« ACTEURICE », « AUTEURICE » : les langagiers et les usagers sont-ils « prêt·e·s à utiliser l’écriture inclusive ? »

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Par Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Montréal, le 9 janvier 2023

Dans le remarquable article de Chloé Savoie-Bernard publié à Montréal le 7 janvier 2023 par le journal Le Devoir, « Dépasser l’exceptionnalité », l’emploi du mot « acteurice », qui ne semble pas d’usage courant, mérite que l’on s’y arrête. En voici le contexte : « Dans Jasmine, on entraperçoit également Mireille Métellus qui, malgré sa longue et fructueuse carrière, n’aura jamais eu de grand premier rôle à la télévision. On se souvient de Xavier Dolan, en 2018, qui avait affirmé que ses films ne présentaient pas de personnes racisées, car il ne connaissait pas d’acteurices de talent pour les incarner. »

Au terme d’une première recherche documentaire, qu’il faudra élargir plus tard, une seule attestation du terme « acteurice » a été relevée. « Acteurice » figure dans l’article de Margaux Lacroux publié dans le journal Libération du 27 septembre 2017, «Prêt·e·s à utiliser l’écriture inclusive ? ». Le terme « acteurice » n’est pas encore attesté dans les dictionnaires usuels de la langue (le Robert, le Larousse, le Dictionnaire des francophones,  USITO, etc.). Il n’apparaît pas non plus dans le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française ni dans Termium Plus, la base de données terminologiques du gouvernement fédéral canadien. 

Sur le site africultures.com, l’édition du 8 janvier 2023 comprend une attestation du terme « auteurice » dans l’article de Raphaël Thierry, « La naissance de l’agent littéraire : un chassé-croisé avec l’auteur et l’éditeur » (1/3). Le contexte est le suivant : « (…) Raphaël Thierry vient de lancer l’agence littéraire Ægitna, qu’il définit comme « une petite forge littéraire dans laquelle bat le fer de notre optimisme en l’avenir et notre confiance en la littérature qui nous fait rêver. Annonçant d’ores et déjà la collaboration avec les éditions Présence africaine et une dizaine d’auteurices, Raphaël Thierry inscrit, dans cet article, la création de cette agence dans un paysage éditorial qui remonte, en France, au 18e siècle. »

Une recherche documentaire préliminaire a permis de retracer, sur le site « inclusif et épicène » Le blog eninclusif.fr, des données consacrées au terme « auteurice » dans l’article daté du 15 février 2022, « Autrice et auteur en écriture inclusive ». Cet article expose la classification suivante :

Fémininautrice
Masculinauteur
Inclusifauteur·rice
Non-binaireauteur·rice·x
Neutreauteurice

Il y a lieu de noter que selon la classification consignée dans l’article « Autrice et auteur en écriture inclusive », le terme « auteurice » n’est ni masculin ni féminin : il est de genre « neutre ».

Le dictionnaire Larousse consigne la définition suivante du terme « épicène » : « (latin epicoenus, du grec epikoinos, possédé en commun) :

  • 1. Se dit d’un nom qui a la même forme aux deux genres, correspondant aux deux sexes (par exemple un élève/une élève, un enfant/une enfant).
  • 2. Se dit d’un nom qui peut désigner indifféremment un mâle ou une femelle (par exemple la perdrix, le papillon). »

Quant à lui, le « Portail linguistique » du gouvernement fédéral canadien nous instruit que « Les mots épicènes sont des mots qui s’emploient tant au féminin qu’au masculin, sans changer de forme. Ils peuvent appartenir à différentes catégories grammaticales :

  • noms (adulte, architecte, fonctionnaire, etc.)
  • adjectifs (aimable, dynamique, habile, etc.)
  • pronoms (vous, on, quiconque, etc.)

On inclut souvent dans cette catégorie les noms qui n’ont qu’un seul genre grammatical, mais qui désignent des personnes de tous les genres. Par exemple :

Nom épicèneGenre grammaticalExemple
bébémasculinMax et Dominique ont eu un bébé ; c’est une magnifique petite fille.
célébritéfémininMon petit frère rêve de devenir une célébrité.
modèlemasculinMa grand-mère a toujours été un modèle pour moi.
personnagemasculinCette femme est un personnage historique important.
personnalitéfémininIl figure parmi les personnalités canadiennes les plus respectées.
sommitéfémininCe conférencier est une sommité dans son domaine.

Les exemples fournis dans l’article « Autrice et auteur en écriture inclusive » sont les suivants :

« Pour ne pas mégenrer une personne :

–« L’auteur·rice de ce livre est incroyable » en inclusif

–« L’auteur·rice·x de ce livre est incroyable » en non binaire

–« L’auteurice de ce livre est incroyable » en neutre ».

L’article « Autrice et auteur en écriture inclusive » consigne par ailleurs des repères étymologiques fort intéressants sur les termes « autrice » et « auteur » :

« Autrice

(1477-1478). Attesté d’abord sous la forme actrixe, ensuite (1503) auctrixe, puis (1524) sous la forme auctrice dans une lettre de Guillaume Briçonnet à Marguerite de Valois-Angoulême. Puis sous le pluriel autrices en 1554 dans La Claire, de Louis Le Caron.

Du latin auctrix (« agente, autrice, fondatrice, instigatrice », « conseillère », en droit « garante d’une vente »).

Emprunt savant au latin, l’évolution phonétique classique du c devant t (k implosif devant t : factum qui donne fait) en roman et en ancien français n’a pas joué, elle était déjà achevée en moyen français, bien avant les premières attestations du mot.

Le latin auctrix est d’abord défini dans les premiers lexiques et dictionnaires latin-moyen français comme synonyme d’accroisseresse (« celle qui accroit ») et d’augmenteresse (« celle qui augmente »), et les premières occurrences en moyen français gardent pour la plupart un sens restreint, pour décrire l’origine d’un mouvement ou d’une action.

Alors que le mot acteur (dont le féminin n’a presque pas d’occurrence avant le XVIIe siècle) est employé dans un sens large puisqu’il peut désigner un faiseur de livres, un croisement s’opère au cours du XVIIe siècle : le sens d’acteur se restreint à un synonyme de comédien, il gagne pleinement le féminin actrice, tandis que le sens d’auteur s’accroit, englobe le sens de « rédacteur d’ouvrages », et gagne ainsi en prestige littéraire et social.

Son féminin autrice est alors condamné par des grammairiens comme Jean-Louis Guez de Balzac et par l’Académie française. Le nom, encore actif dans la première moitié du XXe siècle, est en remontée. »

« Auteur

De l’ancien français auctur (XIIe siècle), du latin auctor (« agent, auteur, fondateur, instigateur », « conseiller », en droit « garant d’une vente »), dérivé de augere (« faire croître » dans le sens de « augmenter »).

Possible origine religieuse dans augur (« augure »), qui prend le sens social de « celui qui fonde et établit ». Auctor en latin chrétien a, plus tard, désigné Dieu ; d’où certaines confusions avec actor (de agere (« agir »)) à l’origine d’acteur. »

En ce qui a trait à « iel » et à « auteurice », Samuel Larochelle, collaborateur du journal La Presse à Montréal, note que « Lori Saint-Martin, professeure en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le remarque [:] « Beaucoup de mes étudiantes utilisent déjà des formes comme « iels » ou « les auteurices » dans leur mémoire de maîtrise (…). Les premières fois qu’on les voit, on sursaute, et rapidement, on s’y habitue » (Samuel Larochelle : « Langage épicène / S’exprimer sans genres », La Presse, 10 janvier 2021 ; quant au pronom « iel », voir l’article « Controverse autour de l’apparition du pronom « iel » dans la version en ligne  du dictionnaire Le Robert », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 23 novembre 2021). Samuel Larochelle note de plus que « L’écriture épicène, déjà utilisée dans certains milieux administratifs et légaux, tend quant à elle vers l’absence des marques de genre. Une manière de s’assurer qu’un propos s’applique au plus grand nombre possible, lorsque c’est pertinent. » Et il ajoute en conclusion de son article que « (…) Lori Saint-Martin se demande si l’écriture inclusive s’imposera largement ou dans certains milieux seulement. « Nous sommes à une époque où, avec raison, ces questions se posent. Le temps nous dira comment la langue française évoluera, mais cette réflexion est en marche. La langue n’est pas une entité figée. Elle est façonnée par l’ensemble de ses locuteurs. De nouveaux mots s’imposent. »

Le site Web de l’Association féministe de l’École normale supérieure de Lyon a mis en ligne, le 27 septembre 2017, un « Petit guide pratique de l’écriture inclusive ». Au chapitre « Féminisation des fonctions, titres et noms de métiers », il est précisé que « La plupart des termes présentent déjà deux formes, à l’exception (…) des fonctions les plus valorisées et les moins féminisées. Il n’y aucune raison de ne pas féminiser ces formes, donc on dit, sauf indication contraire de l’intéressée : une chercheuseune professeureune maire, Madame la Présidente. » Le dictionnaire Larousse définit comme suit le terme « épicène » : « (latin epicoenus, du grec epikoinos, possédé en commun) :

  • 1. Se dit d’un nom qui a la même forme aux deux genres, correspondant aux deux sexes (par exemple un élève/une élève, un enfant/une enfant).
  • 2. Se dit d’un nom qui peut désigner indifféremment un mâle ou une femelle (par exemple la perdrix, le papillon). »

Réputée pour son conservatisme et son opposition à la féminisation des titres de fonctions, « L’Académie française se résout à la féminisation des noms de métiers » en 2019. L’institution a tranché un sujet longtemps tabou, estimant qu’il n’existait « aucun obstacle de principe » à la féminisation des métiers comme le rapporte Raphaëlle Rérolle dans cet article du 28 février 2019 publié à Paris dans le journal Le Monde.

Publiée le 28 février 2019, une dépêche de l’Agence France-Presse reprise par TVA Nouvelles rappelle fort opportunément que « Le Québec [est le] pionnier de la féminisation des noms de métiers », les préconisations du Québec dans ce domaine remontant à 1979. 

Élaboré à l’Université de Sherbrooke, le dictionnaire USITO expose sur son site Web un article non daté mais d’une remarquable rigueur, «  La féminisation au Québec ». Cet article est signé de deux spécialistes réputés ayant autrefois œuvré en terminologie à l’Office québécois de la langue française, Noëlle Guilloton, terminologue agréée, et Pierrette Vachon-L’Heureux, linguiste. De manière fort pertinente, les deux auteures précisent en introduction de leur texte que « Parmi toutes les aires de la francophonie, c’est d’abord et surtout au Québec que les appellations de personne au féminin ont connu leur essor. Ce développement linguistique original – lexical et grammatical à la fois – a une origine sociale : la présence grandissante des femmes dans le monde du travail et à des fonctions jusque-là réservées, dans les faits du moins, aux hommes. L’égalité professionnelle commandait de les nommer explicitement dans leur nouvelle activité, ce que les ressources de la langue permettent tout à fait. Puis, du domaine morpholexical, on est passé à la dimension phraséologique et discursive : après avoir proposé des féminins, on s’est penché sur leur intégration dans les textes. Voilà un exemple éloquent d’évolution rapide des usages linguistiques. »

Situant la problématique de la féminisation des appellations de titres de fonctions dans leur dimension historique et sociale, Noëlle Guilloton et Pierrette Vachon-L’Heureux précisent que « C’est vers la fin des années 1970 que, sous l’effet du féminisme agissant, des organismes publics, des associations et des milieux de travail divers expriment le besoin de disposer d’appellations au féminin pour désigner toutes les professions et les femmes qui les occupent. Le principe selon lequel, de façon générale, le genre grammatical est fonction du sexe dans les désignations des êtres animés – et des humains en particulier – devait s’appliquer. Répondant à cette demande collective, l’Office de la langue française d’alors recommande, dès 1979, l’utilisation des formes féminines des appellations d’emploi « dans tous les cas possibles ». Des administrations, des universités ainsi que de grandes entreprises emboîtent le pas et publient les listes de leurs appellations d’emploi et de fonction au masculin et au féminin, suivant en cela les recommandations linguistiques officielles et se basant sur les études et les travaux de l’Office de la langue française. La Classification nationale des professions (CNP 2011) répertorie plus de 40 000 appellations d’emploi qui, toutes, ont une forme masculine et une forme féminine. »

Dans tous les cas de figure, qu’il s’agisse de « acteurice » ou de « auteurice », la réflexion et le débat sont loin de s’éteindre. Ainsi, les linguistes québécoises Noëlle Guilloton et Pierrette Vachon-L’Heureux concluent leur article comme suit :

« Nouvelle étape de la féminisation linguistique, l’intégration rédactionnelle des appellations au féminin ou, de façon plus générale, la représentation des femmes dans les textes – question qui, au Québec du moins, découle évidemment de l’emploi généralisé de ces appellations – fait l’objet de réflexions et de travaux qui se concrétisent dans des guides de rédaction. La note liminaire indiquant que le masculin vaut pour les deux genres n’étant pas satisfaisante, pas plus que l’emploi de formes hybrides et tronquées avec virgules, traits d’union ou barres obliques (*commerçantte; *électeurs-trices; *technicien/ne), il est conseillé d’adopter ce qu’on nomme désormais la rédaction épicène. Cette pratique fait appel à un usage judicieux et modéré des doublets (les électeurs et [les]électricesla présidente ou le président) ainsi qu’à une variété de procédés de rédaction, dont l’emploi de diverses structures syntaxiques et de formulations neutres. La grammaticalité et l’intelligibilité sont ainsi assurées, et la clarté, la cohérence ainsi que la précision demeurent les qualités textuelles indispensables. »  

Cette manière de situer « la féminisation linguistique, l’intégration rédactionnelle des appellations au féminin ou, de façon plus générale, la représentation des femmes dans les textes » est conforme aux préconisations de l’Office québécois de la langue française –et elles sont valables, à l’échelle internationale, pour l’ensemble des aires de la Francophonie. L’énoncé de politique linguistique du Québec relatif à la féminisation linguistique est consigné dans « Au féminin / Guide de féminisation des titres de fonction et des textes » (par Monique Biron, avec la collaboration de Gisèle Delage et al, une publication de la Direction des services linguistiques de l’Office de la langue française, Québec, 1991).

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