Cher trésor gaspillé,
Le temps est en désolation et son écho n’est pas éphémère. Il y a une audience de pleurs et une journée nocturnement à genoux dans la gorge de la tristesse. Il y a deux batailles qui se croisent : celle de ton adieu trop tôt qui donne dérangement sentimental prolongé et celle constituant l’acceptation de ce phénomène. Il y a des cris constants, on crie ton nom, on t’appelle…
Hélas, tu ne réponds pas ! Répondras-tu?
Toute la nature est inconsolable, et la cacophonie envahit les verbes (les voix, les mots). Toutes les voix de la ville (cette ville où je t’ai connu, cette Sainte Famille de rêveurs adolescents) marchent en regards endeuillés. La ville ne sera pas en diapason sur ton absence. Elle t’attendra toujours pour l’expliquer une asymptote ou pour l’édifier un peu sur le comportement d’une bobine se trouvant en retard de phase. La ville est en « noir mouillé ». Le noir mouillé est une peine soudaine, un horizon troublé et un sommeil en décomposition. C’est la pluralité des faits cauchemardesques, la rivière des maux pour augmenter la tonalité d’un au revoir non voulu.
Je t’écris en pensant aux rêves que tu avais. Ces rêves d’or non-réalisés. Tu étais, par timidité et par talent, la matérialisation de la sagesse. Tu souriais aux désaccords parce que tu ne savais pas t’énerver. Tu étais le monsieur d’excellence et le tableau d’honneur de la ville connaissait ton nom complet. Quelle coutume : ton habitude d’être parmi les meilleurs. Quel moment bouleversé: ton appel au miroir lointain d’un ciel méconnu.
Aujourd’hui, un manteau lourd comme la pluie qui inonde la ville sans pitié nous conditionne à accepter ton absence. Cette pluie s’infiltre par les fissures de ma poitrine, où bat le vide que tu as laissé. Tu étais le fil qui reliait l’hier au demain, ingénieur d’âmes brisées, et maintenant le fil se défait. Pourquoi toi, Wilkens? La tristesse n’est pas un fleuve ; c’est un océan qui noie, et dans ses vagues je flotte à la recherche de ton ombre.
Que reste-t-il ? Un croquis dans la poussière, une ville qui boite sans toi où les rêves rouillent sous le soleil implacable.
Malheureusement, l’avenir ne brille pas, il s’éteint, page après page dans un livre que personne ne finit d’écrire. Et pourtant, dans cette trame d’ombres je t’immortalise. Quel est ce quotidien honteux arrivé comme un voleur pour te dérober le souffle avant que tu voies fleurir tes œuvres ? Quel avenir usé !
La laitue des saisons est fanée dans l’ombre froide de cette nuit sans étoiles, nos larmes : un océan. Quelle absence !
Tu étais une lumière si précieuse et maintenant le monde entier semble voilé de gris. Je me souviens de tes mots, ces flèches affûtées de sagesse, qui perçaient les voiles de l’ignorance; dans tes pensées, je voyais des cathédrales en style d’honneur. Comment as-tu pu partir, toi qui dansais avec les étoiles et tressais des équations comme des poèmes d’amour éternel ? Toutes les variables de la ville sont en lamentations infinies.
Je revois tes yeux, ces lacs profonds et gentils où se reflétait l’univers entier, pétillants d’une curiosité insatiable qui embrassait les cœurs. Tes rires étaient une symphonie, tu réfléchissais, et le temps s’arrêtait pour t’écouter. Et voilà, aujourd’hui, le silence hurle ton nom [un cri muet qui déchire l’âme/c’est le noir mouillé]. Sans toi, les livres se referment comme des tombes, les idées s’effritent en poussières stériles, et moi, je titube dans ce labyrinthe de souvenirs les mains tendues vers un fantôme qui ne reviendra pas.
Ô génie perdu, ton départ est un vol commis aux vivants, une trahison cosmique. Palpablement, les larmes coulent, chaudes et amères. Quelle rivière de regrets ! Quelle inondation de l’être. Donc, le monde est devenu plus sombre et plus solitaire sans ta flamme. Wilkens, reviendras-tu pour voir « gester » ta progéniture ?
Que ton souvenir soit le pont qui ne s’effondre pas, la tristesse le feu qui forge la résilience, et cet avenir usé, peut-être, une toile pour d’autres comme toi. Repose en paix, frère. La ville te pleure. Drôle noir mouillé !
Céïde Joanel.