Haïti : les vains mots, les vivants et nos morts

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Jeudi 18 aout 2022 ((rezonodwes.com))–

Je n’irai pas ce soir au Ciné Sénégal. Les portes de Martissant sont closes, à l’antichambre de la mort. La maison de mon enfance est occupée depuis des années par des conquistadors locaux. Ils ont des artilleries lourdes et des cartouches aussi nombreuses que les grains de sable de ma voisine d’antan : la mer.

     Serais-je condamné à jeter l’ancre de mon bateau en papier et à faire des coups d’épée dans l’eau ?

     Ma sainte patronne Bernadette (ma reine, ma sirène) qui me gavait d’amour et d’attention a dû chercher asile ailleurs. Certains m’assurent qu’elle s’est réfugiée à Carrefour. D’autres disent qu’elle a gagné le large en direction des « îles qui marchent » (Cayo Lobos, Iles Caïmans, Iles Turques et Caïques) ou de n’importe où qui ne soit pas Martissant.

     Que la mer lui soit fertile. Elle a dû avoir des vagues à l’âme.

     A Télé Haïti, on projette ce soir, en noir et blanc, L’appel du grand large. Cela promet, n’est-ce pas ? Moi, j’aurais voulu voir quelque chose de plus attachant comme Le crépuscule des crapules.

     Je ne sais pas si ça vaut la peine de changer de chaîne. A Canal Plus, il y a aussi à l’affiche J’irai cracher sur vos tombes, de l’écrivain Boris Vian. Ça sonne un peu choquant pour vous ? Moi non plus ! Parfois je ris, parfois je pleure. Ecrire nos maux est une agonie. J’ai fait mon deuil avec la colère.

     J’ai souvenance ce soir de Martissant, ma « terre ceinte », épargnée de la puanteur des sentinelles bleues de la Cité Macoute. C’était la terre de Magny Manigat, un patriarche barbu, multimillénaire, qui avait échappé au déluge de la Bible. Il habitait une maison d’ébène qui n’avait rien à voir, ni en peinte ni en peinture, avec la Tour de Babel. Comme si son silence était déjà sentencieux et éloquent, il parlait peu. Sa seule présence à Martissant sautait aux yeux comme un totem tutélaire dans un village africain que le temps oublia.

     Brutus, le cabri de Thomazeau, observait avec convoitise la pipe de monsieur Magny. L’eau lui venait à la bouche. On dirait que lui aussi, il voulait faire quelques nuages. Brutus avait souvent sur son visage une bonhommie insulaire. Comme qui dirait dans une vie antérieure il avait été rasta. Il déclinait toujours gentiment les invitations d’Arthur, barbier de son état, coiffeur officiel de la Cité Manigat.   

     Je pense ce soir à la femme du cordonnier, voisine Vierge, qui faisait chaque matin une apparition miraculeuse pour nous dire : « Bonjour voisins. Comment va le corps ? » Et, invariablement, nous lui répondions : « Pas plus mal non, voisine. »

     Voisine Vierge est partie, elle aussi, pour l’île de Montréal.

     En ce temps-là, je ne fréquentais pas encore le fameux collège du Belair. Je ne connaissais pas assez la langue franque au point de savoir la différence entre le cor du cordonnier et le corps ensorcelant des saintes nitouches.   

     Man Fifine n’avait pas peur des esprits malins et des mauvais airs qui hantaient ma genèse. Armée de son chapelet et de ses saintes écritures, elle allait à la messe de minuit et de quatre heures AM. A mes yeux d’enfant craintif, elle était brave comme une amazone. Moi, je rêvais de devenir grand, d’être centaure et de partir à la chasse des vampires et des pintades.  

     Trêve de nostalgie. Revenons à la case départ, à la vraie causerie que je voulais faire avec vous de l’autre côté de minuit. Entrons dans le vif de l’affaire. Car seul le couteau sait ce qui est dans le cœur de l’igname. Pour faire bonne mesure, ajoutons aussi le bistouri. En rappel à notre PM chirurgien, soupçonné d’avoir abandonné la médecine pour devenir consultant à l’abattoir de Pèlerin.

     Oh, oh. Quand je crois changer de décor, je me trompe.

     -Allô Doc ! Allô PM ! Encore Badio à l’appareil. L’intervention chirurgicale s’est achevée avec succès. Le patient est DCD. Je vous envoie la vidéo dans dix minutes. N’allez pas en parler à l’émission Lapsus Calami, non.  

     Un an après cet échange verbal, Felix Badio a disparu de la circulation. Il est sous protection officielle. Ceux qui sont chargés de trouver son adresse, répondent en chœur : « Kay kraze, nimewo efase. » C’est l’heure du cinéma. C’est l’heure des comédiens. Ce soir, Badio va remplacer Louis de Funes dans le rôle de Fantômas.  

     Pauvre JoMo, actionnaire principal à la JoMar Bank, mort avec à portée de main un capital financier de 45 millions. Il est devenu une statistique. Une goutte de sang dans l’océan glacial du brassage d’argent liquide. Une autre victime du « cannibalisme de nos mœurs politiques » dirait maître Roger. Un gaillard qui cherchait une maladie, dirait docteur Ariel.     

     « En politique, on ne tue pas un homme ; on supprime un obstacle. »

     N’allez pas si vite ! Il ne s’agit pas ici d’une pensée morale de Michel Martelly au sujet de la mort de JoMo. On pourrait facilement s’y tromper. C’est plutôt un passage anodin d’Alexandre Dumas à la page cent-neuf du Comte de Monte Cristo.

     Plus de treize mois après le départ de Jovenel pour l’au-delà, rien n’a été fait pour lui rendre justice. L’au-delà est une île lointaine, une île d’outre-mer, qui ne tombe pas sous la juris-prudence du ministère de la Justice, du ministère de l’Intérieur ou du ministère des Haïtiens vivant à l’étranger.

     A ses ennemis intimes, il avait lancé un grand défi : « Après Dieu, c’est Moi ! Vous ne pourrez pas exiler ou tuer ce président ! » On l’a pris au mot. Il est mort.

     JoMo avait signé un accord verbal avec le maître-chanteur. A la fin, il a changé d’avis et a voulu s’accrocher au pouvoir à travers un referendum bancal et suicidaire. Il avait oublié que son âme, il l’avait vendue.   

     « C’est notre propriété ! »

     C’est ainsi que parlait Sophia Martelly à propos de Jovenel Moïse. Ceux qui ont suivi de près la trajectoire politique de JoMo (de sa première apparition publique à côté de son « maître » jusqu’à sa mise à mort) auront compris la terminologie, le jargon colonial de l’ancienne Première drame. C’est bien de cela qu’il s’agissait : la servitude volontaire pour la jouissance extatique du pouvoir.

     Jovenel Moïse (alias Après-Dieu) avait promis des bananes et du courant. Il a laissé les épines de l’exode, du sauve qui peut, de la crucifixion. Le Dr. Ariel Henry, nouvelle incarnation du PHTK, n’a rien à offrir. Même pas des épinards. Même pas une feuille de route. En tant que dirigeant, il n’existe pas.

     En fin de conte, faudra-t-il appeler Magalie H. (l’ex-DG dangereuse du Service de Gestion des Résidus Solides) pour signaler aux « instances concernées » qu’Ariel Henry se morfond déjà tout-vivant dans la poubelle de l’histoire ?

Castro Desroches

Au centre, l’auteur, enfant, devant la maison familiale à Martissant, soutenu par le père de Me Victor Benoît; à gauche, Magny Manigat, l’oncle du professeur Leslie Manigat. A l’époque, ce quartier de Martissant s’appelait Cité Manigat.

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