La « fétichisation » du créole sous la plume de Daly Valet, une voie réductrice et sans issue

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Par Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue

Montréal, le 12 septembre 2022

Journaliste et éditorialiste applaudi par certains pour l’élégance et la vigueur tonique de sa plume, décrié par d’autres pour ses homélies « nationalistes » passéistes, les prises de position de Daly Valet passent rarement inaperçues en Haïti. Le 11 septembre 2022, sur sa page Facebook, il nous a livré ses états d’âme sur les rapports du locuteur francocréolophone qu’il est, et qui écrit en français, face à « la langue française qui [le] fatigue ». C’est son droit, et sa parole mérite d’être écoutée même s’il n’est pas linguiste et ne prétend pas s’exprimer à l’aune d’un argumentaire documenté et crédible adossé aux sciences du langage. Daly Valet, homme de culture réputé ouvert au dialogue, est un journaliste aguerri qui a un certain temps chaussé les espadrilles de l’expert-consultant politique comme en fait foi l’article d’Yves Lafortune paru sur le site Aybopost le 23 février 2017, « Pour un acte fondateur au-delà des larmes de Daly Valet ! ». L’auteur de cet article, au paragraphe « Le brassage du vide », interpelle Daly Valet en mentionnant son appartenance politique, en 2017, dans les termes suivants : « Le gouvernement de facto en place et avec lequel tu collabores est arrivé au pouvoir avec un cahier de charges et un momentum politique très limité »…

Lu sur la page Facebook de Daly Valet :

« Français et créole ! – La langue française me fatigue. Écrire en français me stresse. Trop de règles. Trop de subtilités. Trop de contraintes. Une vraie perte de temps que de finir un texte en français. C’est aussi et surtout un instrument de domination, un vecteur d’aliénation, de discrimination et de mystification en Haiti. M bay vag… Vive le créole ! Quelle belle langue ! Une langue pleine de poésie. Une langue qui est comme la musique. Donne-moi mon créole… »

Dans sa subjectivité iconoclaste, ce « cri primal » –et j’emploie ce terme dans son acception non péjorative–, n’emprunte pas la voie d’un argumentaire réfléchi et rigoureux et il ne convainc pas. Daly Valet a certainement le droit d’exposer ses « états d’âme linguistiques » même au prix, à rabais, de poncifs éculés et de clichés rachitiques aussi bien en ce qui concerne le français en Haïti qu’en ce qui a trait au créole. Il y a lieu ici de rappeler que Daly Valet s’est montré plus soucieux de coller au réel haïtien dans d’autres écrits, comme par exemple dans son article paru sur le site rezonòdwès le 14 juillet 2021, « Daly Valet : pour une solution haïtienne ! », texte dans lequel il expose que « Le colonialisme français et l’impérialisme américain ont été pour Haïti des poisons violents aux effets encore ressentis ».

Contrairement à ce qu’il écrivait dans cet article du 14 juillet 2021, « Daly Valet : pour une solution haïtienne ! », l’idée centrale du « cri primal » de Daly Valet est que le français serait « (…) surtout un instrument de domination, un vecteur d’aliénation, de discrimination et de mystification en Haïti », ce qui justifierait son plaidoyer pour le créole, « Vive le créole ! » écrit-il avec la foi d’un candide prophète, car « Le créole est la langue de la libération ». Sans le savoir sans doute, Daly Valet joint désormais sa voix et apporte sa caution à la croisade, encore peu audible, des Ayatollahs du créole selon lesquels la langue française, en soi, serait la cause principale de tous les maux de la société haïtienne. Ainsi, tel « créoliste » fondamentaliste, Gérard Marie Tardieu –qui nie le caractère bilingue de notre patrimoine linguistique historique–, plaide-t-il au nom de la chétive et quasi inaudible Académie créole pour que le créole soit la seule langue officielle d’Haïti alors même que la Constitution de 1987 consigne la co-officialité du créole et du français. Tel autre « créoliste » fondamentaliste, le linguiste Michel DeGraff, est lui aussi opposé à la co-officialité du créole et du français dans la Constitution de 1987 : tout en « fétichisant » à outrance le créole dans ses homélies, il mène une liturgique campagne contre la soi-disant « francofolie » haïtienne au motif que le français est une langue « coloniale » et que les Haïtiens demeurent « colonisés » dans et par le français. Pour ce linguiste-prédicateur, le colonialisme et le néo-colonialisme en Haïti se résument à la France et à la langue française, et sur son site professionnel au Département de linguistique de MIT aucun texte analytique-critique ne cible les interventions constantes du Département d’État en Haïti, en particulier depuis 1987, date de l’adoption de la Constitution haïtienne. La « créolistique postcoloniale » prêchée par Michel DeGraff s’arrête donc opportunément aux portes de l’Empire américain… C’est ainsi que ce même Michel DeGraff passe volontairement et totalement sous silence le rôle impérial des États-Unis d’Amérique en Haïti, de l’occupation américaine de 1915-1934 à l’actuelle situation politique en 2022 caractérisée par la gangstérisation/criminalisation de l’État sous la férule du PHTK. C’est ce même prédicateur « créoliste », Michel DeGraff qui –tout en « fétichisant » à outrance le créole–, s’avère être le seul linguiste haïtien à soutenir, à travers son appui public au PSUGO, le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste dans un article et dans une vidéo sur YouTube (voir l’article de Michel DeGraff, « La langue maternelle comme fondement du savoir : L’Initiative MIT-Haïti : vers une éducation en créole efficace et inclusive », Revue transatlantique d’études suisses, 6/7, 2016/2017 ; voir aussi sa vidéo postée sur Youtube le 5 juin 2014, « Gras a pwogram PSUGO a 88% timoun ale lekòl ann Ayiti »). Michel DeGraff est également le principal responsable du MIT Haïti Initiative qui tente d’implanter en Haïti un très médiocre « Glossaire » anglais-créole amateur élaboré en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle et dont les équivalents « créoles », fantaisistes et erratiques, ne peuvent en aucun cas être utilisés pour la didactisation du créole et encore moins pour l’enseignement en langue maternelle créole des sciences et des techniques (voir le bilan analytique « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 15 février 2022).

Existe-t-il des langues « révolutionnaires » et des langues « réactionnaires », des langues « vertueuses » et « belles » herméneutiquement et structurellement distinctes de soi-disant langues « laides » et pas du tout « pleines de poésie » ? Dans des ouvrages fort bien documentés et rigoureux, des sociologues, des philologues et des sociolinguistes ont depuis longtemps démontré qu’il n’existe aucune langue au monde qui serait, en soi, réactionnaire ou révolutionnaire, aliénante, discriminante ou mystificatrice, « belle », « laide » ou « poétique » : c’est rigoureusement l’usage social, politique et culturel que l’on fait d’une langue qui l’institue sur ces registres en l’instrumentalisant. Le créole instrumentalisé par les caïds du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste n’est pas en soi une langue réactionnaire d’oppression, pas plus que l’anglais et le français contemporains ne seraient en soi des langues « coloniales » : seul l’usage institué dans le corps social confère à ces langues des fonctions de domination et d’aliénation. Il y a donc lieu de ne pas confondre une langue donnée et les fonctions de domination et d’aliénation qu’on lui fait exercer dans un contexte historique donné et dans le corps social. (Sur les fonctions historiques, sociales, culturelles et politiques de la langue, voir entre autres Pierre Bourdieu : « Langage et pouvoir symbolique » (Éditions du Seuil, 2001 [2014]) et « Ce que parler veut dire – L’économie des échanges linguistiques » (Éditions Fayard, 1982) ; voir également « Le fétichisme de la langue », par Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, Actes de la recherche en sciences sociales – Vol. 1, n°4, juillet 1975 ; voir aussi Louis-Jean Calvet : « Linguistique et colonialisme : petit traité de glottophagie » (Petite Bibliothèque Payot, 1979), et « La guerre des langues et les politiques linguistiques », Éditions Hachette, 1999, [Éditions Fayard, 2006].)

Le propos de Daly Valet sur son profil Facebook est donc un texte intéressant à plusieurs titres, et il a le mérite malgré lui et à l’insu de son auteur d’exemplifier la nécessité de ne pas sombrer dans le brouillard des poncifs et des clichés lorsqu’on aborde la complexe question du français et du créole en Haïti. De même qu’il n’existe pas de langues « supérieures » ni de langues « inférieures » –toute la linguistique contemporaine le démontre, de Saussure à Chomsky en passant par Louis-Jean Calvet, Albert Valdman, Pradel Pompilus, Pierre Vernet et Renauld Govain–, de même il faut se déprendre du poncif selon lequel il y aurait en français et comme le dit confusément Daly Valet, « Trop de règles / Trop de subtilités / Trop de contraintes ». Mieux vaudrait, dans cette « logique » bancale de l’insécurité linguistique attribuée au seul français, se « contenter » du créole au motif caché et combien réducteur que le créole serait « plus facile », « plus simple » voire plus « simpliste » sur le plan grammatical et ne comprendrait pas « Trop de règles / Trop de subtilités / Trop de contraintes ». Faudrait-il aller aux limites non dites de cette « logique » bancale et prétendre que dans le cerveau du locuteur créolophone haïtien, l’aire de Broca, qui est le siège des fonctions expressives/motrices du langage, serait rabougrie et confinée à une prétendue « simplicité » du créole qui lui, ne s’embarrasse pas de « Trop de règles / Trop de subtilités / Trop de contraintes » ? Les non-dits de cette « logique » bancale nous remettent en mémoire certains clichés datant de l’époque coloniale (dès les premières années du XVIe siècle) et selon lesquels les Nègres créolophones parlaient une langue « simplifiée » voire « simpliste », le « petit nègre », sorte de « déformation » infâmante du français aux yeux du pouvoir colonial et des chroniqueurs-historiens de l’époque (voir par exemple Jean et Raoul Parmentier, « Description de l’isle de Sainct-Dominigo », Paris, E. Leroux, 1883). Nombre de ces clichés ont pris naissance dans les systèmes coloniaux occidentaux comme en témoigne, pour l’Île Maurice, l’étude de Philipp Krämer, de l’Université de Potsdam (Allemagne), « Linguistique coloniale au XIXe siècle : le discours racialiste dans la recherche française sur les langues créoles », parue dans la revue French Colonial History, vol. 14, 2013. Sur ce registre on (re)lira avec profit un article de l’historien haïtien Jean Casimir, « Le créole, valve d’arrêt du colonialisme » (1ère partie : « L’ordre public et l’ordre privé », Le Nouvelliste, 7 avril 2017). Dans cet article, Jean Casimir entreprend avec la foi canonique et borgne du charbonnier un plaidoyer destiné entre autres à déchouker la « langue impériale », le français, en parant le créole de vertus aussi « thérapeutiques » qu’imaginaires, ce que la créolistique de ces quarante dernières années s’est rigoureusement gardé de promouvoir. Il faut savoir, n’en déplaise à Jean Casimir et à Daly Valet, que les sciences du langage, et singulièrement la créolistique, n’ont pas encore inventé la boule de cristal créoliste… 

Le court texte de Daly Valet sur Facebook a également le mérite, malgré lui, de rappeler au débat public le constat de la persistance de la « folklorisation » et de la « fétichisation » du créole à laquelle se livrent depuis plusieurs années quelques « fanatiques » et « militants » créolistes, défenseurs pontificaux autoproclamés du créole. C’est précisément parce que les « créolistes » fondamentalistes ne sont porteurs d’aucune vision constitutionnelle, jurilinguistique et didactique de l’aménagement du créole qu’ils se barricadent sur le registre de la « folklorisation » et de la « fétichisation » identitaire du créole. Le créole serait de la sorte, tel un OVNI hors-sol, une « belle langue », « une langue pleine de poésie » et statufiée sur l’autel de sa « déification » plutôt qu’une langue à aménager rigoureusement sur le socle des droits linguistiques de tous les locuteurs, unilingues créoles et bilingues créole-français, dans le processus d’édification d’un État de droit en Haïti. La vision de l’aménagement du créole aux côtés du français en Haïti est étayée dans le livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011). Ce livre expose avec clarté que les droits linguistiques des locuteurs haïtiens font partie du grand ensemble des droits citoyens fondamentaux eux-mêmes définis dans la Constitution haïtienne de 1987 (voir le compte-rendu analytique de ce livre élaboré par Renauld Govain, « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » : un livre qui met en débat l’actualité linguistique haïtienne », Le Nouvelliste, 17 juin 2011).

Il est également symptomatique de noter que le « cri primal » de Daly Valet alimente la confusion sur les priorités linguistiques d’Haïti et passe sous silence le « fè wè » médiatique qui tient lieu aujourd’hui de « boussole » de la politique linguistique éducative au ministère de l’Éducation nationale. Daly Valet écrit bien imprudemment « (…) je soutiens [à]100 pour 100 [la] décision prise par le ministre Manigat sur créole ». De quelle « décision » s’agit-il précisément ? Celle de reconduire aveuglément le PSUGO, haut-lieu de corruption et de détournement de fonds publics, prise par le ministre-économiste dès son retour à la direction du ministère de l’Éducation selon la volonté du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste ? Celle de ne financer que les livres rédigés en créole, une décision inconstitutionnelle et démagogique sans plan d’action ni ligne directrice sur le plan de la didactique du créole ? S’agit-il de la « décision » de faire semblant d’aménager le créole dans le système éducatif national à coups de « tweets » sur les réseaux sociaux alors même que le MENFP navigue à vue en tenant en laisse plusieurs « documents d’orientation » majeurs qui, chacun à sa manière, prétend définir une virtuelle politique linguistique éducative et se réclame des reliques de la réforme Bernard de 1979 pour laisser entendre que l’on a mis à l’ordre du jour, une fois pour toutes, l’aménagement du créole dans les écoles du pays ? (Sur la prolifération de « Documents d’orientation » majeurs au ministère de l’Éducation nationale, voir entre autres mon article « Un ‘’Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028’’ en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018 ; sur le droit à la langue maternelle créole dans l’apprentissage scolaire, voir mon article « Le droit à la langue maternelle créole en Haïti et l’acquisition précoce de la langue seconde à l’École de la République : pistes de réflexion », Le National, 8 juin 2021).

Comme il est démontré dans mon article « Le ministre de facto de l’Éducation Nesmy Manigat et l’aménagement du créole dans l’École haïtienne : entre surdité, mal-voyance et déni de réalité » (Le National, 2 décembre 2021), la question de fond n’est pas de soutenir ou pas monsieur Nesmy Manigat, ou de l’« accompagner d’un œil critique » parce qu’il serait « sincère » dans sa volonté de « moderniser » le système éducatif national. La question de fond est : de quelle politique linguistique éducative nationale a besoin Haïti en 2022 et quels sont les moyens institutionnels à mettre en œuvre pour la traduire dans les faits de manière durable.

Ce sont là des problématiques de premier plan que le « cri primal » de Daly Valet oblitère et ignore, de même qu’il nous éloigne inutilement d’une réflexion d’ordre linguistique et jurilinguistique qu’il aurait pu aborder en se documentant de manière adéquate avant de nous infliger une ritournelle où affleure un certain nationalisme babillard et obsolète opposé au partenariat créole-français dans le domaine de l’aménagement linguistique en Haïti. Dans l’histoire contemporaine d’Haïti, il n’existe aucune attestation exemplifiant l’idée que la « déification » ou la « fétichisation » du créole aurait permis la conquête des droits linguistiques des locuteurs. Mais il est attesté qu’en s’emparant du créole dans sa dimension fortement symbolique et communicationnelle, la société civile haïtienne a mené sur le terrain social et politique un combat exemplaire et inédit qui a conduit à la défaite de la dictature duvaliériste en 1986.

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