvention de Martelly à hauteur de 6 millions de dollars et se retrouve aujourd’hui propriétaire de 14 comptes en banque).
– Cette firme a aussi « modernisé » les campagnes électorales en Haïti qui sont devenues une entreprise de show business axée sur la visibilité à outrance à travers la radio, la télévision, les réseaux sociaux. Elle a apporté la maitrise des technologies de communication. (En fait, et c’est là une importante nouvelle donne, désormais, personne ne pourra accéder au pouvoir à travers des élections similaires sans une maîtrise de ces nouvelles technologies de communication, ce qui nécessite des moyens gigantesques qui ne sont probablement pas à la portée des bourgeois locaux. Tout autre stratégie nécessiterait une mobilisation serrée, intense et extensive des masses populaires…)
– Pour la première fois la femme d’un candidat est projetée de l’avant de manière ostentatoire, elle participe activement à la campagne, ce qui est un plus aux yeux de l’électorat. Même quand Sophia Martelly a ouvert la voix. (Cela augure peut-être de l’importance du « pouvoir » qu’elle aura au sein du prochain gouvernement.)
– Il est hyperactif et sait communiquer avec les foules. Il a su aussi garder son sang-froid face aux attaques de l’opposition et n’a pas commis de graves erreurs qui auraient pu entacher sa campagne.
– Son « discours » est d’un populisme et d’une simplicité désarmante. Moi fils de paysan, si je suis devenu riche (grâce à la banane) aujourd’hui vous pouvez le devenir aussi et je vais vous montrer comment. (Pourtant il se garde de dire comment, sauf quand il parle du soleil, de la terre, des eaux et des haïtiens qui vont créer des richesses en veux-tu en voilà.)
– Il ne parle jamais en Français mais toujours en créole. Sage attitude pour qui ne maîtrise pas la langue française, contrairement à d’autres qui se sont cassés les dents à cet exercice et ont été tournés en ridicule…
– Le symbole de sa campagne, la « banane », a une connotation sexuelle évidente qui flatte le machisme des haïtiens et constitue un élément de son succès à ne pas négliger. Qu’on se rappelle du « coq » d’Aristide.
– Il est inexpérimenté en politique et ne connait pas les affaires de l’Etat, c’est un novice hors-système situé en dehors de la « classe politique » visible, ce n’est pas non plus un intellectuel. Depuis 29 ans (après Leslie Manigat) ce sont des conditions sine-qua non pour devenir président d’Haïti.
– Il incarne le « renouveau » idéologique de la droite : le « latifundisme » honnis par notre histoire, l’aspiration a une société basée sur « l’ordre et la discipline » (incluant le retour de l’armée). Mais cela ne l’empêche pas de s’allier publiquement à un mafieux, chef de guerre, dealer de drogue poursuivi par la DEA ancien candidat à la présidence et maintenant au Sénat et qui n’est autre que Guy Philippe. A voir le succès de ce dernier dans son patelin il est clair que cela contribue à sa réussite à lui en tant que candidat à la présidence, du moins dans la zone d’influence de ce Goman moderne qui a en effet menacé de couper la Grande-Anse du reste du pays. Il y aurait encore beaucoup de points à relever sur les facteurs du succès de l’homme-banane, mais tous deviennent encore plus immanquables lorsqu’on scrute les facteurs de l’échec des trois poursuivants immédiats : Jude Celestin, Moise Jean-Charles et Maryse Narcisse. Il est important de les traiter ensemble quitte à nuancer les appréciations en fonction de chacun, d’ailleurs pour la droite, à la conscience idéologique aiguë, tout ce qui est contre Jovenel Moise est lavalassien un peu comme tous ceux qui osaient critiquer Duvalier à l’époque de la dictature étaient considérés comme des communistes.




Profits et pertes – la gauche chute
Pour la plupart des gens, même ceux de la gauche (ce qui est proprement aberrant) il n’y plus ni droite ni gauche. J’ai déjà traité de cette fausse idéologie dans une chronique antérieure. Je ne reprendrai pas mon argumentaire ici. Le reste de la chronique pour très bientôt… Restez branchés.
[1] On a des résultats préliminaires, mais l’écart énorme entre Jovenel et son poursuivant immédiat ne pourra pas être comblé suite à d’éventuelles contestations…

1 COMMENT

  1. Someone says the elections is not about those who vote, it is about the ones who count the votes. Having said this, the CEP should have have a second tour, While we recognize that Jovenel is more popular than any of the others, but i do not think that Jude’s score was that low. Somebody very powerful out there did not want a second tour. Now the country is paying the consequences of our « submission » to the « guy » with power and money>

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