13 octobre 2025
La Rançon : le développement arrêté d’Haïti
Actualités Education Pages d'Histoire d'Haiti Société

La Rançon : le développement arrêté d’Haïti

Comment une indemnité du XIXe siècle a saigné une nation naissante — et façonne encore son économie.

Par Patrick Prézeau Stephenson*

Par un été brûlant de 1825, une flottille française apparaît au large d’Haïti avec un ultimatum. Paris propose de reconnaître l’indépendance chèrement acquise par la première république noire — fruit de la seule révolte d’esclaves victorieuse de l’histoire — à une condition : que ce jeune pays verse une « indemnité » colossale à ses anciens maîtres. Les canons donnent du poids à la demande. Haïti signe.

Pendant plus de six décennies, l’argent s’est écoulé hors du pays : principal, intérêts, pénalités de retard, et nouveaux emprunts contractés pour rembourser les anciens. L’absurdité est manifeste : un peuple anciennement asservi payant « compensation » pour la perte de ses propres corps et de leur travail. Mais les francs étaient bien réels. Les conséquences aussi.

Deux siècles plus tard, la note continue de se présenter — non pas en tant que ligne budgétaire, mais sous forme d’infrastructures indigentes, de services publics trop maigres et d’une économie qui n’a jamais pu engranger les intérêts composés de la croissance. Notre analyse suggère que, si Haïti n’avait pas payé et si une grande partie de ces fonds avait été investie sur place, l’économie de 2025 pourrait raisonnablement être plusieurs fois plus grande qu’aujourd’hui — de l’ordre de 100 à 130 milliards de dollars, au lieu de 25 milliards — comparable à celle de sa voisine, la République dominicaine.

Figure 1 — PIB d’Haïti, trajectoire de référence (rétroprojection ancrée à 25 Md$ en 2025) vs. contre-factuel (sans indemnité), 1825–2025

Ce que signifiait l’argent hier — et ce qu’il signifie encore aujourd’hui

  • L’indemnité démarre à 150 millions de francs (plus tard « révisée » à 90 millions) — des sommes si énormes qu’elles dépassent la capacité domestique d’Haïti. Pour payer, l’État taxe les exportations (le café en tête), emprunte à des conditions dures auprès de banques françaises et tord l’économie vers un seul objectif : envoyer du numéraire à l’étranger.
  • Concrètement, chaque franc expédié à Paris, c’était une route non construite, une école qui n’ouvrait pas, un port non dragué, une semence non plantée. Les transferts ne réduisent pas le PIB comme la fermeture d’une usine ; ils réduisent l’investissement possible — et c’est l’investissement qui fait la croissance.

Ce que disent nos chiffres

  • À partir des archives de paiements et des mécanismes économiques standards, nous reconstituons ces flux en dollars 2024 constants et estimons leur poids sur l’économie du XIXe siècle.
  • Dans une fenêtre de « charge maximale » (1826–1888), les transferts sortants absorbent une large part du revenu national, en cohérence avec les récits d’époque. Dans notre scénario calibré, les paiements cumulent environ 20,3 milliards de dollars (2024 constants) ; en moyenne sur ces décennies, la charge représente une part très élevée du PIB annuel.
  • Puis nous simulons un contre-factuel : la plupart de ces ressources (nous retenons 80–85 %) sont investies au pays ; des institutions moins extractives — libérées de la course aux paiements — poussent la productivité un peu plus chaque année. Le capital et une meilleure gouvernance font, silencieusement, leur œuvre de long terme.

Le résultat fait réfléchir. Dans la simulation présentée ici, le PIB d’Haïti en 2025 atteint environ 130 milliards de dollars — plus de cinq fois les 25 milliards actuels. Par habitant, cela revient à l’ordre de 11 000 dollars, contre quelque 2 100 dollars aujourd’hui. Quelle que soit la prudence des hypothèses, les décennies de transferts forcés résonnent encore dans le présent.

Une histoire de deux voisins

À la frontière entre Haïti et la République dominicaine, le contraste se lit dans les routes, l’électricité, les toitures. L’économie dominicaine pèse aujourd’hui environ 125 milliards de dollars. Il y a deux siècles, ce pays n’a pas porté la même rançon coloniale. L’histoire n’est pas un destin — politiques publiques, institutions et hasard comptent — mais la comparaison rappelle une règle simple : les intérêts composés se gagnent tôt, et rater les premiers tours de roue coûte très cher.

Figure 2— Charge annuelle des paiements en % du PIB, 1826–1888]

Ce qui aurait pu être construit

  • Ports : le commerce dépendait de petits havres et de chargements à la main. Des quais modernes et des douanes efficaces auraient soutenu le commerce et les recettes pendant des générations.
  • Routes : pays de montagnes et de marchés, Haïti est resté, physiquement, plus petit. Accélérer la circulation des biens, c’est accélérer les revenus.
  • Écoles et dispensaires : le capital humain est le moteur. L’indemnité du XIXe siècle a volé non seulement des fonds, mais aussi la base fiscale et l’espace politique nécessaires pour bâtir un État au service des citoyens.
  • Finance : avec un régime moins extractif et un risque plus faible, l’épargne nationale et le crédit se développent. L’entreprise privée investit quand l’État n’envoie pas perpétuellement l’argent au-dehors.

Comment nous l’avons estimé, en mots simples

  • Nous partons du PIB connu d’Haïti en 2025 (25 milliards de dollars) et rétropojetons une trajectoire de référence pour visualisation (la ligne noire du premier graphique). Nous reconstruisons ensuite les paiements historiques (principal, intérêts, pénalités) en dollars constants et évaluons leur charge par rapport au revenu durant les décennies de pointe.
  • Le contre-factuel suppose qu’une large part des fonds « libérés » aurait été investie, avec un léger surcroît de productivité dû à de meilleures institutions. Le capital s’accumule ; il ne s’évapore pas. C’est pourquoi les freins — ou les élans — précoces pèsent tant sur 2025.
  • Les données historiques sont lacunaires. Nous testons donc des fourchettes. Même dans des hypothèses conservatrices, Haïti ressort nettement plus riche. Dans des hypothèses plus ambitieuses (mais défendables), Haïti se rapproche de la République dominicaine d’aujourd’hui.

Ce qu’il faut garder à l’esprit

  • L’histoire n’est pas un laboratoire. Guerres, cyclones, occupations, politiques : tout cela module la croissance. Notre modèle ne prétend pas à l’inéluctable ; il éclaire l’ordre de grandeur de ce que l’indemnité a coûté.
  • On peut débattre du taux de charge exact ou de la part investie. Mais le message résiste aux nuances : envoyer des ressources rares à l’étranger pendant des générations a retardé le décollage d’Haïti — et les intérêts composés transforment ces pertes précoces en grands écarts.

Pourquoi cela compte aujourd’hui

La « double dette » n’est pas un simple registre du passé. C’est un prisme pour comprendre pourquoi certains pays décrochent. Quand une nation doit expédier son grain de semence, un siècle plus tard, il ne faut pas s’étonner de moindres récoltes. Voilà l’ombre portée de la rançon.

Un mouvement grandit pour une réparation — ou, à tout le moins, un investissement à la mesure du préjudice : fonds ciblés pour infrastructures, ports, électricité, eau, santé, écoles ; instruments abaissant la prime de risque d’Haïti ; plans crédibles, pilotés par les Haïtiens, qui transforment les ressources en institutions et en résultats. L’argent compte. Les règles et la confiance comptent davantage.

La Révolution haïtienne a donné au monde moderne un vocabulaire de liberté. La rançon qui a suivi a imposé une grammaire de l’extraction. Si le XIXe siècle a confisqué les intérêts composés d’Haïti, le XXIe pourrait être celui qui les lui rend.

Références

[1] Equal Justice Initiative, 2022. Haiti’s Forced Payments to Enslavers Cost Economy $21 Billion, The New York Times Found.    https://eji.org/news/haitis-forced-payments-to-enslavers-cost-economy-21-billion-the-new-york-times-found/ consulted September, 26 2023.

[2] Simon HENOCHSBERG December 2016.

Public debt and slavery : the case of Haiti (1760-1915)  consulted September, 26 2023.

[3] The New York Times, 2022.

The Ransom: The Root of Haiti’s Misery: Reparations to Enslavers https://www.nytimes.com/2022/05/20/world/americas/haiti-history-colonized-france.html

*Patrick Prézeau Stephenson is a Haitian scientist, policy analyst, financial advisor and author specializing in Caribbean security and development.

Contact Médias Patrick Prézeau Stephenson: Éditeur manifeste1804@gmail.com

Men anpil chaj pa lou. Mèsi pou pataje manifès la:

Kilès nouye :  Manifeste L’Appel du Lambi – Unité et Action pour Haïti

Vizite paj akèy la: https://shorturl.at/cozFM

Li sou entènèt: https://shorturl.at/rBOTZ

Telechaje deniè vèsyon 2024 la: https://shorturl.at/g08Do

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.