En prélude à la parution de son prochain ouvrage « Le Syndrome du Transplanté », Alin Louis Hall publie « Hayti, laboratoire de la transplantation originelle ». Pour une meilleure compréhension des agrégats psychosomatiques de la traite, de la colonisation et de l’esclavage, « Le Syndrome du Transplanté » propose une exploration de l’épigénétique.
Nous sommes les petits enfants de la brutale transplantation. Nous sommes les descendants d’une abominable ponction humaine. En 1804, un peuple transplanté d’Afrique, mutilé dans son humanité, privé de toute inscription symbolique légitime, émerge. Ce peuple déclare son indépendance et son droit inaliénable à l’autodétermination. Et pourtant, la mutation indépendantiste n’efface pas le traumatisme. Elle le scelle dans le déni, dans les plis de la mémoire collective, dans les corps sans tombeaux, dans la négation de l’historiographie officielle. Ce peuple transplanté ne retournera jamais sur sa terre d’origine. Il ne sera plus africain au sens géographique du terme, et il ne deviendra jamais occidental.
La transplantation coloniale commence avec la réduction de l’humain en marchandise. Ainsi, l’Afrique n’a pas seulement été vidée de ses fils et de ses filles qui ont été arrachés à leur nom, à leur langue, à leur culture, à leur religion, à leurs ancêtres, etc. L’acte de transplantation, dans ce contexte, n’est pas un déplacement ; c’est un anéantissement symbolique, une volonté de faire table rase de tout ce qui liait ces êtres à leur cosmogonie et une destruction de l’altérité. Rien que de ce point de vue, le transplanté n’est pas un migrant. Il n’est pas un voyageur. Il est un déchiré obligé d’inventer une manière d’être et de créer un « ailleurs absolu », d’où le « pays en-dehors » pour parler comme Gérard Barthélemy.
Ce qui a été transplanté en terre de Saint-Domingue, ce ne sont pas des identités intactes mais des fragments épars, des survivances masquées, des bribes d’âme qui ont dû se recomposer en urgence. Ainsi naît le vodou haytien, non comme reproduction fidèle, mais comme réinvention d’un lien, tentative désespérée et miraculeuse de rétablir la filiation ancestrale. En tout état de cause, le vodou haytien n’est donc pas une survivance africaine figée ; c’est un travail souterrain de mémoire, un rhizome planté dans une terre où la violence coloniale demeure l’élément central, pour planter les semences d’une continuité symbolique. Dans nos loas, nos cérémonies et danses, c’est la mémoire mutilée qui cherche des corps pour revenir dans des rituels de réenracinement.
Mais, cela n’a pas suffi. Car très vite, l’ordre plantationnaire — bien que militairement défait — a laissé place à une société sans sanction. Les « satellites haïtiens » n’ont rien négligé pour déployer l’arsenal néocolonial avec une pléthore de référentiels européocentriques. Ainsi, le clergé concordataire a donc appris aux Haytiens à mépriser leurs racines et à détester tout ce qui est africain. De ce point de vue, la période qui commence le 1er janvier 1804 est marquée par une autoflagellation chronique. Le vodou est toléré mais méprisé. Le créole est parlé mais interdit dans les institutions. L’Afrique est présente dans les corps et les rythmes, mais absente dans les livres. L’agenda caché du curriculum maintient les petits écoliers dans les rangs de l’européocentrisme. L’inféodation ne laisse place à aucune tergiversation.
En tout état de cause, il s’ensuit une vacuité d’être qui assure le triomphe de l’immobilisme : l’Haytien vit en quelque chose qui le dénie en même temps. C’est là que réside l’effet le plus durable du syndrome du transplanté : la recherche de validation, l’intériorisation du mépris, la dissociation du moi, la fuite hors de soi pour ressembler à l’autre. Et pourtant, malgré une longue histoire de rupture, une pulsion de réenracinement persiste. Elle se manifeste dans le retour à la terre et à l’agriculture rituelle liée aux loas comme Azaka. Elle continue dans la réappropriation du vodou comme pharmacopée, contre-culture, manière de résister, culture riposte, philosophie, etc.
Au risque de nous répéter, le syndrome du transplanté est une blessure, mais il est aussi l’ouverture d’un passage. Il est une déchirure, mais il appelle une traversée. Car être arraché n’est pas seulement être privé de racines, c’est être convoqué à les réinventer. Le déracinement n’est pas la fin de l’histoire. Il est parfois le lieu même où commence la lucidité, où l’on peut regarder sa propre histoire dans le vide, et choisir de l’habiter autrement. C’est une initiation par le manque, une naissance par le feu.
Vu sous cet angle, le syndrome du transplanté peut être pensé comme une crise anthropologique du sujet moderne : privé de rites de passage, sans mémoire stabilisante, il flotte dans une société qui n’a pas les structures pour lui dire qui il est. On s’explique ainsi l’émergence d’un troisième type. Trop bossale pour être créole, trop citadin pour être campagnard, trop rural pour être urbain, trop créole pour être Africain, le « bidonvillois » entre en scène. C’est le triomphe du volontariat de la servitude nihiliste (VSN) dans une société qui, pourtant, avait mis la « blanchitude » en panne d’inspiration. Sans ancrage identitaire, il représente l’émanation la plus achevée d’une hybridation gâchée. Pour le projet néocolonial, pari gagné « tet kalé ».
Cependant, cette errance, aussi douloureuse soit-elle, peut devenir laboratoire de réinvention. En psychanalyse, notamment chez Lacan ou Winnicott, le vide n’est pas que l’absence. Il est structurel. Il est ce qui permet le désir, la création, la subjectivation. Le sujet transplanté est un sujet troué, mais ce trou peut devenir le lieu de surgissement du sens, à condition de ne pas être nié ou comblé à tout prix par des identifications mimétiques ou aliénantes. Aussi, en ces temps troubles, importe-t-il de lutter contre l’amnésie de la culture et la culture d’amnésie. En ce sens, le cri du Père Dessalines doit continuer de déchirer le firmament haytien :
« Prenez courage … prenez courage, vous dis-je, les Français ne pourront pas résister longtemps à Saint-Domingue ; ils marcheront bien d’abord, mais bientôt, ils seront retenus malades, et mourront comme des mouches. Ecoutez bien : si Dessalines se rend cent fois à eux, il les trahira cent fois. Ainsi, je vous le répète, prenez courage, et vous verrez que quand les Français seront en petit nombre, nous les inquièterons, nous les bataillerons, nous brulerons leurs récoltes, puis nous nous sauverons dans nos mornes inabordables. Il ne pourront pas garder le pays, et seront forcés de le quitter. Alors je vous rendrai independans. Il ne faut plus de blancs parmi nous ; nous sommes assez pour fabriquer des pirogues et aller prendre à l’abordage tous les batimens de commerce que nous trouverons dans nos croisières. »
De tout ce qui précède, il importe de reconnaitre que la première expérience d’autodétermination d’Afrodescendants des Amériques a souvent erré entre la tentative de rester africaine (symboliquement) et celle de devenir européenne (politiquement). Entre ces deux pôles se trouve un vide, un « pays inachevé » — mais c’est précisément dans ce vide que peut naître une nouvelle inspiration enracinée dans l’expérience du déracinement. Ainsi, au lieu de fuir l’arrachement, il s’agit de le traverser, d’en faire un espace de conscience. L’essentiel est de ne pas couper les racines anthropologiques.
C’est donc ici que j’entends la voix de Jean – Paul Sartre nous dire qu’« on peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de nous ». De ce point de vue, Hayti est ce surgissement qui peut certainement continuer à inspirer en tant que phénomène relationnel entre l’Afrique, l’Europe, les Amériques et les Antilles. Avec un pied en Afrique et l’autre en Hayti, il importe de ne pas non plus laisser nos identités raciales nous soumettre à de nouvelles tyrannies. Aussi, la première expérience d’autodétermination d’Afrodescendants des Amériques ne peut – elle continuer à exister que si, en tant que laboratoire d’une nouvelle humanité, elle peut s’envisager avec la totalité du monde.
Alin Louis Hall
1.- Michel Etienne Descourtilz, Voyage d’un naturaliste, Tome troisième, Paris, Dufart Père, 1809, p. 359