Par Patrick Prézeau Stephenson*
Il fut l’ouragan qui déchira l’ordre colonial, l’homme qui fit plier Napoléon, l’architecte d’un État noir souverain dans un monde dressé contre lui. Jean‑Jacques Dessalines, empereur Jacques Ier, reste un sommet de l’histoire universelle. Mais comme bien des colosses, sa grandeur repose sur un socle fragile: une économie à reconstruire dans l’urgence, un pays fracturé par des loyautés concurrentes, et une diplomatie internationale prête à l’asphyxier. Un géant, oui — aux pieds d’argile.
Le stratège d’une indépendance impossible
Dessalines comprend la géographie du pouvoir: tenir les ports, nourrir les plaines, sécuriser les routes, décourager toute reconquête. Le 1er janvier 1804, l’abolition irrévocable de l’esclavage n’est pas seulement un acte politique, c’est une révolution anthropologique. La Constitution de 1805 affirme une souveraineté radicale — interdiction de la propriété blanche, égalité juridique proclamée, définition politique d’une nation noire — dans un siècle saturé d’idéologies raciales. Le pari est clair: dissuader, produire, survivre.
L’argile sous la gloire
Le drame s’invite vite. L’économie post-plantation ne naît pas d’un simple décret. Le « caporalisme agraire » — une discipline productiviste militarisée pour financer l’État et l’armée — choque des cultivateurs qui attendaient une liberté vécue, pas une consigne de caserne. À l’ombre des blocus et de l’hostilité globale, la contrainte budgétaire tient lieu d’imagination institutionnelle: on gouverne comme on a combattu, au pas, faute de mieux.
La politique achève de fissurer le socle. L’assassinat de Dessalines en 1806 ouvre une ère de double pouvoir, Christophe au Nord, Pétion à l’Ouest et au Sud. S’installe une grammaire du schisme, des fidélités territoriales, des clientélismes durables. Les pieds d’argile ne sont pas qu’une métaphore personnelle: c’est l’image d’un État né sans succession, sans pacte civil assez large pour domestiquer la victoire.
Ardouin, Madiou et la bataille des récits
Beaubrun Ardouin, plume libérale du XIXe siècle, fixe tôt ce double visage: génie militaire incontestable, souverain brutal inapte à l’ordinaire civil. Thomas Madiou, lui, privilégie l’épopée nationale, la continuité d’un peuple en armes devenu peuple d’État. Entre ces deux regards, notre roman national s’écrit autant qu’il se conteste: qui définit la grandeur, qui nomme la faute?
C’est là qu’intervient un rappel salutaire. Dans son ouvrage « La Franc-maçonnerie de Saint-Domingue à Haïti — Oser faire le bien », notre collègue, l’auteur M. Grégory Sicard, jette un regard critique à la lumière des écrits d’Ardouin, rappelant que « l’avenir d’un peuple dépend souvent de la manière dont on lui présente le passé; s’il en porte un faux jugement, il est condamné à le répéter ». Autrement dit, la mémoire est un chantier politique: elle exige méthode, pluralité et courage.
Le legs sans fard
De Dessalines, trois héritages se dégagent, trop souvent confondus: la liberté comme principe non négociable; la souveraineté comme posture nécessaire; la gouvernance comme art encore balbutiant. Les deux premiers font d’Haïti une exception glorieuse; le troisième révèle notre difficulté à bâtir dans la lumière ce qui fut conquis dans le feu. Juger Dessalines est aisé; le situer, plus honnête. Le 1804 qui effraie l’Europe sauve aussi la dignité noire — au prix du bannissement.
Le présent nous observe
Que dit aujourd’hui ce géant aux pieds d’argile? À l’heure où l’on discute d’interventions multinationales et de transitions introuvables, la tentation revient d’attendre le sauveur — l’homme ou le plan — plutôt que d’assembler les charnières discrètes de la confiance: cadastre, justice lisible, police de proximité, fiscalité crédible, marchés publics transparents, diplomatie cohérente. La leçon, lue avec Ardouin et corrigée par la prudence de Sicard, est limpide: la grandeur sans architecture produit du vertige.
Haïti n’a pas à choisir entre l’orgueil de 1804 et l’humilité administrative d’aujourd’hui. Elle doit superposer l’un à l’autre: ne jamais renier le geste fondateur, mais lui offrir, à retardement, les institutions qui lui ont manqué. C’est ainsi, peut‑être, que l’argile se cuit: dans la routine du droit, du budget et de la responsabilité.
Épilogue pour un colosse
On n’achève pas les géants; on apprend à marcher après eux. Dessalines fut l’orage nécessaire. Ardouin, l’arpenteur d’un pays en quête de règles. Entre eux se tient notre tâche: convertir l’épopée en État, la fierté en service, la mémoire en méthode. Alors seulement, les pieds d’argile cesseront d’être notre crainte pour devenir notre matière — celle avec laquelle on façonne, patiemment, un sol qui tient.
*Patrick Prézeau Stephenson is a Haitian scientist, policy analyst, financial advisor and author specializing in Caribbean security and development.
Contact Médias Patrick Prézeau Stephenson: Éditeur manifeste1804@gmail.com
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