PORT-AU-PRINCE, 19 janvier 1957 (Rezo Nòdwès) –
Flashback
L’industriel Oswald J. Brandt, O.B.E., et son fils Clifford ont été remis en liberté provisoire samedi matin après douze jours de détention à la prison nationale, a confirmé le commissaire du gouvernement, Me Esmanjart Alphonse.
Les Brandt avaient été arrêtés à la suite de l’explosion qui avait soufflé la porte en acier de l’Usine à Manteque, entrepôt du centre-ville appartenant à la société familiale, dans la soirée du 7 janvier.
Selon le commissaire Alphonse, l’enquête judiciaire a atteint un stade où aucun obstacle légal ne justifiait le maintien en détention, mais les investigations se poursuivent afin d’établir les causes précises de l’explosion.
Âgé de 66 ans, M. Brandt, figure dominante du secteur industriel haïtien, a quitté la prison en bonne santé. Il devrait prochainement rouvrir plusieurs de ses entreprises, dont l’activité avait été suspendue durant sa détention, l’absence de la direction ayant paralysé les opérations.

Haïti, janvier 1957 – Les Brandt et la tourmente d’un capitalisme national en crise
I. Une affaire industrielle aux résonances politiques
L’arrestation, puis la libération provisoire de l’industriel Oswald J. Brandt et de son fils Clifford, survenue après l’explosion de l’Usine à Manteque le 7 janvier 1957, illustre les tensions qui traversaient la société haïtienne à la veille de la chute du régime de Paul Eugène Magloire. Le geste administratif du commissaire du gouvernement, Me Esmanjart Alphonse, s’inscrivait dans un climat de fin de règne où les rapports entre le pouvoir et les grandes familles économiques étaient devenus incertains, empreints de suspicion et de calcul politique.
II. Oswald J. Brandt : un symbole de la bourgeoisie haïtienne du XXe siècle
Oswald J. Brandt, décoré de l’ordre britannique O.B.E. (Order of the British Empire), incarnait cette génération d’industriels haïtiens qui, dès les années 1930, avaient su bâtir des fortunes autour de l’agro-industrie et du commerce portuaire. L’« Usine à Manteque », au centre de Port-au-Prince, représentait non seulement un complexe industriel mais aussi un symbole de modernité et d’autonomie économique dans un pays encore dépendant de l’importation.
Sa détention, même brève, témoignait de l’érosion progressive du pacte tacite entre l’État et le grand capital haïtien, pacte qui, sous Magloire, reposait sur la stabilité autoritaire et la prospérité des élites urbaines.
III. 1957 : la désintégration de l’ordre magloirien
Au moment des faits, Haïti se trouvait au bord du gouffre politique. L’année 1956 avait vu l’effondrement du régime de Magloire, démissionnaire en décembre, emporté par la contestation et les rivalités internes. La justice, les forces de l’ordre et l’administration étaient désorientées. L’affaire Brandt, bien qu’économique en apparence, surgissait dans un vide institutionnel où les puissances financières étaient souvent utilisées comme levier d’influence ou bouc émissaire.
La remise en liberté des Brandt, après douze jours d’incarcération, traduisait à la fois la faiblesse d’un État vacillant et la résilience d’une élite capable de négocier sa survie.
IV. Les enjeux économiques et judiciaires
L’enquête relative à l’explosion n’avait, semble-t-il, pas permis d’établir de responsabilité directe. Toutefois, elle révélait les tensions internes au secteur industriel haïtien : concurrence commerciale, sabotage présumé, absence de normes de sécurité. En toile de fond, la justice haïtienne, instrumentalisée, peinait à distinguer entre la faute technique et la manœuvre politique.
Le cas Brandt devient, dans cette perspective, un précédent révélateur : celui d’une justice oscillant entre rigueur juridique et accommodement de classe, reflet d’une Haïti où la loi n’échappait pas à la hiérarchie sociale.
V. Une affaire prémonitoire
Cette brève détention, survenue moins de six mois avant les élections du 22 septembre 1957 qui portèrent François Duvalier au pouvoir, symbolise le basculement d’un monde. Elle marque la fin d’un capitalisme haïtien confiant en sa protection institutionnelle.
Avec l’arrivée de Duvalier, les relations entre le pouvoir et les familles industrielles — Brandt, Mevs, Wiener, Madsen — allaient se redéfinir dans un cadre de domination étatique et de suspicion permanente.
L’affaire de janvier 1957 apparaît ainsi, rétrospectivement, comme une fissure annonciatrice de l’effondrement d’un ordre bourgeois fondé sur le compromis, et le prélude d’une ère où le capital, pour survivre, dut se soumettre à la logique du pouvoir autoritaire.
