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Chapitre IV
LES SURVIVANTS
Une fois de plus, les habitants de La Roche avaient recommencé à porter les guêtres de malheurs que la nature cruelle et impassible leur avait confectionnées. C’était vrai pour eux aussi, comme George Sand l’avait écrit, que « la vie était un orage ». Cependant, ces âmes tracassées d’indigence avaient juré de rester agriffés à la rambarde d’une résilience éreintée, certes, mais inviolable, indomptable et inaliénable.
Francesca entrelaça ses doigts engourdis et pressa sa papille mammaire avec les paumes de ses mains froides. À ce stade-là, ses seins ressemblaient plutôt à deux baies supportées par une branche de goyavier, qui avaient entamé sa phase d’aoûtement. La tête penchée vers l’avant, le menton se rapprochant légèrement de la cage thoracique, la jeune fille déposa son genou gauche sur les roches sédimentaires, sans ressentir aucune sensation physique de douleur. Elle gardait ses paupières solidement soudées. On aurait imaginé des plinthes scellées avec de la colle époxy. Francesca peinait à croire qu’elle était encore debout sur le tarmac de la vie, que l’ouragan, classé probablement de haute intensité sur l’échelle de Saffir-Simpson, l’avait épargnée, qu’elle n’était pas engloutie avec ses cousines Renande, Bernardine, Thérèse, Irène; ses cousins Christophe, Lebien, Occinel; ses amis Clovis, Phanor, Gladys, Augustine et Rita.
Par quel miracle, – s’il aurait fallu davantage en parler –, que son corps émacié ne gisait pas dans la mare boueuse, à côté des dépouilles raidissantes de Séraphin et d’Amelda, le vieil oncle et la vieille tante octogénaires de sa mère Acélia Lachance, qui l’avaient recueillie à bras ouverts, après le voyage de Gisèle au « pays sans lumière ». À l’âge de treize ans et demi, le fils de M. Thermitus, l’ostrogoth qu’elle appelait M. Édouard, la chassa de la petite cabane que tante Gisèle lui avait léguée avant de passer dans l’autre monde. Francesca se souvint des dernières paroles de sa bienfaitrice :
« – Ma petite Francesca, si les affaires virent mal pour toi, retourne à La Roche. Nous avons encore de la famille là-bas. Tu leur expliqueras que tu es la fille de Selondieu Lamisère, et que c’est avec moi, Gisèle, que tu as vécu à Savane Chaude, depuis la disparition de tes parents. Tu chercheras la paillote de l’oncle Séraphin et de tante Amelda. Ils n’ont pas eu d’enfants dans leur jeune âge; ils te traiteront comme leur petite fille. Tu y trouveras aussi quelques parents de ta mère Acélia. Je sais que tu es une fillette courageuse, que tu voudras tout faire, tout tenter pour ne pas abandonner l’habitation, mais tu dois penser d’abord à ton avenir… À ton âge, tu auras besoin d’un adulte pour veiller sur toi, pour te protéger, te guider, te soigner, lorsque tu tombes malade… »
Lebon, le garçon de Délinois et de Manise, debout non loin de Francesca, présenta ses bras à l’empyrée courroucée. Le jeune homme grelottait de froid dans ses loques trempées. Ses yeux ébahis pompaient des larmes d’affolement qui étouffaient sa voix. En un éclair, l’ouragan meurtrier, debout sur ses étriers d’Attila, de Godefroy de Bouillon ou de Louis XI, l’avait orphelinisé. Personne n’aurait souhaité se réveiller un matin pour se retrouver sans attendre à bord d’une galéace de tragédie de cette ampleur. « La Roche n’existait plus », pour paraphraser la jeune Camille, l’héroïne de « L’Indochine », le chef-d’œuvre cinématographique de Régis Wargnier qui retraça le combat acharné des nationalistes communistes contre les occupants français. La Roche était montée dans le carrosse de l’horreur. Comme Hégra, la cité damnée du pays des pierres, La Roche était devenue une localité apocalyptique, un endroit dantesque. L’œil de l’ouragan avait accompli une œuvre hécatombale. La tarasque de la nature vipérine avait soufflé les baraques, déraciné les arbres, brassé les carcasses des canots qui entravaient l’aire du littoral… Néanmoins, il fallait le dire plus tôt : La Roche, jusqu’à sa dévastation brutale, n’offrait déjà plus rien à ses payses et à ses hommes. La paix, la joie et la sérénité qui affriolaient les habitants aux époques des pêches miraculeuses faisaient déjà partie, pour ainsi dire, d’un paysage lointain, d’un temps béni et révolu, dont les souvenirs exquis, mirifiques attristaient les âmes et nostalgisaient les cœurs. Et puis, il y eut cette journée interloquante, cette mésaventure déconcertante où lesmarins étaient rentrés bredouille à La Roche, sans apporter un maquereau dans une cloyère. Ces forçats de la mer avaient passé trois journées ardues et trois nuits éprouvantes à surveiller les palangres, à tripoter les nasses, à déplacer les filets dans un sens ou dans l’autre, en gardant l’espoir de capturer, ne serait-ce que quelques nourrains. C’était comme si quelqu’un avait passé l’océan à un sas aussi grand que la lune, pour gratter tout ce qu’il y avait au fond : sardes, tétrodons, crabes, crevettes, coulirous, homards, carangues, anguilles, brochets, blennies, marlins, marignans… Les commères du village, sans nouvelles de leurs compagnons depuis plus de soixante douze heures, étaient sur des charbons ardents. Les femmes, les vieillards et les enfants se déployaient, s’alignaient, se plantaient, s’enfonçaient, à la manière des poteaux de clôture, dans le sable grisâtre et mouillé, sur lequel les dernières vagues de l’océan bleu turquoise venaient rendre leur ultime soupir. L’angoisse, l’anxiété due à l’appréhension d’une catastrophe redoutée, d’une tragédie néfaste, avait remplacé ex abrupto les instants de jubilation, les moments de ravissement, et les périodes d’exaltation des attentes précédentes. Le père Mélius ajusta son bonnet en tricot. Le vieil homme guettait lui aussi, comme tous les autres, le retour de son gendre Paulémon et de son petit fils Présandieu qui l’avaient remplacé dans cette activité de travail exigeante et malaisée. Plusieurs années de cela, précisément le jour qui avait suivi la célébration de la Fête de la Mer le 15 juillet, La Roche fut marquée par une calamité. Les petits pêcheurs avaient bu du tafia avec excès, et malgré la mise en garde des aînés, plusieurs d’entre eux, après la clôture des festivités, étaient partis à la mer sans se dégriser. Les frêles embarcations avaient coulé, et les occupants n’avaient pas survécu à cause du taux d’alcoolémie élevé dans leur sang. Il avait fallu plus de deux semaines pour que l’océan à la fois inexorable et généreux eût décidé finalement de rendre les cadavres aux familles endeuillées. Deux Rochois avaient découvert sept corps inanimés sur la côte.
Enfin, au grand soulagement de la communauté, la couleur pâle et blanchâtre de l’horizon, comme dans une peinture d’Eugène Boudin, célèbre pour ses ciels, avait commencé à montrer au large les esquisses de quelques frêles canots à rame et à pagaie. Toutes les poitrines se délacèrent.
Dans ce « bled », qui ne figurait sur aucune carte géographique du monde, les activités de pêche constituaient le cordon ombilical qui attachait les habitants à l’arbre de la survie quotidienne. Les Rochois ne pouvaient pas comprendre que les autorités de l’État avaient accepté la présence des grands chalutiers nord-américains dans les eaux territoriales du pays. Le marché des produits de la mer avait toujours rapporté gros aux États-Unis et à d’autres pays sur les continents. Ce commerce étonnamment lucratif, était évalué à des centaines de milliards de dollars par année. Les produits marins furent exportés en Asie, en Europe, enfin partout ailleurs, pour répondre aux caprices gastronomiques d’une clientèle touristique prétentieuse, riche et capricieuse. Le gouvernement avait enlevé le pain de la bouche des petits pêcheurs, comme Santiago et Manolin, les personnages d’Hemingway, dans le but de perpétuer la rapacité, le « vautourisme » du « Capital ».
Charles-Louis de Secondat de la Brède, dit Montesquieu, avait déclaré que « c’est à la naissance que l’on devait pleurerles êtres humains, mais non à leur mort. » Cette réflexion philosophique de Montesquieu, l’auteur de « L’Esprit des lois, Les Lettres persanes », était taillée, aurait-on dit, sur mesure pour les Rochois. Car ces miséreux avaient toutes les raisons du monde de plaindre le jour où leurs yeux s’étaient ouverts sur une planète vénéneuse, barbare et austère.
Les lèvres crispées et geignardes de Lebon libérèrent une suite de lexies imploratives, entrecoupées de hoquets et de sanglots, que sa gorge brûlante n’arrivait pas à contenir.
« Que dois-je faire?
Oui, que dois-je faire
Pour trouver le chemin
De la consolation?
Je marche dans la lande
De mes chagrins.
Je dors sur le grabat
De mes persécutions.
Et je nage dans la grisaille
De mes souffrances.
Le désespoir me fait dépérir.
Le chagrin enlève ma force.
La tristesse ébranle ma foi.
Le malheur altère ma raison.
Depuis l’adolescence,
Je cherche l’Étoile mystérieuse
Qui a guidé les Mages de l’Orient
Jusqu’aux portes de Bethléem.
Je suis fatigué
De tirer sans arrêt
La charrette de mes douleurs.
La nature en colère m’a tout enlevé :
Père et mère,
Frères et sœurs,
Cousins et cousines,
Neveux et nièces,
Amis et logis!
Et pour quel sacrilège?
Dis-le-moi,
Ô Maître de l’univers!
Pour quel forfait
Suis-je condamné
À boire ce liquide amer
Jusqu’à l’heure de mon trépas?
Je me sens prisonnier
D’un désir suicidaire!
Hélas!
Entre « survivre » et « mourir »,
J’hésite encore!
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La Roche n’était pas Pompéi. Et même pas la cité Nabatéenne de Pétra en Jordanie. Elle fut vite reléguée aux rancarts. Jetée à jamais aux oubliettes… Et même pas! Puisque cet endroit primitif n’avait nulle part existé… Sinon que pour ses habitants qui avaient grandi, appris à survivre, marcher, courir, dormir, jouer, danser, pleurer, souffrir, enfanter, trimer, s’entraider, se solidariser… dans les serpentins des inégalités et dans la fournaise de la décadence.
La nuit, qui s’épaississait, avait amplifié les lyres de désespoir dans les cœurs ravagés des riverains sinistrés. Ils étaient, tout au plus, une soixantaine de personnes, dont vingt-trois hommes, vingt-trois femmes et quinze enfants, qui avaient échappé miraculeusement, dans un premier temps, à la fureur de Typhon, le fils de Gaïa et de Tartare.
À l’aube du jour qui allait se lever, les miraculés commencèrent à se serrer les uns contre les autres. Encore, et encore plus… Et sitôt que le soleil se pointa, ils se mirent debout comme des soldats aguerris. Leurs mains, y compris celles des huit fillettes et des sept garçonnets, probablement orphelins tous les quinze, dans un élan spontané, dans un geste solennel, empreint de sincérité et d’amour, se joignirent pour former une chaîne humaine de solidarité… Quelques minutes plus tard, la chanson lyrique, élégiaque, qui avait décollé de la terre atteignait le firmament gémissant et plaintif, où disait-on, habitaient le Bon Dieu et sa cohorte de créatures angéliques…
Mais le Ciel ne se manifesta point. Dieu était encore absent. Absent ou silencieux ? Alphonse Marie Louis de Prat de Lamartine, écrivain, historien, homme politique français, avait-il raison d’écrire que « Dieu se manifeste toujours au moment précis où tout ce qui est humain est insuffisant, où l’homme confesse qu’il ne peut rien pour lui-même ? »
Robert Lodimus
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre
(Prochain extrait : Le Défi)