11 septembre 2025
Député Célestin : Continuités historiques et subalternités
Actualités Société

Député Célestin : Continuités historiques et subalternités

L’histoire d’Haïti n’est pas seulement une simple succession de crises, elle constitue avant tout la chronique obstinée de continuités dans la dépendance. Cette triste réalité reflète des élites haïtiennes colonisées dans l’âme, incapables d’inventer, refusant de discuter, d’apprendre et d’expérimenter de nouveaux modèles porteurs de réussite. Toujours à l’affût d’une recette importée, elles préfèrent copier servilement plutôt que de penser par elles-mêmes. Avant d’empiler mille excuses aux naufrages haïtiens, commençons par regarder en face, et renvoyer ces élites à leur miroir sans maquillage. Le destin haïtien n’est pas une fatalité naturelle, mais un choix imposé par les dirigeants, qui confondent gouverner avec saboter.

  • Élites et classes moyennes

Le 29 août, jour sacré de Zili Freda Dahomey, déesse de l’amour et de la prospérité, les temples éclataient de chants et de couleurs, les fidèles drapés de rose, de blanc et d’or, se pressaient pour invoquer un souffle de grâce et d’espérance. Soudain, pour gâcher la fête, le grand cirque de la comédie nationale se déploie et exécute le rituel tragique des fossoyeurs de la République, plus assourdissant que des tambours en délire. Enex Jean-Charles, vieux sorcier de la bureaucratie, surgit en messie fatigué pour déposer, avec un sérieux dérisoire, la version finale de sa Constitution, un document ridiculement rebaptisé « Constitution Jean-Charles/Tardieu ». Plus qu’un texte de loi, c’est un cercueil politique, conçu pour enterrer définitivement toute idée de démocratie populaire et assurer la pérennité d’un président-dictateur, véritable « Apre Dye», avec la bénédiction de ses scribes de l’Inquisition.

Le précieux grimoire est solennellement remis à Laurent Saint-Cyr, chef du Conseil Présidentiel de Transition (CPT), une « Bande de Truands » qui prétend incarner la République. Le monstre bureaucratique, plus de 1 400 pages de paperasse est ovationné avec l’ardeur de figurants de second plan. Saint-Cyr, fidèle émissaire de la mafia économique, arbore une servilité si outrancière qu’elle ferait pâlir de jalousie les plus zélés gouverneurs coloniaux. Le CPT, tel un jury de marionnettes, hoche la tête et appose sa signature au bas de ce fatras kafkaïen, mélange de rhétorique fumeuse et de prose obscure. Par ce texte, les sinistres artisans de la bande « Jean-Charles/Tardieu » sont sacrés bouffons officiels de la République, faiseurs de désastres.

Cette pirouette n’est pas nouvelle, le vieil appareil d’État haïtien dysfonctionnel, n’a cessé d’être confisqué à travers une vingtaine de Constitutions. Il est instrumentalisé par les classes dominantes, tout en étant géré par une élite des couches moyennes pour assurer la reproduction des privilèges. Il devient alors l’administrateur de politiques dictées par ses maîtres et trahit ainsi les populations vulnérables. Ce comportement colonisé et mimétique a constitué, hier comme aujourd’hui, la principale entrave à toute transformation du pays. Il a réduit les masses passives au rôle lamentable de spectateurs applaudissant leur propre impuissance.

Chaque génération d’élites a reproduit la même mécanique de gestion de la dépendance : administrer la misère et maintenir l’ordre social au profit d’intérêts dépassant la nation. L’histoire récente regorge d’exemples frappants. Les programmes d’ajustement structurel des années 1980-1990, le bradage des entreprises publiques et la dépendance chronique aux financements du FMI, de la Banque mondiale ou de l’USAID n’ont rien d’erreurs innocentes. Chacune de ces décisions a été taillée sur mesure pour saigner l’économie nationale et enchaîner Haïti aux intérêts étrangers. C’est de là que découle leur empressement à signer des accords de libre-échange, parfaits instruments de blocages structurels qui étranglent la production nationale et saturent le marché d’importations inutiles. Ces traités scandaleux sabotent l’agriculture vivrière et précipitent des milliers de paysans sur les routes de l’exode, livrant le pays à une dépendance accrue et à la misère.

En s’alignant servilement sur les prescriptions néolibérales, les élites ne gouvernent plus, mais orchestrent une capitulation programmée. Elles nourrissent un cycle infernal d’endettement et de précarité chronique qui écrase la majorité de la population. Elles relèguent le déploiement des dispositifs de « sécurité » aux diktats de Washington ou de l’ONU. Cela leur permet de se disputer non pas les miettes, mais les os déjà rongés du festin mondial. Condition sine qua non de leur survie qui relève d’une pure colonialité du pouvoir, pour reprendre le terme du sociologue Aníbal Quijano.

L’école, caricature coloniale travestie en modernité, s’applique à produire des cadres amnésiques, fascinés par le clinquant des chancelleries étrangères et incapables de respirer l’air de leur propre peuple. La subalternité, mise à nu par l’histoire têtue, implacable, ironique comme un miroir qui ne se brise jamais et mène droit aux mascarades de dirigeants sans scrupules. Ces derniers, dans un zèle obsessionnel, n’ont pas seulement béni le braquage de 1825 commandité par Charles X. Ils ont poussé l’audace jusqu’à inventer un pompeux « Comité National de Réparation et de Restitution (CNHRR) », usine à per diem déguisée en haute institution patriotique.

  • Abandon des masses pour le Capital

Qu’on se rappelle, le 6 septembre c’est la fête de Manman Filomiz, tendrement appelée Manman Filo, au Bord de mer de Limonade. Là, une marée humaine de 25 000 à 30 000 pèlerins se rassemble pour honorer la « mètrès » aux vertus multiples. Plus de cinq mille pèlerins chaque mardi et vendredi, affluent pendant toute l’année au sanctuaire de « Manman Filo ». Esprit d’eau, symbole de beauté, fraîcheur, prospérité, guérison, protection, ses couleurs claires ; bleu, rose, vert tendre rappellent l’engagement et la grâce. Manman Filo, reçoit ses présents avec dignité et raffinement. Ses offrandes sont des objets délicats : linge propre, fleurs pastel, friandises fines, boissons douces, petits présents symboliques de beauté et de soin. Elle est présentée parfois comme la sœur cadette de « Zili Freda », loa de l’amour et du luxe.

Ce même jour, les truands du CPT ajoutaient une nouvelle perle à leur collier d’infamies, cette fois à Chinorette, dans le Nord-Est. Plus besoin de costume ni de cravate ; la servilité s’est déshabillée, exhibée nue et honteuse. Fritz A. Jean et Leslie Voltaire, les deux compères, pelles en mains, casques mal ajustés et gilets de chantier flambant neufs, mimaient le labeur ouvrier pour mieux séduire les maîtres du grand capital. Ils posaient la stèle inaugurale d’un nouveau temple de l’exploitation : celui de la zone franche.

Manman Filo, sereine, observe du coin de l’œil, la servilité de ces hommes suintant de médiocrité. Le fameux « Budget de Guerre » s’est effondré comme un château de cartes, pour ressurgir scandaleux, sous l’étiquette cynique de « Budget des Zones Franches ». Dans l’ombre, l’alliance sacrée gangs-pouvoir s’affermit. En authentiques milices de service, ils œuvrent avec un calme olympien à la destruction méthodique du pays. Par ce geste, le pouvoir stabilise le chaos, transformant kidnappings, viols, vols, assassinats et trafics d’organes en décor permanent du quotidien haïtien, le tout maquillé comme un plan de développement officiel.

On devrait pourtant se souvenir de cet économiste jadis passionné par la « rentabilité » des fêtes champêtres. Lui qui ne manquait jamais l’occasion de planter sa tente à deux pas du bassin « Filo ». Peu lui importaient les routes trouées, boueuses ou poussiéreuses. Il quittait régulièrement la Nationale #6, bifurquait à Carrefour Monaza ou Carrefour Parrois, pour atterrir sur le site, carnet en main pour compter. Il recensait, compilait, transformait en chiffres froids les poudres blanches, les linges immaculés, les fleurs pastel et les friandises fines offertes à Manman Filo, tout devenait statistique. Et avec un sourire de technocrate satisfait, il faisait remarquer que tout cela gonflait, bien plus qu’Haïti, l’économie de la République Dominicaine.

Une fois au pouvoir, le masque tombe, et la comédie s’achève. La défense du peuple et des classes moyennes n’est plus à l’ordre du jour; religion et culture populaire deviennent les premières victimes sacrifiées sur l’autel d’une respectabilité importée. Aujourd’hui, il est impossible pour le « chef » de se rendre à Bord de Mer Limonade. Les routes sont défoncées, l’environnement transformé en cloaque ; excréments humains, carcasses d’animaux sacrifiés, plastiques éparpillés de tribord à bâbord, se mêlent aux eaux du bassin et au sable de la plage. Ce spectacle de désolation, miroir fidèle de toutes nos villes, attend des serviteurs, non des courtiers jouisseurs. En ce 6 septembre, l’Haïti de la lumière, obstinée à préserver ses forces de vie, s’est croisé à l’Haïti des ténèbres, prospérant dans la criminalité des gangs-milices, dans l’exploitation et dans le chaos.

  • Rompre avec la logique subalterne

La grande fabrique des cercles vicieux fonctionne, où chaque génération hérite d’une vie plus précaire, d’une communauté éclatée et d’une indépendance sans cesse avortée. Rompre ce cycle exige plus qu’une nouvelle Constitution, plus que la création d’un comité bidon CNHRR, plus qu’une autre Chinorette. Il faut refonder l’État, il s’agit de renouer avec l’esprit de Dessalines, non en figure mythique, mais en projet politique concret incarnant la souveraineté réelle, la justice sociale, l’autonomie économique.

Tant que l’État demeurera l’otage des élites subalternes, Haïti restera condamné à répéter les mêmes illusions sous de nouvelles formes. Organisons la lutte, imposons notre projet, alors s’ouvrira le chemin du réel changement qualitatif. C’est ce même horizon qu’appelait déjà Dessalines, lorsqu’il affirmait que la liberté devait être conquise « par nous-mêmes et pour nous-mêmes ».

Grand Pré, Quartier Morin, 09 septembre 2025

Hugue CÉLESTIN

Membre de :

  • Federasyon Mouvman Demokratik Katye Moren (FEMODEK)
  • Efò ak Solidarite pou Konstriksyon Altènativ Nasyonal Popilè (ESKANP)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.