À l’image de la Révolution française, qui brisa le mythe de la monarchie de droit divin, Haïti doit aujourd’hui briser un autre mythe destructeur : celui de la race.
Il ne peut y avoir de paix durable sans justice. En Haïti, tant que les bourreaux, les criminels économiques, les commanditaires politiques et les auteurs d’exactions resteront impunis, la société continuera de basculer entre colère et résignation. La loi a été conçue pour éviter que chacun ne rende justice à sa manière. Elle existe pour préserver l’ordre, empêcher les dérives, et surtout protéger les plus vulnérables. Mais lorsque la justice s’effondre, c’est la vengeance populaire qui se lève.
Depuis trop longtemps, l’impunité est la norme. Elle est devenue la matrice de l’instabilité. Les citoyens n’y croient plus : ils ne voient ni enquêtes sérieuses, ni sanctions équitables. Pourtant, la justice n’est pas un luxe : elle est le fondement d’une société digne. Lorsqu’elle vacille, c’est tout un pays qui chancelle.
Un autre mal, plus silencieux mais tout aussi corrosif, ronge notre tissu social : le mythe de la race, et plus précisément, la place disproportionnée qu’occupe le mot « mulâtre » dans l’imaginaire collectif haïtien. Ce terme, dérivé du latin mulus — « mulet », croisement d’un âne et d’un cheval — fut historiquement utilisé pour désigner les personnes nées de l’union d’un Noir et d’un Blanc. Dès l’origine, il portait une charge péjorative, animalisante, déshumanisante. Et pourtant, ironie de l’histoire, en Haïti, ce mot a fini par incarner un statut social valorisé, presque envié.
Mais cette valorisation ne se limite pas au symbolique : elle s’est transformée en une domination réelle, enracinée dans les structures de pouvoir. Depuis l’indépendance, une partie de l’élite mulâtre a su conserver et consolider ses privilèges en s’installant aux commandes de l’économie, du commerce, des réseaux éducatifs, de la diplomatie et parfois même du pouvoir politique. Cette minorité, bien que numériquement restreinte, a souvent su se faire passer pour universelle. Elle a capturé les opportunités, fermé les portes, imposé ses codes — accent, couleur de peau, nom de famille, réseau social — comme critères implicites de respectabilité et d’ascension.
Résultat : la majorité noire, marginalisée, exclue, invisibilisée, reste piégée dans une société où la couleur continue de déterminer la valeur perçue d’un individu. Cette hiérarchie raciale non dite, mais bien ancrée, est une trahison du rêve de 1804 — ce rêve d’une nation libre, unie, affranchie de toutes les formes de domination.
Nous avons été le premier peuple noir à dire non à l’esclavage, non à la colonisation, non à la hiérarchisation raciale. Il est temps de redevenir fidèles à cette mission historique.
Notre génération a un serment à faire : refuser les pratiques corrompues, clientélistes et dépassées d’une vieille classe politique et économique. Il faut en finir avec les arrangements entre amis, l’opacité institutionnalisée, l’hypocrisie morale. Changer la politique, ce n’est pas seulement changer de visages ; c’est changer la culture du pouvoir, redéfinir le sens du leadership, et redonner une place centrale à la compétence, à l’éthique, à la justice.
Il ne s’agit plus de réformer un système gangrené, mais de le refonder. Une société sourde à l’appel de la justice est une société au bord de l’explosion.
Haïti mérite mieux.
Et cela commence par une justice debout, indépendante, digne. Car sans justice, il n’y aura ni paix, ni unité, ni progrès.
Alceus Dilson, Communicologue, juriste

