Par Patrick Prézeau Stephenson* (Le Français suit)
PORT-AU-PRINCE — Dans « Face à l’Histoire… Duvaliérisme vs Aristidisme », J.L.T. rejoue un drame familier du discours politique haïtien : l’affrontement mythifié de deux idéologies soi-disant titanesques — le duvaliérisme et l’aristidisme — présentées comme les pôles déterminants de l’histoire nationale. La narration est rhétoriquement puissante, moralement séduisante, presque théâtrale. C’est aussi une impasse conceptuelle [1].
Ce cadrage réduit l’évolution politique d’Haïti à une psychodrame chromatique : nationalisme de la petite/moyenne bourgeoisie noire contre exclusion de l’élite mulâtre, puis, plus tard, ascension messianique d’un prêtre populiste. Cette habitude interprétative — que l’on peut appeler historiographie coloriste — est devenue un fétiche. Elle substitue aux analyses structurelles des antagonismes symboliques, à la réalité économique des archétypes émotionnels. Elle persiste non parce qu’elle éclaire, mais parce qu’elle est narrativement commode. Elle flatte le ressentiment ; elle simplifie la causalité ; elle aplatit classe, géographie et décomposition institutionnelle sur un seul axe sur‑déterminé : la pigmentation et la politique qu’on lui greffe.
Or la « logique implacable des chiffres », pour prolonger la discipline empirique que réclame l’économiste haïtien Leslie Péan dans son multivolume Économie politique de la corruption dans l’Histoire d’Haïti, raconte une autre histoire — qui perce l’écran des mythologies monochromes. « La corruption se développe et place la société haïtienne dans un marécage qui engloutit toute éthique et toutes les valeurs de base nécessaires aux hommes et aux femmes pour échapper à l’état de jungle » [2].
Les données que la couleur n’explique pas
Les récits coloristes évitent d’affronter les dynamiques mesurables qui ont réellement structuré la fragilité étatique haïtienne [3,4,5,6]:
- Étroitesse fiscale : Depuis des décennies, moins de 2–3 % des citoyens sont des contribuables formels significatifs, limitant l’autonomie de l’État et faisant de la recherche de rente — non de la couleur — le mécanisme central de reproduction politique.
- Rentes de corruption vs capital productif : Péan montre comment privilèges douaniers, licences d’importation, monopoles et cartels de marchés publics deviennent des flux de revenus fongibles transcendant les blocs phénotypiques supposés. Les guichetiers changent ; l’architecture de la rente demeure.
- Investissement géographiquement inégal : Sur‑investissement récurrent dans un corridor urbain restreint (Port‑au‑Prince–Carrefour–Delmas) et sous‑investissement chronique dans les villes secondaires et la périphérie agraire : ces gradients ont alimenté déplacement de main‑d’œuvre et urbanisation informelle — variables absentes du duel idéologique.
- Dépendance aux transferts : Des remises avoisinant ou dépassant 20–25 % du PIB réduisent l’incitation des élites — de toutes nuances — à des réformes productives inclusives ; elles s’appuient sur flux externes et négociations d’aide sporadiques.
- Attrition institutionnelle : Taux de départs dans la police, délais judiciaires et ratio prévenus/détenus condamnés tracent une trajectoire d’érosion qui ne se laisse pas réduire causalement à un schéma « Duvalier vs Aristide ».
Aucun de ces indicateurs — élasticité fiscale, concentration douanière, opacité des marchés publics, débit judiciaire — ne corrèle de façon robuste avec l’invocation cyclique de l’identité chromatique mobilisée dans la rhétorique justificatrice. Les scripts coloristes servent souvent d’écran de fumée à la redistribution de schémas clientélistes similaires entre factions reconfigurées.
Le fétichisme des lunettes importées
Le problème se double d’un import de cadres académiques inadaptés au paysage institutionnel hybride haïtien : greffer trop aisément le caudillisme latino‑américain, le patrimonialisme ouest‑africain, ou les binarités raciales états‑uniennes, puis rétrodéformer les épisodes haïtiens pour qu’ils collent. Ce bricolage interprétatif est une commodité épistémique. Il évacue l’archéologie institutionnelle granulaire — défaillances d’état civil, vide cadastral, goulets logistiques, arbitrages réglementaires et monopoles dans le carburant, les télécoms, le ciment — qui structure véritablement les incitatifs politiques.
Résultat : une historiographie qui sur‑moralise et sous‑mesure. Les symboles prolifèrent ; les feuilles de calcul s’évaporent [3,4,5,6].
Ce que le dualisme dissimule
En érigeant duvaliérisme et aristidisme en adversaires quasi métaphysiques, on occulte :
1. Continuités de fragilité administrative : Lacunes documentaires, gonflement de la masse salariale (employés “zombi”), frontières douanières poreuses précèdent et survivent aux deux mouvements.
2. Convergence économique inter‑factions : Élites d’affaires, investisseurs de la diaspora et intermédiaires politiques tissent souvent des ponts transactionnels qui transcendent les étendards idéologiques.
3. Substitution institutionnelle : ONG, entités confessionnelles et réseaux informels remplacent l’État dans la fourniture de services — déformant la redevabilité et étouffant la demande de réforme fiscale structurelle.
4. Pressions démographiques : Migration interne rapide vers les centres urbains et jeunesse pléthorique faiblement absorbée par l’emploi formel — volatilité que ni l’une ni l’autre idéologie n’a systématiquement traitée.
Les périls d’une polarisation mythique
Le fétichisme coloriste fait plus que mal diagnostiquer ; il conditionne la paralysie :
- Il incite au personnalisme : Si l’histoire est un drame moral d’archétypes charismatiques, la réforme institutionnelle devient seconde.
- Il délégitime le consensus technocratique : Audits anticorruption, modernisation cadastrale, numérisation douanière deviennent “neutres” donc suspects dans une grille moralisée.
- Il fragmenterait la capacité de coalition : Un leadership multicentrique — nœuds distribués de compétence et d’imputabilité — ne mûrit pas dans un discours qui centralise la rédemption autour de figures saturées symboliquement.
Vers une grammaire civique empirique
Rompre le charme impose de recentrer les métriques :
Domaine | Indicateur à élever | Pourquoi cela brise le fétiche |
Finances publiques | Ratio impôts/PIB effectif ; estimations de fuites douanières | Re-cadre du débat : capacité et gouvernance plutôt qu’identité |
Anticorruption | Indice de concentration des adjudications | Suit la capture oligopolistique au‑delà de la rhétorique chromatique |
Justice | Délai de traitement ; ratio détention préventive | Montre un dysfonctionnement systémique, non une trahison mythifiée |
Équité territoriale | Investissement public per capita par région/département | Révèle une injustice spatiale structurelle, non chromatique |
Capital humain | Années de scolarité ajustées apprentissage ; disponibilité des services de santé | Ancre la légitimité dans les résultats |
Sécurité | Taux d’élucidation ; indices de confiance communautaire | Ancre le débat sur l’efficacité mesurable |
La contribution de Leslie Péan n’est pas infaillible — mais elle incarne la discipline méthodologique requise : suivre les flux (capital, privilèges, exemptions, licences) plutôt que les slogans.
Réécrire l’architecture narrative
Une historiographie haïtienne moderne digne de ses citoyens doit :
1. Démystifier les figures politiques : Traiter les régimes comme des coalitions insérées dans des matrices d’incitations, non comme avatars providentiels ou démoniaques.
2. Désagréger classe et couleur : Analyser parts de revenu, concentration d’actifs, emplois sectoriels sans déterminisme ethnique.
3. Institutionnaliser la transparence des données : Publier contrats, lignes douanières, exécution budgétaire territoriale pour asphyxier les simplifications conspirationnistes.
4. Élever une gouvernance multicentrique : Bâtir des centres audités — conseils financiers municipaux, cour d’audit indépendante, registres civils professionnalisés — qui diluent l’attraction du politique personnel.
La clarté morale des chiffres
Oui, il y a une dimension morale — corruption, exclusion, violence ont un coût humain. Mais la clarté morale sans rigueur empirique dégénère en accusation performative. Haïti ne manque pas de lamentations éloquentes ; il lui manque un socle factuel partagé sur lequel des coalitions plurielles et pragmatiques peuvent négocier la réforme.
L’insistance sur des épopées binaires chromatiques est désormais une imposture intellectuelle : elle immunise les élites contre l’imputabilité structurelle, offrant la catharsis au lieu de la correction. L’avenir du pays dépend moins de l’exorcisme d’un spectre idéologique ou de la résurrection d’un autre que de l’ingénierie de boucles de rétroaction — entre contribuables et services, tribunaux et citoyens, régulateurs et entreprises — indifférentes à la couleur de la peau et intolérantes aux écarts entre mandat et résultat.
Le passé d’Haïti n’est pas monochrome. Son avenir ne sera pas sauvé par la nostalgie chromatique. Les feuilles de calcul, non les slogans, réclament désormais notre attention.
[1] J.L.T. FACE À L’HISTOIRE…. DUVALIÉRISME VS ARISTIDISME – Triboland Consulted October 7, 2025.
[2] Leslie J.R. Péan 2003 (Multivolumes) https://www.amazon.ca/-/fr/Haiti-economie-politique-corruption-Leslie/dp/2706816864#detailBullets_feature_div
[3] Equal Justice Initiative, 2022. Haiti’s Forced Payments to Enslavers Cost Economy $21 Billion, The New York Times Found. https://eji.org/news/haitis-forced-payments-to-enslavers-cost-economy-21-billion-the-new-york-times-found/ consulted September, 26 2023.
[4] Simon HENOCHSBERG December 2016.
http://www.piketty.pse.ens.fr/files/Henochsberg2016.pdf
[5] The New York Times, 2022. The Ransom: The Root of Haiti’s Misery: Reparations to Enslavers https://www.nytimes.com/2022/05/20/world/americas/haiti-history-colonized-france.html
[6] Stephenson, Patrick P*. 2023. An Exploration of the Haitian Psyche and Stockholm Syndrome. https://prezeau.blogspot.com/2023/11/une-exploration-de-la-psyche-haitienne.html
*Patrick Prézeau Stephenson is a Haitian scientist, policy analyst, financial advisor and author specializing in Caribbean security and development.
Contact Médias Patrick Prézeau Stephenson: Éditeur manifeste1804@gmail.com
Men anpil chaj pa lou. Mèsi pou pataje manifès la:
Kilès nouye : Manifeste L’Appel du Lambi – Unité et Action pour Haïti
Vizite paj akèy la: https://shorturl.at/cozFM
Li sou entènèt: https://shorturl.at/rBOTZ
Telechaje deniè vèsyon 2024 la: https://shorturl.at/g08Do