La « lodyans » littéraire haïtienne parle-t-elle la langue de l’« audiencier », de l’« audienceur », du « lodyansè » ou du « mèt « lodyansè » ?

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Robert Berrouet Oriol

(Notes pour une recherche lexicographique)

Par Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Montréal, le 23 mai 2023

En hommage au « lodyanseur » Georges Anglade, à Pradel Pompilus, le pionnier de la lexicographie créole et à Albert Valdman, le défricheur-forgeur de la lexicographie créole contemporaine.

Paru en Haïti dans Le National du 16 mai 2023, l’article de Schultz Laurent Junior, « La Fondation Maurice Sixto honore la mémoire de l’illustre « audiencier » Maurice Sixto », suscite l’intérêt en raison de ses qualités rédactionnelles : clarté d’un propos bien ciblé, texte concis qui va à l’essentiel, style direct et vocabulaire approprié. Le lecteur est ainsi informé que « La Fondation Maurice Sixto, en collaboration avec l’Institut français en Haïti et l’ambassade du Canada (…), présente « J’ai vengé la race », l’une des œuvres magistrales de Maurice Sixto [dans] une mise en scène de Johnny Zéphirin, « J’ai vengé la race » [et qui] sera jouée par Cyndy Pierre-Louis. Les organisateurs de cette activité ont tenu à rappeler que les œuvres de Maurice Sixto constituent un patrimoine [culturel immatériel haïtien] et resteront à jamais gravées dans la mémoire collective haïtienne ». Cet article suscite également l’intérêt sur le plan de la terminologie employée par le journaliste : on y retrace notamment les termes « audiencier », « lodyanseur » et « lodyans ». Ces termes interpellent un éclairage terminologique à la fois stimulant et nécessaire puisqu’ils renvoient (1) à un genre littéraire haïtien, la « lodyans », (2) à un registre de langue orale et (3) à l’interrogation du champ notionnel des termes « lodyanseur », « lodyans », « audiencier » et « audienceur », ces deux derniers termes, comme on le verra plus loin dans cet article, n’étant toutefois pas synonymes. Et l’interrogation du champ notionnel des termes « audiencier » et « audienceur » renverra à une caractéristique centrale de l’œuvre de Maurice Sixto, « mèt lodyansè » (« maître audienceur ») ou « lodyansè », à savoir l’« oraliture » théorisée entre autres par le critique littéraire Maximilien Laroche dans « La double scène de la représentation : oraliture et littérature dans la Caraïbe » (Québec, GRELCA, Université Laval, 1991). Pour mémoire et compte tenu du rôle de l’« oraliture » dans le dispositif énonciatif de la « lodyans », il est utile de rappeler que « L’oraliture est l’ensemble des créations non écrites et orales d’une époque ou d’une communauté, dans le domaine de la philosophie, de l’imagination, de la technique, accusant une certaine valeur quant à la forme ou au fond » (Ernst Mirville, dans Pierre-Raymond Dumas : « Interview sur le concept d’oraliture accordée à Pierre-Raymond Dumas par le docteur Ernest Mirville », revue Conjonction, nos 161-162, 1984). Pour sa part, Ricarson Dorcé, doctorant en ethnologie et patrimoine (Université Laval, Québec), est l’auteur d’un remarquable article paru dans la revue Ethnologies (vol. 43, no 1, 2021), « La » lodyans » haïtienne et Maximilien Laroche / Cheminement d’un patrimoine culturel immatériel haïtien ». Sur l’origine de la notion d’« oraliture », il nous rappelle qu’« Ernst Mirville a évoqué pour la première fois ce terme dans un article paru au journal Le Nouvelliste en date du 12 mai 1974, ayant pour titre « Literati oral ». Pour l’auteur, les audiences font partie de l’oraliture haïtienne, comme les contes chantés, devinettes, prières, oraisons funèbres, méringues carnavalesques, etc. ».

La contribution analytique de Maximilien Laroche à la notion d’« oraliture » a été longuement étudiée par Sara Del Rossi, de l’Université de Varsovie, dans l’article « Le poids de l’oraliture sur la littérature haïtienne contemporaine », un collectif dirigé par Zilà Bernd, Bernard Andrès et Vinesh Y. Hookoomsing, « D’Haïti aux trois Amériques / Hommage à Maximilien Laroche » (Groupe de recherche sur les littératures de la Caraïbe, GRELCA, 2021). Sara Del Rossi est également l’auteure du maître-livre paru en 2022 aux Éditions L’Harmattan, « Où va le kont ? Dynamiques transculturelles de l’oraliture haïtienne ». Pourvu d’une ample et fort pertinente bibliographie (pages 215 à 231), ce livre comprend, au chapitre IV (pages 171 à 206), des sections explorant « La  lodyans : principes et évolution » ; « Justin Lhérisson et les lodyanseurs du Soir ; « La ‘’comédie humaine haïtienne’’ de Gary Victor » ; « Verly Dabel : l’essai au service de la lodyans ; « Société et politique dans la lodyans de Georges Anglade » ; « Georges Anglade et Stanley Péan : la lodyans et les écarts générationnels ».

I. Maurice Sixto, « mèt « lodyansè » 

Originaire des Gonaïves, Maurice Sixto (23 mai 1919 – 12 mai 1984) demeure un modèle-phare majeur de la « lodyans » haïtienne contemporaine. Ce talentueux « mèt lodyansè » a fait des études de droit en Haïti où a travaillé comme journaliste, guide touristique, traducteur, et par la suite il a occupé divers postes en Afrique. Exceptionnel diseur/conteur, son œuvre comprend, selon le site de la Fondation Maurice Sixto, les titres suivants :

  • Volume I : Lea Kokoyé ; Madan Ròròl.
  • Volume II : Zabèlbòk Berachat ; Bòs Chaleran.
  • Volume III : Ti Sentaniz ; Madan Senvilus ; Lòk Tama ; Pè Tanmba.
  • Volume IV : Gwo Moso ; Ti Kam ; Tant Mezi ; Ronma lan ekspò ; Priyè devan katedral.
  • Volume V : J’ai vengé la race ; Depestre ; Le corallin du célibataire ; Les ambassadeurs à Kinshasa.
  • Volume VI : Madan Jul ; Ton chal ; L’homme citron ; Men yon lòt lang ; Pleyonas Téofil ; Le jeune agronome ; Général Ti Kòk ; La petite veste de galerie de Papa ; Bicentenaire.
  • Maurice Sixto pa nan betiz (posthume).

À l’instar de très nombreux auditeurs qui sont entrés dans l’univers fictionnel de Maurice Sixto sur le registre de l’écoute plutôt que sur celui de la lecture, la critique a retenu l’« oraliture » comme étant le trait distinctif majeur du dispositif énonciatif de cet auteur. Chez Maurice Sixto, la « lodyans » est conçue pour être dite, pour être racontée plutôt que lue car elle est « un art de la voix ».

II. La « lodyans » dans la littérature haïtienne contemporaine

Sur le plan de la chronologie historique, il y a lieu de préciser que la « lodyans » en tant que genre littéraire a eu au fil des ans d’illustres artisans dont s’est sans doute inspiré Maurice Sixto. Ainsi, dans le Carnet « La « lodyans » , Carey Dardompré identifie les principaux « lodyansè »/« lodyanseurs » suivants : Justin Lhérisson (1873-1907), Fernand Hibbert (1873-1928), Jacques Roumain (1907-1944), Maurice Alfredo Sixto (1919-1984), Jacques Stephen Alexis (1922-1961), René Depestre (1926),  Frankétienne (1936) et Georges Anglade (1944-2010). Sous différents angles, la « lodyans » a été étudiée par plusieurs analystes, notamment Maximilien Laroche, Georges Anglade, Ricarson Dorcé, Carey Dardompré, Christiane Ndiaye et Sara Del Rossi. À l’aune d’une recherche approfondie, Carey Dardompré y a consacré sa thèse de doctorat, « La lodyans, un romanesque haïtien : perspectives historique, poétique et didactique » (Université Sorbonne nouvelle – Paris 3, 2018), tandis que Georges Anglade est considéré comme étant le premier théoricien contemporain de la « lodyans » au XXIe siècle (Del Rossi, 2022 : 173). Le corpus de la « lodyans » comprend de nombreux titres et le lecteur désireux de les situer consultera avec profit le réputé site littéraire Île en Île : la vaste section consacrée à la «Littérature haïtienne » introduit aux œuvres relevant du champ spécifique de la « lodyans ».

Quatre ans avant la publication aux Éditions L’Harmattan de son maître-livre « Où va le kont ? Dynamiques transculturelles de l’oraliture haïtienne », Sara Del Rossi a fait paraître en janvier 2018 une étude de grande ampleur analytique, « Georges Anglade et la « lodyans » haitienne: entre paysage mental et espace public », texte dans lequel elle expose l’origine et les caractéristiques de la « lodyans ». En raison de sa pertinence, nous citons longuement cet article : « Mais qu’est-ce que c’est la « lodyans » ? Il s’agit d’un récit bref qui ne dépasse pas mille mots à l’écrit, alors qu’à l’oral tirer, c’est-à-dire narrer, un conte ou une lodyans ne va pas au-delà de dix minutes. Comme pour tous les genres de l’oraliture haïtienne, la lodyans a ses origines dans la « créolisation tricontinentale », c’est-à-dire suite aux transferts culturels entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique qui, depuis l’époque coloniale, ont donné naissance à une culture syncrétique dont les apports se sont interpénétrés pour donner une entité nouvelle. Selon Anglade (1999 : 8-9), la lodyans s’impose comme « la forme fictionnelle par excellence du fonds culturel haïtien, puisque cet art […] a pris naissance au confluent de l’oralité et de la littérature tout au long de l’évolution de ce peuple. La lodyans doit être classée parmi les créations collectives haïtiennes les plus significatives ». Il s’agit d’une expression communautaire non seulement du point de vue du contenu, en tant que source et vecteur de la mémoire collective, mais aussi du point de vue des participants. (…) elle est narrée par des conteurs professionnels appelés lodyanseurs. (…) une composante immuable, celle de la cour, c’est-à-dire l’auditoire, composée de voisins ou des membres de la famille, peu importe leur âge ou leur statut social, qui participent activement à la narration. Dans tous les cas de figure, la lodyans est un art de la voix avec des règles précises à maîtriser, à l’instar de la littérature écrite, mais à échelle réduite : « L’histoire racontée doit avoir en effet toutes les caractéristiques des œuvres de grand format, mais en modèle réduit […]. La lodyans est ainsi un roman-fleuve en miniature. » (Anglade in Levy, 2004 : 207). » (Cet article est paru en 2018 dans le livre « Espaces : paysages – espaces mentaux – espaces de la ville », XXe école doctorale de l’Association Gallica & École doctorale de l’Université Halle-Wittenberg, de l’Université de Szeged et de l’Université Masaryk de Brno.) L’éclairage historique et notionnel fourni par Sara Del Rossi dans cet article circonscrit de manière pertinente les traits définitoires de la « lodyans ». Elle est (1) un récit bref, un « art de la voix », mis en scène par (2) un « lodyanseur » sur (3) le registre de la narration orale (on dit communément « tirer » un conte ou une « lodyans »), et cette narration s’effectue devant (4) « la cour, c’est-à-dire l’auditoire » avec lequel s’institue une interaction.Le passage de la narration orale au registre de l’écrit mérite toutefois un éclairage complémentaire pour en déceler les modalités (le dispositif : l’oralité et sa transposition écrite) ainsi que les objectifs (instituer un regard satirique/humoristique/ludique sur des faits de société et situer le sujet narré dans le temps). Cette double articulation (modalités et objectifs) se donne à voir au chapitre IV du maître-livre de Sara Del Rossi paru en 2022 aux Éditions L’Harmattan, « Où va le kont ? Dynamiques transculturelles de l’oraliture haïtienne » : « À l’instar du conte et des autres genres de l’« oraliture littéraire », la lodyans a connu une transition à la forme écrite dans la première moitié du XXe siècle. La mise à l’écrit et, plus près de nos jours, la digitalisation des récits oraux, ont permis la diffusion du genre au-delà de l’espace public proche du lodyanseur. De plus, le passage à l’écrit a comporté un changement substantiel : l’usage du français au lieu du créole haïtien. La transition de l’oral à l’écrit en faveur d’une narration plus littéraire de la lodyans, dans un contexte linguistique diglossique en Haïti, a entraîné des changements multiples qui, souvent, ne respectent pas toutes les règles du genre. » (Del Rossi, 2022 : 174). Dans le droit fil de sa thèse de doctorat soutenue en 2018, Carey Dardompré a fait paraître un remarquable article de vulgarisation dans Le Nouvelliste du 18 avril 2018, « La « lodyans », un romanesque haïtien ». Dans ce texte, où il mentionne l’instance de la « dialectique du passage de l’oral à l’écrit ou de l’écriture à l’oral », Carey Dardompré précise de manière fort pertinente que « Le théoricien du genre, Georges Anglade (2006), a lui aussi laissé un nombre considérable de lodyans écrites, notamment : Les Blancs de Mémoire, recueil (Éditions Boréal, Montréal, 1999) ; Leurs jupons dépassent ; Ce pays qui m’habite ; Et si Haïti déclarait la guerre aux USA ? (Fiction-lodyans) qui paraît en feuilleton dans Le Nouvelliste de Port-au-Prince en juin 2003. (…) Le travail de Lhérisson, repris par des lodyanseurs comme G. Anglade, V. Dabel, M. Papillon et G. Victor, représente la naissance d’une nouvelle écriture. Sa démarche, en imbriquant l’oral dans l’écrit, fit prendre à la littérature haïtienne un tournant qu’on pourrait se hasarder à dénommer « la lodyans en prose » (Dardompré, 2018), l’inscription des traditions populaires, ou encore en un mot « le folklore », comme l’écrit Price-Mars (1928) dans les œuvres classiques du pays. »

Tel que nous l’avons exemplifié dans le déroulé de cet article, la « lodyans » a fait au fil des ans l’objet de nombreux articles, études, chapitres de livres et livres. Outre les travaux de Carey Dardompré, de Sara Del Rossi, de Maximilien Laroche, de Georges Anglade, etc., il y a lieu de donner accès à d’autres contributions analytiques que le lecteur est invité à consulter. Ainsi, Frenand Léger, enseignant-chercheur à l’Université Carleton, a fait paraître une remarquable étude intitulée «Le rôle de l’oralité kreyòl dans les deux « lodyans » principaux de Justin Lhérisson » (Revue transatlantique d’études suisses, 8/9, 2018/19). Pour sa part, Ethson Otilien, enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti, est l’auteur de « Narration orale et stratégie argumentative : le cas de « J’ai vengé la race »une lodyans de Maurice A. Sixto » (Université de Besançon, mémoire de master 1, 2011), et de « Narration orale et argumentation, histoire, et voix dans la lodyans « J’ai vengé la race » de Maurice Sixto » (Université de Besançon, Mémoire de master 2, 2012). Il a également publié « Maurice Sixto ou le phénix de l’oraliture haïtienne » , Jebca Éditions, 2018. De son côté, Hugues Saint-Fort a publié, dans le Haitian Times du 5 mai 2012, une recension de « La famille des Pitite-Caille ; Zoune chez sa ninnaine » par Justin Lhérisson » / Édition établie et présentée par Léon-François Hoffmann ; publication de l’Université de Saint-Etienne, 2012. Dans cette recension, Hugues Saint-Fort rappelle que Pradel « Pompilus définit la lodyans comme un « récit burlesque fait par un conteur professionnel à un auditoire familier ». Il mentionne également que « [Georges Anglade] a publié quatre lodyans à Montréal : « Les Blancs de mémoire » 1999 ; « Leurs jupons dépassent » 2001 ; « Ce pays qui m’habite » 2002 ; « Les allers simples » 2005. Les éditions Educa Vision ont publié en 2006 une (…) collection bilingue français-anglais des meilleures lodyans de Georges Anglade sous le titre « Rire haïtien / Haitian Laughter » traduites en anglais par Anne Pease McConnell. Il précise à bon escient que « Dans ses récents entretiens avec l’anthropologue québécois Joseph J. Lévy (2004), Georges Anglade fait une distinction entre « bay lodyans » et « tire lodyans ». Pour lui, « bay lodyans » s’emploie dans le sens de se parler et d’échanger les nouvelles du jour, de faire une jasette, de papoter de tout et de rien », tandis que « tire lodyans » se réfère au fait de « raconter une histoire structurée du début jusqu’à sa chute, une miniature. » Il y a lieu, pour compléter ce tour d’horizon, de signaler les contributions suivantes à l’étude de la « lodyans » : NDIAYE, Christiane, « Le narré en liberté dans la lodyans « Comprendre l’énigme littéraire de Dany Laferrière », Éditions du Cidihca, 2011 ;  PARISOT, Yolaine, « La lodyans haïtienne et ses avatars radiophoniques », dans Palabres XI, n° 1, 2009 ; NAUDILLON, Françoise, « Genre mauvais genre : la lodyans entre rupture et subversion », dans Oralités subversives, Anne Douaire (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2004 ; VICTOR, Gary, « La « lodyans » comme genre littéraire », entrevue-vidéo réalisée par Emmelie Prophète pour Le Nouvelliste, été 2014 ; DARDOMPRÉ, Carey, « Critique de la théorie d’Anglade », site Tanbou/Tambour, été 2017.

III. La « lodyans » haïtienne parle-t-elle la langue de l’« audiencier », de l’« audienceur », du « lodyansè » ou du « mèt lodyansè »  ? Notes pour un arpentage terminologique

L’article de Schultz Laurent Junior, « La Fondation Maurice Sixto honore la mémoire de l’illustre « audiencier » Maurice Sixto », comme il est indiqué en début d’article, consigne les termes « audiencier », « lodyanseur » et « lodyans ». Il nous est paru pertinent et utile de les examiner en lien avec les appellations « lodyansè », « mèt « lodyansè » (« maître audienceur ») et « audienceur ». Une recherche documentaire approfondie a permis d’accéder aux définitions et/ou remarques suivantes (tableau 1).

Tableau 1 – Aire sémantique de « audiencier » et « audienceur »

Terme françaisCatégorie grammaticale + DomaineDéfinition et source + Notes et/ou remarques contextuelles
   
audiencier, huissier-audienciersubstantif masc. et fém. + Droit, administration de la justice–Huissier-audiencier ou p. ell. audiencier. Huissier chargé d’assister aux audiences solennelles et aux audiences publiques, de faire l’appel des causes et de maintenir l’ordre sous l’autorité du président (…) –Celui, celle qui suit les audiences. 
  Référence : Ortolang, Centre national de ressources textuelles et lexicales de France – Non daté.
audiencier, audiencière  adj. et substantif masc. et fém. + Droit, administration de la justiceL’adjectif audiencier signifie qui appelle les causes à l’audience. Il entre dans la formation de deux titres de fonctions d’auxiliaires de justice : l’huissier audiencier, « court usher » ou « crier » (on dit aussi huissier d’audience) (« L’huissier audiencier annonce l’entrée du juge dans la salle d’audience et maintient l’ordre durant les audiences. ») et le greffier audiencier (qu’on appelle le plus souvent le greffier) qui a pour fonction de dresser le procès-verbal de l’audience et de faire prêter serment (« Les témoins sont assermentés par le greffier audiencier. ») « On donne la qualification d’audienciers aux huissiers qui sont chargés du service des audiences pour les cours et tribunaux. ».
  Référence : Juridictionnaire – Centre de traduction et de terminologie juridiques (CTTJ), Faculté de droit, Université de Moncton. Non daté.
greffier-audienciersubstantif masc. et fém., adj. + Droit, administration de la justice[Synonyme de « audiencier »] Personne qui, à titre d’officier de justice, assiste le tribunal au cours de l’audition d’une cause. Elle doit, entre autres, (…) veiller à l’application du protocole de la cour, assermenter les témoins et les membres du jury, maintenir l’ordre dans la salle d’audience, recueillir les pièces à conviction déposées par les parties et s’occuper de la procédure entourant la conduite des témoins, des avocats et des jurés.
  Référence : monemploi.com – Non daté.
audiencier littéraire[nom masc.] + Littérature, études littéraires« Pour Maximilien Laroche, Justin Lhérisson est « le devancier d’une suite d’audienciers littéraires » (Laroche 2013 : 38).
  Référence : Ricarson Dorcé, « La lodyans haïtienne et Maximilien Laroche. Cheminement d’un patrimoine culturel immatériel haïtien », revue Ethnologies, volume 43, numéro 1, 2021.
audienceur [nom masc.] + Littérature, études littéraires« (…) la Fondation Maurice Sixto. Elle vient de faire sortir une brochure de textes et de photos sur le plus célèbre « audienceur » contemporain haïtien ».
   Référence : « L’auteur de Ti Sentaniz [Maurice Sixto] est mort d’une crise cardiaque », Le Nouvelliste, 8 octobre 2008. Autres attestations du terme « audienceur » – Une première attestation du terme « audienceur » a été relevée sur le site laudienceur.info via Facebook. Non daté. Une seconde attestation du terme « audienceur » a été retracée dans l’article « Cet illustre écrivain [Justin Lhérisson], mort en 1907, est l’auteur de l’hymne national » (LoopHaitiNews, 15 novembre 2017). La troisième attestation du terme « audienceur » figure dans l’article « L’auteur de Ti Sentaniz [Maurice Sixto] est mort d’une crise cardiaque » (Le Nouvelliste, 8 octobre 2008). La quatrième attestation a été relevée dans l’article « Lectures : « La Jupe de la rue Git-le-cœur » de J.-D. Desrivières ; « Frantz » de M. Herland (Madinin’Art, 28 juin 2017). La cinquième attestation du terme « audienceur » se trouve dans un document audio du CRILLASH (Centre de recherches interdisciplinaires en lettres, langues, arts et sciences humaines), « Réel merveilleux, réalisme merveilleux, réalisme magique et baroque (III) », 7 mai 2015, Université des Antilles et de la Guyane. La sixième attestation du terme « audienceur » figure dans le « Catalogue raisonné des œuvres de Hyacinthe Rigaud (1659-1743), portraitiste du Grand Siècle ». La septième attestation du terme « audienceur » a été relevée dans l’article « Hommage : Disparition de Georges Anglade (1944-2010) » – Site de la revue Netcom, 23-3/4, 19 novembre 2013. La huitième attestation du terme « audienceur » (nom et adjectif) figure dans le Dictionnaire de l’écolier haïtien (Éditions Henri Deschamps/Éditha, 1996).

La toute première observation issue du tableau 1 est que le terme « audiencier », (féminin : « audiencière ») est attesté en français selon diverses sources. Il est soit un substantif masculin ou féminin, soit un adjectif, et il appartient aux domaines du Droit et de l’administration de la justice. La forme verbale « audiencier » –qui signifie « Mettre une affaire au rôle de l’audience » (Le Larousse)–, n’a pas été retenue dans le cadre de cet article en dépit du fait qu’il appartient au domaine du Droit. C’est en raison des traits définitoires consignés au tableau 1 et de l’appartenance du terme « audiencier » aux domaines du Droit et de l’administration de la justice qu’il a pour synonymes « huissier-audiencier » et « greffier-audiencier ». La relation synonymique n’est nulle part attestée entre les termes « audiencier » et « audienceur » et encore moins avec « audiencier littéraire » : celui-ci n’a été relevé qu’une seule fois dans une étude littéraire où d’ailleurs il n’est pas défini (cf. Ricarson Dorcé, « La lodyans haïtienne et Maximilien Laroche. Cheminement d’un patrimoine culturel immatériel haïtien », revue Ethnologies, volume 43, numéro 1, 2021). Les occurrences du terme « audienceur » sont relativement élevées en comparaison avec le terme « audiencier » attesté une seule fois sur le registre littéraire dans l’expression « audiencier littéraire ». L’attestation de « audienceur » (nom et adjectif) dans le Dictionnaire de l’écolier haïtien (Éditions Henri Deschamps/Éditha, 1996) est particulièrement éclairante pour notre propos puisqu’il porte la mention FH pour « français haïtien » accompagnée de l’indication du registre de langue « familier » : « 1. Nom. « Boss Renel a dans tout le quartier une réputation d’audienceur, de personne qui aime donner des audiences ». Là encore, nous sommes sur le registre de l’oralité dans laquelle se déploie la « lodyans » haïtienne comme nous l’avons vu au début de cet article. Cette dimension de l’oralité n’a pas échappé non plus au linguiste-lexicographe Albert Valdman –voir au tableau 2 la définition de « lodyans » / « odyans » relevée dans son Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary (Creole Institute, Indiana University, 2007). En lien avec le titre du présent article, il est fondé de dire que la « lodyans » haïtienne, qui n’est pas une activité relevant du Droit ou de l’administration de la justice, ne parle pas la langue de l’« audiencier ». En toute rigueur et sur le plan de la lexicographie, il ne faut donc pas confondre « audiencier » et « audienceur ».

Tableau 2 – Aire sémantique de « lodyans », « odyans », « lodyansè », « odyansè »,

« lodyanseur », « mèt « lodyansè », « » lodyansiaire » et « lodyansaire

TermesLangue et catégorie grammaticaleDéfinition et attestations + Notes et/ou remarques contextuelles
   
lodyans, odyans [1]créole, français + nomLe terme « lodyans » est attesté en créole et en français. Il est d’un usage courant dans le français régional d’Haïti et en créole. « Le mot lodyans (dérivé du français l’audience) désigne un genre littéraire typiquement haïtien, qui peut être décrit comme l’art de raconter des histoires. (…) un « lodyanseur (ou l’audienceur) est la personne qui raconte ou écrit ces histoires. » (Communication écrite acheminée à RBO par le Service des consultations de l’Office québécois de la langue française le 18 mai 2023.)
odyansè, lodyansè [2]créole, nomLe terme « lodyansè » est attesté en créole et en français, tandis qu’une attestation créole de « odyansè » a été répertoriée dans le Diksyonè kreyòl karayib de Jocelyne Trouillot : « Moun ki bay odyans ».
lodyanseur, lodyanseuse [3]français + nomLes termes « lodyanseur » et « lodyanseuse » sont attestés en français : aucune attestation n’a été trouvée en créole. Une seule attestation a été trouvée pour la variante « lodyanseuse ».
mèt  lodyansè [4]créole, nomTerme employé en créole uniquement mais répertorié dans un document rédigé en français.
lodyansiaire [5]adj.Attesté une seule fois dans un document rédigé en français.
lodyansaire [6]  Attesté une seule fois dans un document rédigé en français.

[1] Dans le Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007), les termes « lodyans » et « odyans » sont consignés telles des variantes orthographiques dans une même rubrique mais sans mention du trait synonymique : « n. 1 talk, conversation 2 court hearing [audience au tribunal] 3 funny stories, jokes, banter [badinage] cf blag 4 rumor, gossip [ragot, potin, commérage] M tande pawòl sa tou, sa se lodyans, pa pran sa oserye. Cf bwi, rimè. » Les attestations du terme « lodyans » sont nombreuses chez les chercheurs et les littéraires cités tout au long de cet article (Maximilien Laroche, Ricarson Dorcé, Carey Dardompré, Georges Anglade, Sara Del Rossi, Ethson Otilien, Frenand Léger, V. Dabel, M. Papillon et G. Victor, etc.). La « lodyans » est ainsi amplement installée dans l’usage académique et dans les usages courants de la langue (en créole et en français) au sens attesté d’un genre littéraire, tandis que le terme « odyans », qui se réfère à l’oralité et qui lui est sémantiquement proche, ne recouvre pas stricto sensu les sèmes définitoires de la « lodyans » littéraire. Cette acception littéraire, pourtant fort répandue en Haïti, est curieusement absente du Diksyonè kreyòl karayib de Jocelyne Trouillot, qui consigne les sèmes définitoires suivants pour la « lodyans » : « Istwa ki bay distraksyon, blag ». Ce dictionnaire ne comprend aucune entrée pour le terme « lodyansè ».

[2] Le terme « lodyansè » est amplement attesté dans des publications de différente nature, y compris sous la plume des journalistes et animateurs culturels. Il apparaît par exemple en créole et en français dans un article de Gotson Pierre paru sur le site AlterPresse daté du 10 octobre 2018, « Haïti-Cinéma : Maurice Sixto échappe définitivement à l’oubli ». Il est utile de citer un segment de cet article car il permet de poser la question de l’appartenance du terme « lodyansè » aux deux registres de langue, le français et le créole : « On a eu peur que le grand lodyansè Maurice Sixto tombe dans l’oubli. Le cinéaste Arnold Antonin rassure avec un portrait, qui campe le talentueux conteur dans toute sa complexité et sa splendeur. « Men Maurice Sixto, Gran lodyansè devan letènèl, Le prince de l’oraliture », [le] film documentaire d’Antonin, est projeté en grande première à Port-au-Prince, ce 10 octobre 2018. » Là encore nous sommes dans le domaine de l’oraliture actée par un conteur, un lodyansè qui, par-delà l’oubli (Maurice Sixto est décédé le 12 mai 1984), rejoint son auditoire non plus devant la traditionnelle « cour » mais au moyen d’un film documentaire. Une attestation de stricte synonymie entre les termes « odyansè » et « lodyansè » n’a pas été trouvée, mais les deux termes, qui partagent certains traits sémantiques communs –notamment le fait qu’il s’agit de « conteurs » qui racontent une brève « histoire »–, figurent dans une même rubrique du Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007). Ce dictionnaire définit comme suit « odyansè » (« lodyansè ») n. 1. Entertaining person, funny person [personne divertissante]. Odyansè sa a ap fè moun ri. 2. windbag, big talker [moulin à paroles, grand parleur]. Pa okipe odyansè sa, se bouch ase li gen. »

[3] Attesté en français uniquement, le terme « lodyanseur » figure dans Dardompré (2018,) qui rappelle « Le travail de Lhérisson, repris par des « lodyanseurs comme G. Anglade, V. Dabel, M. Papillon et G. Victor (…) ». Dans le Carnet « La « lodyans » , Carey Dardompré précise que « Le lodyanseur est un narrateur et la lodyans est son récit. J’adopte l’orthographe d’Anglade pour dire lodyanseur et lodyans. Cette orthographe renferme une valeur sémiotique plus représentative du genre ». En dépit des réserves des chercheurs pour la base de données WikiMonde, il faut objectivement mentionner l’attestation de « lodyanseur » qu’elle consigne en français : « La personne qui conte des lodyans est appelée un lodyanseur ou une lodyanseuse (en créole haïtien : lodyansè) ». « Lodyanseur » est attesté dans divers documents, notamment dans « La lodyans haïtienne et le lodyanseur Maurice Sixto » (Le Nouvelliste, 20 avril 2018) de Watson Denis, enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti. Ce texte reproduit le discours prononcé par le directeur exécutif du Centre Challenges à l’ouverture du colloque « La lodyans haïtienne et le lodyanseur Maurice Sixto » tenu les 20-21 avril 2018 à la Direction des études post-graduées (DEP) de l’Université d’État d’Haïti. Dans la documentation courante, nous n’avons pas trouvé d’attestation de « lodyansèz » et de « odyansèz » : rien ne prouve jusqu’ici qu’ils existent en créole alors même que plusieurs locuteurs que nous avons interrogés le soutiennent. Du point de vue formel, « lodyansèz » et « odyansèz » s’apparentent à « magouyèz » (terme péjoratif ?) qui désigne une femme se livrant à des « magouilles », ou à « vòlèz » (terme péjoratif ?) désignant une femme s’adonnant au vol.

[4] Mèt lodyansè : En dépit des réserves des chercheurs pour la base de données Wikipedia, il faut objectivement mentionner l’attestation du terme créole « mèt lodyansè » qu’elle consigne en français : « Maurice Sixto est reconnu aujourd’hui comme le Mèt lodyansè (« Maître audienceur »). Ses nombreuses lodyans (Lea KokoyeTi SentanizGwo mosso…) dépeignent avec humour, tendresse et acuité mais sans faux-fard, ni fausse complaisance les choses et les gens d’Haïti. »

[5] Lodyansiaire :Construction néologique du français haïtien formé de deux éléments, « lodyans » + iaire.« Le deuxième objet de cette manifestation scientifique est d’étudier l’œuvre lodyansiaire de Maurice Sixto. » Référence : « La lodyans haïtienne et son immortel lodyanseur : Maurice A. Sixto », appel à contribution publié le 27 janvier 2018 par l’Université de Lausanne (Source : Université d’État d’Haïti).

[6] Lodyansaire : Néologisme figurant dans l’expression « tradition lodyansaire » sous la plume d’Antoine Vaillancourt-Larocque (mémoire de maîtrise : « L’aventure d’une miniature en Haïti : poétique de la lodyans chez Gary Victor et Verly Dabel », Faculté des études supérieures et postdoctorales, Université de Montréal, 2019.

L’arpentage de l’aire sémantique de « lodyans », « odyans », « lodyansè », « odyansè », « lodyanseur », « mèt « lodyansè », « lodyansiaire » et « lodyansaire » conduit tout naturellement à la problématique de l’agglutination en créole haïtien. En voici un survol exploratoire.

Tableau 3 – Hypothèse de la mise en œuvre du procédé de l’agglutination dans la formation des termes « lodyans », « lodyansè », « lodyanseur » (littéraire), « lodyanseuse » et « lodyansiaire »

TermesLangueRemarques
   
lodyans créoleDET + terme français « audience »
lodyansècréoleDET + terme français « audienceur »
lodyanseur (littéraire)françaisDET + terme français « audienceur »
lodyanseuse françaisDET + terme français « audienceur »
lodyansiairefrançaisSUBST « lodyans » + SUFF iaire

Le mode de formation des termes « lodyans »,« lodyansè », « lodyanseur » (littéraire),« lodyanseuse » et « lodyansiaire » suggère qu’ils proviennent de la mise en œuvre du procédé de l’agglutination courant en créole haïtien, et il sera utile qu’une étude approfondie, à l’avenir, valide cette hypothèse. Le procédé de l’agglutination en créole a été étudié par plusieurs auteurs, notamment par Robert Fournier dans « La grammaire de la particule la en créole haïtien » (mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 1977), et par Robert Fournier et Claire Lefebvre, « La particule la en créole haïtien », revue Cahier de linguistique, n° 9, 1979 (Les Presses de l’Université du Québec). Ce procédé a fait l’objet d’une étude de grande amplitude analytique conduite par Renauld Govain, « Agglutination déterminativo-nominale en créole haïtien : aspects syntaxiques et lexico-sémantiques », revue Voix plurielles 9.2 (2012) 25. En raison de sa pertinence, nous concluons le présent article en citant longuement cette étude du linguiste Renauld Govain :

« En créole haïtien (CH), comme dans d’autres créoles français, la plupart des mots français passent en créole avec le déterminant défini (DET DEF) la ou le pour certains ou encore la particule déterminative l devant des mots français commençant par une voyelle, laquelle provient de l’élision de a ou e dans le DET DEF en rapport avec la voyelle qui commence le nom. D’où la présence d’une agglutination (AGGL) du nom et de son DET, ce que nous appelons ici agglutination déterminativo-nominale. L’AGGL étant, selon le dictionnaire de la linguistique (Mounin), un phénomène par lequel deux mots généralement distincts s’unissent en un seul. Par exemple, le groupe nominal (GN) français la rivière s’agglutine en créole en larivyè ; la banque > labank ; la fumée > lafimen ; la chaux > lacho ; la boue > labou ; les hommes > lèzòm ; les autres > lèzòt ; les eaux > lèzo, les rois > lèwa, etc. De même, le phonème euphonique /z/ (établissant une liaison articulatoire entre un DET pluriel (DET PLUR) et un nom commençant par une voyelle) sert aussi à former une AGGL. »

« La plupart des mots que le CH [créole haïtien] hérite du français où ils commencent par une voyelle n’existent en créole basilectal qu’en tant qu’agglutinés : lank, lòd, lajan (argent, dans le sens de la monnaie mais on dit ajan pour le métal), laj, lay, lwil, lanfè, ladrès, (habileté), letan (étang), lekipay, lamitye, lantikite, loraj, lodyans, lotèl, Letènè, lonbraj, loraj, etc. Certains noms massifs, c’est-à-dire qui « dénotent des substances continues qui obéissent aux principes de la référence cumulative homogène » (Riegel, Pellat et Rioul 170) sont passés au créole en étant agglutinés : diri, diven, dife, dlo. On retrouve le terme dite (du thé) dans A. Valdman (1981). En l’occurrence, les mots dimaten et diswa fonctionnent comme des adverbes (ADV). Quoi qu’il en soit, comment expliquer que ces mots conservent le DET français sous une forme agglutinée alors que d’autres ne le conservent pas ? Pourquoi certains termes agglutinés tels labank, lakay, labalèn, labanyè, etc. peuvent-ils être employés selon le contexte tantôt avec la présence du DET agglutiné tantôt sans lui ? lachè, labrin, labriz, lafen (dans le sens de la famine), lapli, labouyi, labou, lafimen, lacho… ne peuvent-ils être employés qu’en tant qu’ils sont agglutinés ? »

IV. La « lodyans » au creux de l’usage dominant du français et de la minorisation institutionnelle du créole : une avenue à explorer

À l’aune d’un bilan d’ensemble de cette étude lexicographique exploratoire, il y a lieu de signaler qu’une recherche documentaire effectuée à l’aide des paramètres « lodyans kreyòl », « lodyans rédigées en créole », « créole et lodyans » n’a pas permis de repérer des « lodyans » rédigées uniquement en créole. La consultation attentive de la bibliographie des études et des livres cités dans le présent article n’a pas non plus abouti au repérage de « lodyans » rédigées uniquement en créole. Une question de fond doit dès lors être posée et examinée de près : pourquoi et comment la « lodyans », identifiée par nombre de spécialistes comme étant un genre littéraire majeur issu de l’oralité créole, s’est-elle jusqu’ici exprimée presqu’uniquement en français ? Cette question mérite un examen attentif puisque dans plusieurs « lodyans » Maurice Sixto, virtuose de la chevauchée butineuse des langues, passe du français au créole et vice versa. La sociolinguistique étudie le phénomène des langues en contact et elle a introduit dans son champ d’investigation l’« alternance codique » : voir par exemple l’article de Sophie Alby, « Alternances et mélanges codiques » dans le collectif « Sociolinguistique du contact » (ENS Éditions, 2013). En ce qui concerne Haïti, ce phénomène est abordé par Fortenel Thélusma, linguiste et didacticien, dans son article « Le locuteur bilingue haïtien : entre effet de mode et snobisme » (Potomitan, 27 décembre 2020). Pour les Petites Antilles, le lecteur curieux pourra consulter, entre autres, l’article « Approche comparée de l’alternance français-créole dans l’enseignement de disciplines linguistiques et non linguistiques aux Antilles françaises », par Frédéric Anciaux, Thomas Forissier, Béatrice Jeannot-Fourcaud, Patrick Picot, et Antoine Delcroix, Journal de la recherche sur l’intervention en éducation physique et sport, 2013, 29. 

La question de l’alternance codique dans le dispositif énonciatif de la « lodyans » est donc un sujet de premier plan : pourquoi et comment la « lodyans », identifiée par nombre de spécialistes comme étant un genre littéraire majeur issu de l’oralité créole, s’est-elle jusqu’ici exprimée presqu’uniquement en français ? De manière corrélée, une hypothèse s’invite à la compréhension du dispositif énonciatif et des conditions d’élaboration de la « lodyans » : comment expliquer que la critique génétique, et en particulier la narratologie, n’ait pas encore exploré l’écart qui semble exister entre la « lodyans » théoriquement destinée à des locuteurs créolophones et la « lodyans » élaborée/contée presqu’uniquement en français, ce qui laisse supposer qu’en réalité ses véritables destinataires sont les locuteurs bilingues créole-français ? À l’appui du bien-fondé de cette hypothèse, les observations du linguiste Pradel Pompilus sont éclairantes. À propos de « La langue et le style », Pradel Pompilus expose que « La langue des deux « audiences » de Justin Lhérisson donne une image assez juste de la situation bilingue dans laquelle nous vivons. Le narrateur utilise un français très correct, nuancé, adapté aux différents épisodes du récit. Mais quand le récit passe au mode dramatique, les personnages parlent comme dans la vie, français ou créole, suivant leur classe sociale ou leurs habitudes de langage » (Pradel Pompilus, « Histoire de la littérature haïtienne illustrée par les textes » (tome II, Éditions Caraïbes, 1975, page 572). Sur ce registre, il faut relire attentivement l’article de Ricarson Dorcé, paru dans la revue Ethnologies (vol. 43, no 1, 2021), « La lodyans haïtienne et Maximilien Laroche / Cheminement d’un patrimoine culturel immatériel haïtien ». À la section « Ce que « Bay lodians » veut dire », il expose en termes explicites que (1) « La lodyans fait partie des traditions orales haïtiennes » ; (2) « Selon Georges Anglade, inspiré des critiques théoriques de Jacques S. Alexis, l’une des caractéristiques de la lodyans est qu’elle puise dans le créole et le vodou (Anglade 2007). Elle met en valeur l’usage du créole et du vodou, deux piliers de la culture populaire haïtienne » ; (3) La lodyans est parmi les activités narratives qui forgent l’identité collective haïtienne. Elle propose des actions devant l’état de choses existant et met en évidence l’urgence de décrire la réalité sociale » ; (4) « Les composantes de la lodyans sont ancrées dans les réalités culturelles, économiques, géographiques, historiques, sociales et politiques de l’Haïti d’aujourd’hui et d’hier. Georges Anglade (…) fut parmi les premiers à tenter de poser les jalons théoriques de cette manière propre au peuple haïtien de raconter, de cerner le monde ». Ricarson Dorcé met en lumière ce qu’il convient d’appeler « la cohabitation inégalitaire entre le français et le créole », par exemple chez Justin Lhérisson : « Dans les lodyans de Lhérisson, l’habitus linguistique fait ressortir un habitus de classe, donc des différences évidentes entre deux classes sociales en fonction bien sûr de leur capital économique, politique, social, culturel, symbolique ou autres. Tout au long du récit, le créole est abondamment utilisé par des personnages des classes populaires, ou quand il est question de description d’une scène de foule. Par exemple, Velléda, l’ancienne tireuse de cartes, s’exprime dans un français dont elle a parfois du mal à prononcer quelques mots. Justin Lhérisson, lui-même, a mis en évidence le capital scolaire qui est lié à la maîtrise parfaite du français, ‘‘la langue légitime’’ : « L’ancienne tireuse de cartes […] parlait français par routine ; et sans quelques défauts de prononciation, on eût cru qu’elle avait fait d’excellentes études. Elle disait, par exemple, mercir, je vous remercir, avec le plus bel aplomb ! Ses spirituels invités lui pardonnèrent tout, excepté ce mercir et ce ‘‘je vous remercir’’, dont elle ne pouvait se corriger, malgré les violentes remontrances de son mari qui, lui, parce qu’il avait une grande facilité d’élocution, se croyait un phénix. (Lhérisson 1905) ». À nos yeux la complexe question des rapports entre le français et le créole dans le dispositif narratif des « lodyans » de Marurice Sixto –et le fait, essentiel, que chez les « lodyanseurs » haïtiens les « lodyans » soient rédigées presqu’uniquement en français en direction non pas des auditeurs/lecteurs unilingues créolophones mais plutôt à destination des locuteurs bilingues français-créole–, mérite un examen approfondi. Cet examen devra s’effectuer par un maillage transversal entre les sciences humaines, la sociolinguistique et la lexicographie, en dehors de toute approche identitariste, folklorisante et réductrice, en particulier loin des errances idéologiques et du catéchisme doctrinaire des Ayatollahs du créole promoteurs de la « lexicographie borlette ». L’existence probable d’un vaste corpus oral de lodyans kreyòl à travers le pays et qui n’aurait pas encore accédé au registre de l’écrit créole pourrait faire l’objet d’une ample et inédite enquête de terrain de nature sociolonguistique/ethnographique/lexicographique menée conjointement par la Faculté de linguistique appliquée, l’École normale supérieure et la Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti.

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