Une interview d’Erik Prince, publiée dans Le Point, a révélé une réalité dérangeante : le gouvernement haïtien, démuni face à la violence des gangs, en est réduit à solliciter un entrepreneur militaire privé.
Ancien patron de Blackwater, Prince revendique aujourd’hui un rôle central dans la lutte contre l’anarchie qui ronge Port-au-Prince. Mais derrière les discours d’efficacité et de pragmatisme, une question brûlante s’impose : peut-on confier à une société privée les missions régaliennes d’un État souverain ?
Erik Prince se présente comme le sauveur capable de « nettoyer des quartiers entiers » et d’« éradiquer » des gangs grâce à des méthodes dites chirurgicales. Or, l’histoire de Blackwater, marquée par des bavures en Irak et par une logique de guerre à but lucratif, devrait inciter à la plus grande prudence. La promesse d’efficacité immédiate masque mal un modèle économique qui repose sur la prolongation de l’instabilité et la captation d’une partie des ressources locales, ici les droits de douane.
Plus troublant encore, Prince lie sécurité et fiscalité : sa société propose d’instaurer une « police des impôts » et de gérer la surveillance maritime pour lutter contre la contrebande, tout en prélevant sa part des recettes. Une telle approche revient à privatiser la souveraineté fiscale d’Haïti, livrant les clés de l’État à des intérêts commerciaux étrangers. La sécurité nationale devient alors un marché, et la reconstruction institutionnelle un prétexte.
Certes, l’impuissance des Nations unies, les hésitations américaines et l’effondrement progressif de l’État haïtien nourrissent la tentation d’opter pour la solution Prince : rapide, musclée, technologiquement avancée. Mais à quel prix ? Un pays déjà fragilisé par des décennies de dépendance internationale ne peut se permettre d’échanger son autonomie contre les services d’une armée privée.
L’urgence sécuritaire ne doit pas effacer l’exigence de souveraineté. Haïti a besoin d’institutions solides, d’une police réformée, d’une justice crédible, pas d’un sous-traitant étranger qui voit dans le chaos une opportunité d’affaires. Confier à Erik Prince la sécurité et la fiscalité, c’est accepter que l’État haïtien s’efface derrière une logique marchande.
La privatisation de la guerre a déjà montré ses limites et ses dérives ailleurs. Haïti, au bord du gouffre, mérite mieux que de devenir le terrain d’expérimentation d’un entrepreneur de la guerre.
Elensky Fragelus