8 juillet 2024
Haïti est-elle prête pour le vote électronique ?
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Haïti est-elle prête pour le vote électronique ?

par Lovinsky D’Haïti

Mardi 27 août 2019 ((rezonodwes.com))–

I.- Contexte

Depuis environ dix ans, l’idée d’intégrer le vote  électronique au processus électoral haïtien préoccupe les acteurs politiques, les entités de la société civile, les électeurs les plus avisés, des responsables de l’organisme électoral. Cette tendance tient au fait que  nos élections sont toujours entachées de diverses irrégularités: organisationnelle, politique, sécuritaire, économique et financier. Plus d’un pense que certaines irrégularités sont générées par  la lourdeur même du processus.

Parmi les éléments contribuant à la lourdeur du processus, on peut mentionner particulièrement : la confection des bulletins de vote, le transport des bulletins et du matériel connexe aux centres de vote, le dépouillement des bulletins après le vote, la rédaction d’un procès-verbal du vote par les agents électoraux, le transport des bulletins au Bureau Communal, puis au Bureau Départemental et finalement au Centre de Tabulation, à Port-au-Prince.

La remontée des bulletins à la capitale peut même aller au-delà de 2 à plusieurs jours. Maintenant, ceux-ci vont faire l’objet d’un tri et les corrections qui vont être saisis puis soumis à d’autres traitements. Concrètement, entre le jour du vote et celui de la publication des résultats provisoires, il peut s’écouler  10 à 30 jours. Les résultats définitifs s’ensuivront après une période indéterminée, ponctuée de contestations, de graves turbulences et de procès, constituant de véritables crises électorales. Au final, la mémoire collective étiquettera ces joutes de fraudes électorales.

Face à ces crises récurrentes, l’utilisation du vote électronique parait être la planche de salut. Un tel type de vote peut-il assainir le système électoral haïtien et inspirer confiance à tous les concernés. Et le pays est-il prêt pour se lancer dans une telle aventure ? Le présent texte s’inscrit comme une modeste contribution à ce débat.  

II.- Cadre conceptuel du vote électronique

Le vote électronique a pour but d’alléger le processus électoral et de garantir la confiance aux différents acteurs : candidats, électeurs, partis politiques, société civile, observateurs, etc. Toutefois, l’efficacité du  système de vote électronique exige la prise en compte d’un ensemble de facteurs inhérents à tout système électronique.

Conception du système : un système électronique est un système sensible qui doit être sécurisé. Ainsi, la conception d’un système de vote électronique doit être particulièrement l’œuvre d’experts nationaux, sans interférence étrangère aucune. Une intromission externe peut vicier le système à la base avec de fâcheuses et incalculables conséquences, au cas où des partenaires seraient malintentionnés.

Administration du système : l’administrateur du système est à même de truquer les résultats. Ainsi, doit-il être très discret, très bien traité et placé sous la supervision du Ministère de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales.

Déploiement du système : Le déploiement du système  se réfère à l’installation et la configuration du hardware, l’installation du logiciel qui régit le fonctionnement du système de vote électronique, et à l’interconnexion de tous les postes qui seront installés dans les Bureaux de Vote au serveur central qui intégrera les données du vote.

Sécurité du système : Le système doit être  sécurisé, sinon il  pourrait être piraté, manipulé. Toute faille à ce niveau peut entraîner que les résultats du vote soient également indûment mis au compte d’un autre candidat.

Prévention de problèmes techniques : erreur de programmation, défaillance du serveur, panne d’un ordinateur, machine de vote etc. Toute négligence à ce niveau  peut entraîner le  fiasco du processus électoral.

III.- Quelques facteurs limitant

Le  pays fait face à certaines contraintes qu’il importe également de prendre en compte dans la stratégie  d’adoption du vote électronique. Les trois principales sont les suivantes :

·        indisponibilité de l’énergie électrique au niveau national et incapacité de garantir celle-ci durant 24 heures dans une zone donnée;

·        couverture insuffisante de l’internet au niveau national. Il a été noté dans des villes des départements de l’Artibonite, du Nord, du Nord-Ouest ,du Nord-Est, du Centre, du Sud Est, de l’Ouest et de Nippes, de la disponibilité de connexion internet, avec un faible débit dans la journée et une amélioration en nocturne, de 11 heures du soir à 7 heures du matin. Au niveau des sections communales, la connexion est très difficile et parfois indisponible ;

·        Identification nationale. L’identification électronique des nationaux introduite au pays dans le cadre des élections de 2006 implique l’émission de la Carte d’Identification Nationale (CIN), qui sert normalement de carte électorale. L’institution qui gère ce service fonctionne de manière suboptimale, à l’instar des autres institutions publiques. De très graves problèmes ont entaché la confection et la distribution des cartes. La Base des données des cartes qui sert de base de données des électeurs n’est pas actualisée à l’effet d’éliminer les personnes décédées, alors que le renouvellement de la carte est un casse-tête pour les citoyens et électeurs.

Il ne parait pas superflu de noter en passant que les pays qui sont à l’ère du vote électronique ont déjà résolu bien auparavant des problèmes d’électrification, d’identité nationale, de justice et de connexion internet.

IV.- Avantages et risques du vote électronique pour Haïti

Les avantages de l’utilisation du vote électronique en Haïti peuvent être divisés en deux catégories : avantages techniques et avantages financiers

Les avantages techniques se résument ainsi:

·        un dépouillement plus rapide et plus fiable ;

·        une diminution des coûts ;

·        Élimination du transport des bulletins avec les dérives et les tracasseries y afférentes.

·        Publication rapide des résultats du vote ;

·        Présence non nécessaire dans une zone pour voter un candidat de la zone ;

·        Réductions des fraudes électorales ;

·        Suivi électronique des votes au  Bureau Central et élimination des conséquences des risques de vandalisme et de pertes de données

Les avantages économiques s’entendent ainsi :

·        Le Conseil Électoral réalisera des économies avec l’élimination des rubriques impression et transport des bulletins (importation éventuelle de l’extérieur,  distribution au niveau national aux centres de vote avant les élections et remontée au Bureau Central après le scrutin);

·        Les candidats et les partis politiques n’auront plus à placer des mandataires dans les bureaux de vote.

Le vote électronique n’est pas indemne de risques et inconvénients. Le piratage du système et la programmation des résultats constituent les principaux risques du vote électronique.

L’expérience des dernières élections fait craindre la collusion entre l’Elite économique, le Gouvernement et la communauté internationale, prépondérante dans les affaires haïtiennes, en faveur d’un candidat. Cela peut aboutir à des résultats préprogrammés et entraîner  le pays dans une nouvelle crise électorale.

Quant aux inconvénients, ils  peuvent découler d’un manque de maîtrise du système et d’une déficience de la logistique. En ce qui a trait à la maîtrise du système de vote électronique, il  convient d’en faire une expérience pilote, qui permettra de corriger certaines imperfections et des effets imprévus, avant son utilisation à l’échelle nationale.

V.- Quelques opinions de concernés sur le vote électronique 

Au regard de la problématique du système électoral haïtien et du souhait de l’introduction du vote électronique, de nombreuses personnalités ont exprimé leur opinion. Parmi celles-ci, on peut signaler : Léopold BERLANGER dans Le Nouvelliste du 30 aout 2018[1], Rosny DESROCHES, Yves LAFORTUNE, Yolaine GILLES, Eddy LABOSSIERE, Clarens RENOIS dans Le Nouvelliste du 07 Mars 2017[2], et Jean Marcel LUMERANT, dans Le Nouvelliste du 21 avril 2017[3].

 Ces intervenants, conscients des limites et des crises récurrentes du mode de scrutin actuel, souscrivent tous à l’utilisation du vote électronique, tout en exprimant parfois certaines réserves.

 M. BERLANGER, Président du Conseil Électoral Provisoire (CEP), propose la modernisation du processus moyennant un budget plus élevé que celui du système de vote traditionnel, une variation entre 50 et 70 millions de dollars. La modernisation vise l’identification et l’authentification des votants via leur empreinte pour éviter des discussions et la promesse des résultats le soir même des élections au mieux, ou dans 24 à 48 heures après les élections ».

Pour M. LAFORTUNE, qui prône un renforcement de la souveraineté d’abord, l’adoption de ce modèle électoral doit être une décision éclairée et concertée. « Il faut éviter qu’il y ait des décisions précipitées qui coûtent beaucoup d’argent et qui n’auront pas de réels résultats ».

Mme GILLES estime qu’il faut changer tout le système électoral haïtien pour pouvoir organiser de prochaines élections dans le pays. Sinon, les élections se termineront toujours par des scandales et le peuple n’aura plus confiance.

Rosny DESROCHES, Responsable de l’Observatoire Citoyen pour l’Institutionnalisation de la Démocratie (OCID), pense qu’Haïti doit résolument s’orienter vers le vote électronique et qu’il y a actuellement trop d’intermédiaires dans le processus en plus des problèmes d’identification des électeurs. Un système de vote  trop compliqué, sujet aux  fraudes et manipulations. Si le soir même on donne les résultats, plus personne ne pourra véritablement contester.

L’économiste LABOSSIERE, lui, évoque le risque de piratage, que des hackers trafiquent les élections. Ce risque écarté, l’intéressé croit que le vote électronique pourrait sonner le glas des organes contentieux du BCEN et du BCED.

 M. RENOIS a pris acte, lors des dernières élections, du transport à dos d’animaux du matériel électoral. Dans la perspective du vote électronique, il se demande si on va mettre des groupes électrogènes partout.

M. LUMERANT croit que le système électronique rendra la réalité des urnes plus transparente et acceptable pour la population. 

VI.- Echos déconcertants de l’Extérieur

En exergue à cette rubrique, il convient de signaler un élément d’avertissement d’une étude réalisée en 2010 par l’Université Carleton au Canada « la privatisation est source de préoccupation lorsque les administrateurs électoraux cèdent le contrôle à une firme. L’octroi de contrats à des entreprises privées pour la portion électronique des élections peut être mal perçu par certaines personnes et risque, par conséquent, de miner la confiance du public envers le gouvernement et le processus électoral.[4] »

La grande avancée que constitue l’utilisation du vote électronique n’a pas manqué de susciter certains désenchantements. Il en résulte un certain élan vers le retour au système électoral traditionnel.

NOISETTE, dans un rapport publié le 03 mars 2017 à 18h 39 sur le site de l’OBS[5], mentionne des pays qui ont renoncé au vote électronique : les Pays-Bas en 2008, l’Irlande en 2012. En Belgique, en 2015, le Parlement Wallon a demandé l’abandon du vote électronique. Les raisons évoquées pour ce volte-face incluent notamment : aucun gain sur la fiabilité et célérité du dépouillement en Belgique, impossibilité pour les électeurs de vérifier les résultats, sécurité insuffisante des ordinateurs de vote, risque de modifier le décompte des votes.

  BEAULIEU (2006) rapporte qu’au Québec, les élections municipales de novembre 2005, automatisées à 95%, ont été émaillées de nombreux incidents : panne d’équipements, coupure de connexion d’internet, double comptage de votes, arrivée tardive des résultats, etc. [Beaulieu 2006].[6]

VII.- RECOMMANDATION          

Le vote électronique, on le rappelle, exige un système informatique fiable, un matériel performant garantissant son fonctionnement et un système de réseau pour véhiculer le flux de données vers le serveur central.

Par ailleurs, le vote électronique ne va pas éliminer des fraudes si on ne prend pas de bonne décision pour sécuriser le système et éviter le piratage. Le piratage des données du vote électronique est beaucoup aisé par les convoiteurs des élections. Car il est encore plus difficile à retracer la fraude.

En relation avec ce prérequis, le domaine de recommandation inclut les éléments suivants.

Un Système Informatique fiable : comme il a été signalé antérieurement, le système pour être fiable et inspirer la confiance des acteurs, doit être réalisée par des nationaux. Son développement doit être financé par le Trésor Public. Le pays renoncerait alors, en la matière, au financement étranger, auquel le bailleur associe toujours une firme internationale pour la conception du software, avec possibilité d’une fenêtre de dérive.

Un matériel sûr : le matériel doit être suffisant en quantité et en qualité. Il convient d’éviter de trop longues files d’attente, d’éventuelles pannes et aussi de prévoir un plan de contingence.

Un réseau bien établi: le vote électronique implique la mise en réseau des ordinateurs afin que les données puissent être disponibles en temps réel sur le serveur central. Et maintenant, quel type de réseau utiliser?

Une disponibilité de l’énergie électrique : L’électrification du pays est la condition fondamentale de la fonctionnalité du système de vote électronique. Mais, comme on le sait, l’énergie électrique est une ressource rare chez nous. Lors des élections de 2015- 2016, écho a été fait d’une coupure d’électricité assez sévère qui faisait craindre le pire pour le déroulement du scrutin (voire remarque).

Un réseau internet étatique : actuellement, le pays est desservi par deux opérateurs privés, dont l’un est associé à l’Etat Haïtien. La connexion internet est de faible débit et ne touche pas toutes les zones du pays. Qu’arriverait-il si au cours de la journée électorale, le système de ces fournisseurs est tombé en panne. De quel plan de contingence l’Etat dispose-t-il ?

Dans la perspective du vote électronique, l’idéal serait que l’Etat Haïtien dispose de : 1) son propre réseau informatique pour faire circuler de manière autonome les données de l’élection vers le serveur central sans passer par un prestataire privé, 2) une autre plateforme qui ouvre une fenêtre entre l’un des serveurs et l’internet  pour être visible au public. Cela permettra aux intéressés de se tenir informés des résultats à partir d’une connexion internet.

Ce réseau doit être coiffé par le Conseil National des Télécommunications (CONATEL) du Ministère  des Travaux Publics Transports et Communication(TPTC), qui en assurera la surveillance.

Une expérience pilote : Il doit y avoir une expérience pilote d’utilisation du vote électronique. Cela peut se faire   dans une élection locale ou communale et permettre les rectifications nécessaires. L’extension au niveau national s’ensuivra. 

Un système d’identification nationale fiable, basé sur des empreintes, développé et géré par des ingénieurs haïtiens.

En guise de conclusion, sur la base des considérations précédentes, il parait évident qu’Haïti n’est pas encore prêt pour implanter le vote électronique, techniquement, logistiquement et organisationnellement. Certes, la perspective est qu’il y arrive. C’est, en ce sens, qu’au titre de devoir de citoyen sont proposées les précédentes recommandations. 

 III.Webographie    

          1-      Rim Ben Achour, QUEL AVENIR POUR LE VOTE ELECTRONIQUE EN Belgique, A. Poutrain – 13, Boulevard de l’Empereur – 1000 Bruxelles, Octobre 2010. Publié le 21-11-201| Document consulté en ligne le 25 juillet 2018 sur le site. https://issuu.com/donaldleclau/docs/avenir_vote__lectronique_octobre_2010

2–     Samuel CELINÉ : « Vers le vote électronique en Haïti : des étudiants développent un logiciel”. Publié le 2017-04-21 | Le Nouvelliste. Consulté le 10 Octobre 2018.

https://www.lenouvelliste.com/article/170313/vers-le-vote-electronique-en-haiti-des-etudiants-developpent-un-logiciel

3-     Patrick SAINT-PRE : «Le vote électronique face aux défis structurels d’Haïti». Publié le 2017-03-07| Le Nouvelliste. Consulté le 11 septembre 2018. https://lenouvelliste.com/article/168987/le-vote-electronique-face-aux-defis-structurels-dhaiti

4–     Björn Lomborg, Gaëlle Prophète: «Le vote électronique : un investissement pour renforcer la démocratie”. Publié le 2017-02-16| Le Nouvelliste. Consulté le 20 Décembre 2018. http://lenouvelliste.com/article/168499/le-vote-electronique-un-investissement-pour-renforcer-la-democratie

 5–     Michèle Guilbot. « Aides à` la conduite, véhicule connecté et protection des données personnelles». APVP14 – 5`eme Atelier Protection de la Vie privée, Jun 2014, Cabourg, France. 6p, 2014. Consulté le 10 octobre 2018. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01207830/document

6–     Robenson Geffrard : « Les élections d’octobre 2019 coûteront entre 50 à 75 millions de dollars ». Publié le 2018-08-30 | Le Nouvelliste. Consulté le 02 octobre 2018. https://lenouvelliste.com/article/192016/les-elections-doctobre-2019-couteront-entre-50-a-75-millions-de-dollars

Lovinsky  D’HAITI, Ing. Informaticien MSc.

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