Haïti – Mémoire : Etzer Vilaire, ouvrier de la restauration d’Haïti (V)

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Haïti/Mémoire (7 avril 1872 – 7 avril 2022) | Le cent-cinquantenaire de naissance d’Etzer Vilaire, ouvrier de la restauration d’Haïti (V)

Mercredi 1er juin 2022 ((rezonodwes.com))–

Par Idson Saint-Fleur

Etzer Vilaire figure parmi des Haïtiens qui clament publiquement leur opposition à l’Occupation américaine d’Haïti. Quand certains, au premier moment de cet acte de honte nationale, chargent leurs fusils, liment leurs machettes, Vilaire se sert parfois de sa plume lyrique et empanachée ou de certaines occasions de prise de parole publique pour s’indigner de la présence des militaires américains sur le sol dessalinien contrairement à une tendance qui allègue le contraire. La douleur de Vilaire est vive, sa peine profonde. Il voyait venir ce malheur national suprême ; il ne digère pas la collaboration des fils indignes de la nation avec l’Occupant :

« Une des plus grandes douleurs de ma vie fut celle qui m’étreignit le cœur, lorsque l’on vint m’annoncer que les soldats yankee débarquaient sous les yeux d’une foule de curieux tenus en respect et diversement impressionnés. Les uns en avaient assez de l’anarchie sanglante qui désolait le nord d’Haïti et notre capitale ; d’autres se faisaient, des effets de l’intervention étrangère, les plus singulières et funestes illusions : ils s’attendaient à voir l’or américain se répandre à profusion chez nous pour soulager la misère du peuple, multiplier dans nos centres d’activité les ressources qui nous manquaient, y organiser le travail et y développer l’industrie. Ceux-là, abjurant tout sentiment de patriotisme et de dignité personnelle, osaient se réjouir presque ouvertement de l’infortune et de la honte nationales. Le reste des spectateurs sentaient la profonde humiliation qui nous était infligée avec une cynique lâcheté, une ignoble hypocrisie allant, chez les chefs de l’occupation, jusqu’à cette sotte et injurieuse imposture de déclarer, en nous assujettissant, qu’ils nous apportaient l’honneur et le bonheur. Ces dignes Haïtiens souffraient cruellement, mais dans leur impuissance. Ils ne montraient aucun signe d’opposition, aucune velléité de résistance. Je ne pourrais souffrir l’odieux de ce spectacle : il me briserait le cœur. Je restai chez moi, assailli de sombres pensées, profondément abattu de ce deuil national où je voyais sombrer toutes nos espérances patriotiques, toutes nos gloires passées, tout ce que nous pouvions concevoir d’heureux et de beau dans l’avenir. La grossièreté calculée de l’occupation militaire américaine d’Haïti est déshonorante pour le gouvernement qui l’a conçue comme pour l’armée qui l’a ainsi exécutée : elle l’assimile complètement à l’horreur d’un coup de corsaire. » (1)  

La souffrance civique d’Etzer Vilaire durant l’Occupation américaine

Ce prince de la poésie haïtienne, comme le surnomme son cousin Edmond Laforest, puise dans le tréfonds de son âme haïtienne pour dire le mal de son pays tombé sous les bottes de l’Oncle Sam. Dans « La vie solitaire pendant l’occupation américaine », dont les premières lignes sont tracées dès 1915, Etzer Vilaire fait sauter des soupçons entretenus sur lui au regard de l’Occupation. Emu face au malheur national, il fait un long voyage dans le passé esclavagiste de son pays pour montrer que la souffrance haïtienne est historique et s’étend sur des siècles depuis la traite négrière. Il ressuscite cette abjection par souci de comparaison à la nouvelle horreur que lâchent les mains blanches des Etats-Unis sur Haïti. Les lignes traduisant les conditions infernales de l’esclavage dénoncent, dans une certaine mesure, et par transposition, la dureté du traitement infligé aux paysans embrigadés de force dans la corvée et qui souffrent de l’outrecuidance des marines. En se découvrant devant l’héroïsme de ceux qui ont cassé les chaines de l’esclavage, il salue, par transitivité, le courage de ceux qui résistent à l’oppression américaine (2). Car, le drame national le secoue violemment et l’afflige au plus haut point :

« Ce n’est pas d’un ton et avec ses sentiments de femme éplorée que je devais parler de son malheur, c’est avec la flamme de l’indignation, le bouillonnement de la colère… Je n’ai contribué à aucun de ses maux ; en rien complice, en tant que victime, oh, si je pouvais, pour la postérité, me dresser comme un justicier en face de ses bourreaux petits et grands !… Jusqu’ici je me suis tu… dans quel état ! Seigneur, tu le sais. Je n’ai pas vécu ; et comment aussi vivrait-on dans l’égarement de l’âme collective, qui manque, à elle-même ; lorsque avec un tremblement d’horreur, la nation et son espoir suprême expirent … ? Quel désastre pour la pensée et le cœur d’errer dans ce vide et ce deuil où l’on aperçoit plus, autour de soi, que la prostration navrante d’un peuple de fantômes !… Ô mon Dieu, ayez pitié de notre misère !

Notre patrie était la patrie de toute une race pour qui elle s’appelait Réhabilitation. La voilà qui en devient comme le tombeau !… Ces rejetons de la malheureuse Afrique, espérance et sélection de l’humanité noire, ne se sont donc relevés d’un passé de honte et de douleur que pour sombrer dans le gouffre ignominieux où descendent les nations qui meurent !… Ô misère ! (3)

Etzer Vilaire salue les résistants à l’oppression américaine

Roger Gaillard, qui a eu l’heureuse occasion de consulter la notice autobiographique, encore inédite du poète, révèle que ‘’ appréciant l’emploi de la force par les « Guerillos » d’après 1915, les cacos, E.V. saluera sous réserve leur « célébrité héroïque » et leur « grandeur tragique »‘’(4).  

Etzer Vilaire parlera plus tard, en des termes proches de l’éloge, de l’action de Valcour Mauclair (son ancien élève au lycée Nord Alexis de Jérémie) et de son frère Lucien Mauclair. Dans l’après-midi du lundi 27 septembre 1915, Valcour Mauclair a subi un affront des mains des marines. Offusqué, il rentre à la maison, tire sa carabine et s’avise de se venger. Il rate son coup de fusil. Mais son frère, Lucien Mauclair, qui est dans le complot, parvient à trancher la tête du sergent Thomson E.C. et blesser au bras un autre soldat américain. L’honneur des frères Mauclair est restauré.

Etzer Vilaire contera dans les mêmes termes, l’histoire de Claudius Monpélas, lui aussi, un ancien élève du lycée Nord Alexis de Jérémie. Arrêté, les marines veulent le soumettre aux travaux forcés consistant à balayer des rues de la cité. Claudius Monpélas refuse catégoriquement. Des gens assistant à la scène le soutiennent. Ils protestent également. Rapidement, dans un mouvement ordonné, ils commencent par jeter des pierres à la soldatesque américaine. Elle  se  dans la pagaille. Et Claudius Monpélas réussit à s’échapper ! (5)

L’appel au réveil national

La révolte enflamme les sentiments patriotiques d’Etzer Vilaire au point d’appeler les compatriotes assagis à se soulever contre le yankee :

« Debout, il faut tous les bras, tous les cœurs valides et de bonne volonté pour panser, pour guérir la grande malade, la grande mutilée, toi, ô pauvre Humanité ! Que personne ne se dérobe, à cette heure où tout du bien qui est bien, peut ressusciter et vaincre.

Debout ! Regarde : tristes légions blessées, les âmes demandent l’asile et de prompts retranchements.

(…) Debout ! C’est le temps des étranglements en masse. Les races s’entr’égorgent ; et sur le passage des puissances assassines et ravisseuses, les faibles expient foulées au pied, ensevelies à la hâte.

Oh ! Pour souffler sur cette poussière de peuples, que l’avenir devance son heure ! Que la trompette du jour des rétributions remue et ouvre le sépulcre des opprimés et que, pour toujours réveillée, devant la postérité, à la face du ciel, campe, immense, une foule accusatrice, criant la vengeance. » (6)

Etzer Vilaire termine le corps central de « La vie solitaire pendant l’occupation américaine »  avec cette interpellation collective :

« Ô peuple ! Pourquoi ne sortirais-tu pas de ton sépulcre ? Les âmes plaintives de tes prédestinés d’autrefois viendront troubler ton sommeil de mort. Et cette ancienne semence des héros repoussera pour nous faire une nouvelle patrie… Adieu. Je t’ai dit ce que je voulais. »(7)

D’autres écrits d’Etzer Vilairetémoignent de l’intérêt qu’il accorde à l’humiliation que les Etats-Unis d’Amérique imposent à son pays. Le 15 dimanche août 1915, Elie Guérin avec d’autres lancent « Haïti Intégrale », la première publication foncièrement opposée au débarquement des marines. Ce journal se définit comme étant « patriotique et social » (8), un « organe de la protestation nationale et de la défense des intérêts haïtiens » (9). Sa ligne éditoriale est clairement exposée. Elle s’engage à défendre par tout autre moyen, sauf par les armes, le pays national sur lequel « l’aigle yankee » (10) s’est jeté.

Un tel programme plaît à Etzer Vilaire au point qu’une vingtaine de jours après la publication du premier numéro de ce journal, il adresse une lettre de félicitations à Elie Guérin, son fondateur. Dans cette correspondance, le poète épingle les politiciens qui ne font que le malheur d’Haïti, met en avant la convoitise des grandes puissances de prendre le contrôle total du pays. Il fait part de sa douleur immense aussi bien de celle de nombreux patriotes assistant à ce suprême affront fait à la nation.

D’autres plumes haïtiennes confortent l’équipe de « Haïti Intégrale » tels Hénec Dorsinville, Louis M. Morpeau, Canstantin Dumervé, Timoléon C. Brutus et plusieurs qui sont restés anonymes.

Etzer Vilaire s’oppose au vote de la constitution de 1918

En juin 1918, sous le diktat de l’Occupant, le gouvernement de Sudre Dartiguenave en appelle au peuple en vue de l’adoption de la nouvelle constitution. Comme tous les fonctionnaires de l’administration publique, le vote d’Etzer Vilaire devrait être un acquis. Mais non ! Il estime que cette charte fondamentale tronçonne la souveraineté nationale en accordant aux étrangers le droit de propriété et en renforçant le pouvoir des Américains dans le pays.

A l’instar des nationalistes intégraux, Etzer Vilaire récuse principalement les articles 5, 127 et l’ARTICLE SPECIAL (11) de cette charte.  Il refuse de donner son vote. Quatre enseignants du Lycée Nord Alexis sont du même avis. La réaction du gouvernement est rapide. Le trésor public retient les salaires des récalcitrants. C’est Dantès Bellegarde, nommé ministre de l’Instruction publique, qui leur permet, par la suite, de recevoir leurs payes (12).

 Le Dr. François Dalencour (13) signale qu’à la même époque Brennus Sauvignon, agent de l’administration publique est mis à pieds pour s’être opposé au vote de cette constitution. Un autre fonctionnaire public, le Dr. V. Lissade connaît le même sort pour avoir désobéi au gouvernement qui demandait aux employés de l’administration publique, quel que fût leur grade, de voter en faveur de ce texte constitutionnel.

Par ailleurs, pour avoir condamné publiquement la manière dont les autorités haïtiennes, poussées par les Américains, s’attaquent aux intérêts allemands durant la Première Guerre mondiale, Etzer Vilaire est accusé de soutenir la cause de l’Allemagne nazie. On le convoque à Port-au-Prince aux fins de s’expliquer. Cependant, l’affaire est classée sans suite, car ses adversaires ne peuvent solidement étayer leurs suppositions (14).

Bibliographie.-

  1. VILAIRE, Etzer ; Les débuts de l’occupation américaine in « Le Nouveau Monde » du mardi 18 avril 1972, No. 1777
  2. VILAIRE, Etzer ; La vie solitaire pendant l’occupation américaine, Legs Edition, 2015, Pp. 13-48
  3. VILAIRE, Etzer ; op.cit. ; Pp. 56-57
  4. GAILLARD, Roger ; Etzer Vilaire. Témoin de nos malheurs, Les Presses nationales d’Haïti, s.l. ; 1972, p.81
  5. VILAIRE, Etzer ; Les débuts de l’occupation américaine in « Le Nouveau Monde », op.cit.
  6. VILAIRE, Etzer ; La vie solitaire pendant l’occupation américaine, ibid., Pp.51, 53.
  7. VILAIRE, Etzer ; ibid., p. 136
  8. Haïti Intégrale du mercredi 18 août 1915, No.1
  9. Haïti Intégrale du mercredi 18 août 1915, No.1
  10. Haïti Intégrale du mercredi 18 août 1915, No.1
  11. Quelques-uns des principaux articles de la constitution de 1918 dénoncés par les nationalistes intégraux :

Art. 5.- Le droit de propriété immobilière est accordé à l’étranger résidant en Haïti et aux sociétés formées par des étrangers pour les besoins de leurs demeures, de leurs entreprises agricoles, commerciales, industrielles ou d’enseignement.

Ce droit prendra fin dans une période de cinq années, après que l’étranger aura cessé de résider dans le pays ou qu’auront cessé les opérations de ces compagnies.

Art. 127.- La présente Constitution et tous les traités actuellement en vigueur ou à conclure dans la suite et toutes les lois décrétées conformément à cette Constitution ou à ces traités constituent la loi du pays et leur supériorité relative est déterminée par l’ordre dans lequel ils sont mentionnés.

Toutes les dispositions de lois qui ne sont pas contraires aux prescriptions de cette Constitution, aux traités actuellement en vigueur ou à conclure dans la suite, sont maintenues jusqu’à ce qu’elles aient été formellement abrogées ou amendées ; mais celles qui y sont contraires sont et demeurent abrogées.

ARTICLE SPECIAL : Tous les actes du Gouvernement des Etats-Unis pendant son occupation militaire en Haïti sont ratifiés et validés.

A.-  Aucun Haïtien ne peut être passible de poursuites civiles ou criminelles pour aucun acte exécuté en vertu des ordres de l’occupation ou sous son autorité.

Les actes des cours martiales de l’occupation, sans toutefois porter atteinte au droit de grâce, ne seront pas sujets à révision.

Les actes du pouvoir exécutif, jusqu’à promulgation de la présente Constitution, sont également ratifiés et validés. 

  1. GRIFFITHS, Leslie ; Histoire du méthodisme en Haïti, Imprimerie Méthodiste, Delmas, 2017,  p. 237
  2. DALENCOUR, François (Dr.), Précis d’Histoire d’Haïti. Cinq siècles d’Histoire, 1492-1930, s.e., Port-au-Prince, 1935, p. 118
  3. GRIFFITHS, Leslie ; op.cit. ; p. 237
  4. SAINT-FLEUR, Idson; Le Protestantisme haïtien face à l’oppression. Persécution contre les méthodistes. Occupation américaine. Campagne anti-superstitieuse, Imprimerie Média-Texte, Port-au-Prince, 2018

Petite-Source (Zèb-Ginen), La Gonâve

Idson Saint-Fleur

saintfleuri14@yahoo.fr

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