L’arrêt-ordonnance de la Cour d’Appel de Port-au-Prince dans l’affaire de Me Robinson Pierre-Louis : L’amorce de l’évolution du droit pénal haïtien

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L’ARRÊT-ORDONNANCE  DE  LA  COUR  D’APPEL  DE  PORT-AU-PRINCE  DANS L’AFFAIRE Me ROBINSON PIERRRE-LOUIS : L’AMORCE DE L’EVOLUTION DU DROIT PÉNAL HAÏTIEN

1. Me Robinson Pierre-Louis a fait l’objet d’une détention policière à la suite d’une convocation du Bureau des Affaires Financières et Économiques (BAFE) affecté à la Direction Centrale de la Police judiciaire (DCPJ). Cette convocation est liée à l’affaire « Miss Lili », qui a conduit à l’arrestation de l’ancien commissaire du Gouvernement de Port-de-Paix, Michelet Virgile, pour être suspecté de corruption dans le cadre de la mise en liberté des individus arrêtés sur le chef de trafic d’armes à feu et de munitions en juillet dernier.

2. Il est révélé que, sous les conseils du ministre de la Justice et de la Sécurité Publique, Me Berto Dorcé, l’intéressé s’est rendu volontairement au BAFE afin de faciliter l’enquête pénale. Au cours de son audition, les enquêteurs ont décidé de procéder au placement en garde à vue (pratique judiciaire) de notre confrère sous le chef de trafic d’influence.

3.  Cette  mesure  judiciaire  a  fait  l’objet  d’un  contentieux  devant  le  Doyen  du  tribunal  de première instance de Port-au-Prince dans le cadre de l’exercice d’une action à l’extraordinaire dénommé  dans  la  pratique  judiciaire  haïtienne  « procédure  en  Habeas  Corpus »  sur  le fondement des articles 26.1 et 26.2 combinés de la Constitution en vigueur.

À l’appui de leur demande, les avocats de notre confrère ont évoqué la violation des articles

24.1 et 24.2 de la Constitution, en ce que l’arrestation est réalisée en dehors de la flagrance.

En outre, le Conseil de la défense a soutenu la violation des articles 53 et 66 du décret du 29 mars  1979 sur la profession d’avocat, en ce que l’audition de l’intéressé est subordonnée à l’autorisation du Barreau d’attache de notre confrère.

4. À la suite de l’appel relevé par notre confrère Me Robinson PIERRE-LOUIS, secrétaire de la Fédération des Barreaux D’Haïti et du Barreau de Port-au-Prince, de l’ordonnance du Doyen du tribunal de première instance, la cour d’Appel de Port-au-Prince a maintenu la détention de l’intéressé par un arrêt-ordonnance en date du Vingt-trois (23) août 2022.

5. Les juges du fond ont justifié leur décision de justice sous trois (3) angles.

D’abord, la Cour dissocie la notion de flagrance continue de l’infraction continue. Ensuite, elle évoque la question de l’aveu de Me Pierre-Louis pour justifier le chef de trafic d’influence retenu à l’encontre du mis en cause, ce qui relève de la politique de l’officier de police judiciaire (OPJ), étant précisé que l’aveu forcé est interdit par la loi.

Enfin, la cour d’Appel de Port-au-Prince a soutenu que la comparution volontaire de l’intéressé prive ce dernier de ses privilèges liés à la profession d’avocat et confirme le maintien de la flagrance.

6. Il est vrai que cet arrêt n’est pas exempt de critiques, il n’en demeure pas moins que celui-ci amorce l’évolution de la matière pénale haïtienne. C’est pourquoi cette décision de justice nous interpelle à double niveau.

D’une part, celle-ci nous préoccupe en raison de notre contribution, en tant que chercheur, à l’évolution du droit haïtien, et elle nous interpelle, par principe de solidarité et de confraternité, dans le cadre de la protection des avocats dans l’exercice de leur mission, d’autre part.

Pour cela, il importe d’analyser d’abord le raisonnement de la Cour sur la différence entre la notion de flagrance continue et la question d’infraction continue (I), ensuite de questionner le chef de trafic d’influence retenu par les  juges du fond (II) et enfin d’analyser la portée des articles 53 et 66 du décret du 29 mars 1979 sur la profession d’avocat.

I – Dissociation de flagrance continue d’infraction continue

7. La cour d’Appel établit clairement une différence entre la notion de flagrance continue et la question d’infraction continue. Pour ce faire, elle explique que le législateur haïtien se limite à la seule définition de la notion de flagrance sans limiter celle-ci dans le temps.

Pour  rappel,  nous  avons  évidemment  évoqué  cette  ambiguïté  dans  notre  livre  issu  de  nos travaux de recherche doctorale effectué durant six années à l’Université Paris Nanterre, en ce que la question de flagrance n’est pas entourée de « temporalité judiciaire » dans le droit haïtien (G.  Blaise,  Mesures  privatives  de  libertés  avant  jugement.  Regard  porté  sur  le  droit haïtien à la lumière du droit français., PP : 65-86). D’ailleurs, nous avons attiré l’attention des juristes sur cette ambiguïté au travers d’une publication d’un extrait de notre ouvrage sur les réseaux sociaux, n’ayant pas voulu influencer le traitement judiciaire de cette affaire dont le contentieux sur l’arrestation était en cours.

Il est regrettable que la cour d’Appel ne justifie pas son raisonnement en matière de flagrance

par les articles 31 et 35 du code d’instruction criminelle (CIC).

8. Quant à la notion d’infraction continue, la cour se contente malheureusement d’évoquer la portée de cette notion sur la question de la prescription, en tant que les juges du fond affirment

que l’infraction continue est constituée à partir de « la découverte de l’infraction poursuivie »

par les autorités publiques.

Même si le raisonnement de la Cour paraît objectivement fondé, les juges du fond auraient dû approfondir  leur  argumentaire  juridique  dans  le  but  d’expliquer  les  éléments  caractérisant l’infraction continue, et dire pourquoi le chef de trafic d’influence constituerait une infraction continue dans le cadre de cette affaire.

De plus, il est regrettable que la Cour n’ait pas mentionné les textes normatifs à l’appui de son

raisonnement.

9.  Pour  la  compréhension  des  lecteurs,  nous  nous  permettons  de  nous  substituer  à  la  cour

d’Appel pour élucider ces aspects complexes dans la matière pénale.

En effet, l’infraction continue consiste en plusieurs faits réunissant tous les éléments de la même

infraction commise sur une certaine durée.

Il importe donc de se questionner sur l’infraction reprochée dans le cadre de ce contentieux. À ce propos, il faut se rappeler que la détention policière de notre aîné-confrère est survenue à la suite d’une affaire de corruption relative à la mise en liberté des individus poursuivis sous le chef de trafic d’armes à feu et de minutions.

Dans ce contexte, les mêmes faits de corruption qui sont reprochés à la fois au Directeur des affaires judiciaires du Ministère de la Justice et de la Sécurité publique, à l’ancien commissaire du  Gouvernement  et  à  notre  confrère  démontrent  le  caractère  continue  de  l’infraction poursuivie.

10. Il faut se demander si le trafic d’influence reproché à notre confrère se dissocie du chef de

corruption pour lequel l’ancien commissaire du Gouvernement est poursuivi.

Au vrai, l’article 5 de la loi du 9 mai 2014 relative à la corruption nous permet de répondre par la négative à cette interrogation. Par cette disposition, le législateur inclut le trafic d’influence dans  la catégorie des  actes  de corruption, tout comme le  blanchiment du produit du  crime, l’enrichissement illicite etc. Honnêtement, le législateur est peu inspiré dans la rédaction de cette disposition, puisque le produit d’un délit, comme escroquerie ou abus de confiance, peut faire également l’objet de blanchiment.

11.  Dans  ce  contexte,  il  est  évident  que  le  trafic  d’influence  s’assimile  à  l’infraction  de corruption. Dès lors, il serait légitime que des juristes s’opposeraient au caractère continu de l’infraction de trafic d’influence. Car la corruption  est  généralement considérée comme une infraction instantanée dont la constitution repose sur la conclusion du pacte de corruption établi entre les parties lors des sollicitations, dons, promesses, ou instructions etc.

12. Le raisonnement de ces refusés ne serait pas vidé de son essence du fait que la conclusion du pacte inscrive l’infraction dans une « limite temporelle ».

Néanmoins, l’expression « à tout moment » employée par le législateur à l’article 2 de la loi de 2014 permet de rendre possible la poursuite de l’infraction de corruption « sans aucune limite   temporelle »   et   facilite   en   conséquence   l’insertion   de   l’infraction   de   trafic d’influence dans la catégorie des « infractions continues ».

13. Partant, la découverte de l’infraction, lors de l’audition de Me Pierre-Louis, constitue la date de la flagrance au sens des articles 8 et 10, alinéas 1 et 2 du code d’instruction criminelle. En toute sincérité, la cour d’Appel aurait dû motiver ainsi son arrêt-ordonnance. C’est dans ce sens que la mise en liberté de l’intéressé pourrait être obtenue pour défaut de matérialité de l’infraction de trafic d’influence (II).

II – La possible mise en liberté pour défaut de matérialité de l’infraction reprochée

14.  Le  trafic d’influence  reproché à  notre  confrère  pourrait  être contesté sous  l’angle  de  la matérialité  de  l’infraction,  qui  est  l’un  des  éléments  exigés  pour  l’exercice  de  l’action répressive.

En effet, la Cour rappelle l’aveu de Me Pierre-Louis concernant les échanges téléphoniques de ce dernier avec l’ancien commissaire du Gouvernement. Ainsi, les juges du fond rappellent que l’intéressé a pris l’attache téléphonique de l’ancien commissaire du Gouvernement en qualité de Conseiller du ministre de la Justice et de la Sécurité publique et non en qualité d’avocat.

15. Toutefois, il faut bien avoir à l’esprit que ces simples échanges téléphoniques ne suffisent pas pour caractériser l’infraction. Dans ce cas, il est nécessaire de démontrer un « acte positif » commis par notre confrère au sens de l’article 5.9 de la loi de 2014 relatif au trafic d’influence. C’est dire que le magistrat du ministère public devait démontrer que Me Pierre-Louis avait fait une promesse ou un don au commissaire du Gouvernement en contrepartie de la mise en liberté des individus suspectés, voire donné des instructions à ce dernier à cet effet. C’est dans ces circonstances que le chef de trafic d’influence pourrait être retenu.

16.  Malheureusement,  le conseil de la  défense n’a  pas  envisagé  cette stratégie juridique  en faveur de notre confrère, d’autant que ses avocats ont affirmé que leur client a agi dans le cadre de l’exercice de sa profession d’avocat dont la protection est instituée, selon eux, aux articles

53 et 66 du décret du 29 mars 1979 sur la profession d’avocat.

Pour cette raison, il semble urgent de commenter ces textes, voire l’article 76 de ce décret afin de  déterminer  si  notre  profession  est  réellement  protégée  contre  l’arbitraire  des  autorités publiques (III).

III- La protection de l’exercice de la profession d’avocat contre l’arbitraire des autorités

publiques

17. Dans la pratique de l’enquête pénale, les OPJ s’adressent traditionnellement à la corporation à laquelle appartient l’individu. Cette pratique se réalise traditionnellement dans le cadre de la politique de la Police judiciaire dans  le but tant de recueillir des informations qu’exercer la contrainte. Celle-ci s’effectue dans  le cadre des enquêtes menées  à l’encontre des  individus faisant partie de la communauté religieuse, de celle des juristes etc.

18. Même si cette pratique semble protéger l’individu au sens de la protection des droits et libertés fondamentaux, il semble qu’elle ne repose pas sur la consécration formelle.

En effet, l’article 53 dudit décret affirme que « Nulle contrainte, en dehors des cas prévus par la  loi,  ne  peut  être  exercée  sur  sa  personne,  à  l’occasion  de  l’exercice  de  sa  profession, notamment  de  l’exécution  des  actes  de  son  ministère.  La  violation  de  ce  texte  entraîne  la responsabilité personnelle de son auteur qui en répondra par devant qui de droit ».

En outre, il est énoncé à l’article 66 de ce décret que « Le Bâtonnier, soit de sa propre initiative, soit  à  la  demande  du  commissaire  du  Gouvernement  ou  sur  la  plainte  de  toute  personne intéressée, « peut » convoquer le Conseil de discipline pour lui soumettre tout fait reproché à l’avocat. Le Conseil, après enquête, statuera préalablement sur la valeur ou l’importance du cas à savoir s’il y a lieu à poursuivre ou non de prononcer contre l’avocat. S’il n’y a pas lieu à poursuivre,  le  Bâtonnier  avertit  le  plaignant.  Si  les  faits  lui  avaient  été  signalés  par  le commissaire  du  Gouvernement,  il  avise  ce  dernier.  Dans  le  cas  contraire,  le  Conseil  de discipline procède à l’instruction de l’affaire ».

19. Sans même analyser l’article 76 susmentionné, nous confinons notre argumentaire dans les articles 53 et 66 de ce texte.

En  effet,  l’article  subordonne  l’action  répressive  à  l’encontre  d’un  avocat  aux  cas  qui  sont prévus par la loi. C’est dire que la contrainte peut être envisagée à l’encontre d’un avocat dans l’exercice de sa profession s’il est révélé que ce dernier recèle le produit du crime de son client en l’insérant dans des actes licites au sens du blanchiment.

Aussi,  l’avocat  peut  faire  l’objet  de  mesure  coercitive  si  les  investigations  révèlent  que  ce dernier facilite la fuite de son client à la suite de la commission d’un meurtre ou commet un acte d’escroquerie par la réalisation des actes juridiques au détriment de son client.

20.  Dans  ce  cadre,  l’acte  d’escroquerie  ou  d’abus  de  confiance  revêt  le  double  caractère disciplinaire et pénal, en ce que la procédure disciplinaire peut être exercée simultanément avec la poursuite pénale à l’initiative du magistrat du parquet. Ainsi, l’action répressive (poursuite) dispose de « son autonomie » par rapport à l’action disciplinaire, et vice-versa. C’est dire que la prescription de l’action pénale ne peut faire obstacle à l’action disciplinaire contre l’avocat pour  manquement  à  la  déontologie.  De  même,  la  dispense  de  l’action  disciplinaire  à  la discrétion du Barreau ne peut tenir en échec la mise en mouvement de l’action publique au sens de la protection collective (société).

21.  Quant  à  la  portée  de  l’article  66  dudit  décret,  il  est  employé  dans  le  texte  le  verbe

« pouvoir ». À cet égard, l’on doit concéder que le déclenchement de la procédure est tributaire du  pouvoir  discrétionnaire  du  Bâtonnier.  Dans  ce  contexte,  le  Bâtonnier  peut  décider  de procéder à la mise au placard d’une plainte dont il est saisi à l’encontre d’un avocat suspecté dans une infraction, soit parce que cet avocat lui est proche, soit ce dernier fait partie de son cabinet d’avocats, ce qui favoriserait l’impunité.

En outre, le déclenchement de la procédure disciplinaire peut entraîner à une décision favorable

en faveur de l’avocat ou défavorable contre ce dernier.

Dans  le  premier  cas,  l’action  pénale  serait  subordonnée  à  la  discrétion  du  Barreau,  ce  qui constituerait une entrave à la justice au sens du principe de l’égalité républicaine (article 18 de la Constitution). Dans le second cas, la décision disciplinaire du Conseil de discipline ne lie pas la poursuite pénale à l’encontre de l’avocat, par exemple en cas de prescription.

Enfin, le texte précise que le Bâtonnier avisera le commissaire du Gouvernement de sa décision défavorable. Le texte semble être mésinterprété, en ce qu’il paraît illogique d’imaginer que le Barreau  puisse  obstruer  l’action  pénale  dans  le  cadre  de  la  protection  sociétale  ou  de  la recherche de la vérité judiciaire.

22.  Partant,  la  saisine  du  Bâtonnier  par  le  commissaire  du  Gouvernement  s’entend  comme l’information portée à la connaissance du Barreau du comportement de l’avocat qui est contraire à la déontologie de la profession, au-delà du comportement antisocial réprimé par la matière pénale. Tel peut être le cas en matière de poursuite contre l’avocat sur le chef d’escroquerie ou d’abus  de  confiance,  en  ce  que  le  magistrat  du  parquet  d’une  juridiction  autre  celle  de  la juridiction de l’avocat peut saisir le Barreau de ce dernier à titre disciplinaire. Mais le texte établit une « autonomie » de la poursuite pénale par rapport à la procédure disciplinaire.

23. Cependant, il est nécessaire de formaliser la pratique du regard exercé par le Barreau dans le cadre de l’exercice de l’action répressive à l’encontre des avocats afin de barrer l’arbitraire des autorités publiques, qui se fait de plus en plus présent dans la justice pénale haïtienne.

Pour ce faire, il est urgent que le ministre actuel de la Justice et de la Sécurité publique, notre confrère Maître Berto Dorcé, joue de son influence pour démontrer à ses collègues et au chef du gouvernement la nécessité de sécuriser la profession d’avocat au travers d’un décret au sens de la garantie du libre exercice de la profession d’avocat face à certains magistrats judiciaires peu honnêtes.

Paris, le 26 août 2022.

Guerby BLAISE

Docteur en Droit pénal et Politique criminelle en Europe, Droit privé et sciences criminelles

Avocat et Professeur à l’Université d’État D’Haïti.

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