Le racisme est-il un obstacle pour une société juste en Haïti ?
Le racisme peut être défini comme un système d’idées et de pratiques qui hiérarchise les individus ou les groupes selon des critères perçus comme “naturels” (la couleur de peau, l’origine, l’appartenance ethnique) et qui justifie des traitements inégaux, des discriminations et des dominations. Ce n’est pas seulement un préjugé individuel, c’est aussi un mécanisme social et institutionnel qui produit et reproduit des rapports de pouvoir.
Le racisme en Haïti.
Lorsqu’on parle de racisme en Haïti, il ne s’agit pas exclusivement d’une question de couleur de peau, mais d’un processus interne de hiérarchisation. C’est cette dynamique qui pousse un Haïtien à sous-estimer un autre Haïtien, à refuser de voir l’ascension de son semblable ou même à se réjouir de ses difficultés. Cette forme d’hostilité sociale traduit une mentalité profondément ancrée, où la réussite de l’autre est perçue comme une menace.
Dans ce contexte, l’idée d’une société juste devient presque pathologique. Haïti fonctionne comme une société de prédation où chacun cherche à dominer l’autre. L’harmonie sociale y est fragilisée par un système qui valorise les disparités et reproduit ces inégalités à travers les institutions de l’État. Les élites politiques, loin de promouvoir le bien-être collectif, œuvrent souvent pour maintenir l’ordre établi qui leur profite.
Cette situation illustre bien ce que Pierre Bourdieu appelle la “reproduction sociale” : les inégalités se maintiennent et se reproduisent par les institutions (école, administration, partis politiques), qui perpétuent les rapports de domination existants. Elle reflète aussi ce qu’Axel Honneth, dans sa théorie de la reconnaissance, identifie comme un déficit de reconnaissance sociale : le refus de reconnaître la dignité et la valeur de l’autre empêche toute justice réelle.
On retrouve également ici l’analyse de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs : l’opprimé intériorise les schémas de l’oppresseur et reproduit les mêmes comportements de domination envers ses semblables.
Même au sein de la diaspora, les revendications se concentrent souvent sur la sécurité pour pouvoir revenir étaler richesses et signes extérieurs de réussite, plutôt que sur des changements économiques structurels susceptibles de transformer le pays. C’est une illustration du capital symbolique de Bourdieu : la richesse ou le prestige servent moins à transformer la société qu’à se faire reconnaître et dominer symboliquement les autres.
D’un point de vue politique et philosophique, cette situation heurte l’idéal de justice défendu par John Rawls dans Théorie de la justice. Pour Rawls, une société juste est celle qui garantit à tous une égalité des chances et qui choisit ses institutions comme si les individus ignoraient leur place future (“voile d’ignorance”). En Haïti, la logique inverse prévaut : chacun cherche à maintenir ses privilèges et à empêcher les autres d’y accéder.
On peut également mobiliser Amartya Sen et son approche par les capabilités : une société juste est celle qui donne réellement à chacun les moyens (éducation, santé, libertés, sécurité) de réaliser son potentiel. Dans un système où la misère est utilisée comme levier de domination et où les institutions reproduisent l’injustice, ces capabilités restent bloquées.
Enfin, Hannah Arendt nous rappelle que le pouvoir ne se réduit pas à la domination, mais naît de l’action collective et de la capacité des individus à se réunir pour changer leur monde. La société haïtienne, marquée par la méfiance et la division, peine à construire ce pouvoir collectif indispensable à toute révolution sociale.
Ainsi, Haïti ressemble parfois à une société où l’on peut « acheter » les consciences et les loyautés comme des marchandises, la misère servant de levier à la domination. Cette mentalité constitue un obstacle majeur à l’émergence d’une société juste et solidaire.
En résumé, ces approches (définition du racisme, Bourdieu sur la reproduction sociale, Honneth sur la reconnaissance, Fanon sur l’intériorisation des schémas de domination, Rawls sur la justice équitable, Sen sur les capabilités, Arendt sur le pouvoir collectif) montrent que la lutte pour une société plus juste en Haïti doit aller au-delà des structures visibles : elle doit aussi déconstruire les logiques internes de domination et de méfiance sociale qui minent la solidarité et freinent la transformation politique.
Alceus Dilson: Communicologue, juriste